L’isegoria, droit de parole pour tous, à tout moment et à tout propos

L’institution centrale de la démocratie ; celle qui, grâce à des milliers d’yeux de citoyens vigilants, protège le mieux et le plus durablement les institutions contre les oligarques.

La liber­té d’ex­pres­sion n’a pas tou­jours exis­té et n’est pas en vigueur par­tout, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais il est des régimes qui lui ont don­né une impor­tance toute par­ti­cu­lière et qui s’en sont très bien portés.

Pour les Athé­niens, il y a déjà 2 500 ans, cette liber­té de parole avait un nom, l’i­sè­go­ria, et un rôle déci­sif : les citoyens d’A­thènes accor­daient plus d’im­por­tance à l’i­sè­go­ria qu’à toute autre ins­ti­tu­tion car ce droit de parole est un droit de dénon­cer et il fait de chaque citoyen un défen­seur pos­sible de la démocratie.

Or il faut savoir qu’un des traits mar­quants qui a per­mis à la démo­cra­tie grecque de durer si long­temps (200 ans), c’est que les citoyens défen­daient eux-mêmes leur démo­cra­tie, per­son­nel­le­ment, les armes à la main.

Ceci est essentiel.

Playlist vidéos sur l’iségoria

DÉMOCRATIE = ISÉGORIA (LIBERTÉ D’EXPRESSION) 

Une sélec­tion de vidéos à retrou­ver sur la chaîne You­tube : Etienne Chouard
Cli­quer sur en haut de la vidéo pour affi­cher la playlist.

Lexique et définition : Isegoria

Jean Véro­nis parle :

La vie démo­cra­tique d’A­thènes était, si je me sou­viens bien, régie par trois grands prin­cipes, l’i­so­no­mia, éga­li­té devant la loi, l’i­so­kra­teïa, l’é­ga­li­té des pou­voirs et l’i­sè­go­ria, l’é­ga­li­té de la parole. Ce der­nier mot a res­sur­gi dans une longue et pas­sion­nante conver­sa­tion que je viens d’a­voir avec Etienne Chouard (les conver­sa­tions avec Etienne sont tou­jours pas­sion­nantes). L’i­sè­go­ria était le droit à la parole pour tous : chaque citoyen pou­vait inter­ve­nir à tout moment du débat, pour dire ce qui lui tenait à cœur, et ce droit était consi­dé­ré comme sacré.

Nous par­lions, entre autres, de la notion de « Cin­quième pou­voir » de Thier­ry Crou­zet, pour qui (voir son livre) les citoyens fédé­rés grâce aux tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion forment un nou­veau pou­voir, après les pou­voirs exé­cu­tif, légis­la­tif, judi­ciaire et média­tique. Etienne s’est excla­mé : « Non, c’est le pre­mier pou­voir ! » Et il a enchaî­né sur une com­pa­rai­son qui m’a frap­pé. Je vous la livre dans son intégralité.

« Je trouve que les blogs sont une réac­ti­va­tion de quelque chose qui était essen­tiel sous la démo­cra­tie athé­nienne, l’isègoria, le droit de parole pour tous à tout moment. Les Athé­niens le consi­dé­raient comme le plus impor­tant de tous les droits dans la démo­cra­tie. Le fait que toutes les opi­nions dis­si­dentes aient voix au cha­pitre pro­té­geait la démo­cra­tie contre les erreurs, contre les dérives. Avec l’élection, on a renon­cé au droit de parole pour cha­cun. Et Inter­net est un outil pour les humains qui ont tou­jours cette pul­sion, ce besoin de s’exprimer, de pro­tes­ter, de résis­ter. C’est l’isègoria qui revient sur le devant de la scène mal­gré les hommes poli­tiques et je trouve ça très fort. »

Rap­pro­che­ment sai­sis­sant, non, à 2500 ans d’in­ter­valle ? C’est une cita­tion qui ira tout droit dans le livre en pré­pa­ra­tion pour les Edi­tions Max Milo.

Jean Véro­nis
(1÷24÷2007 12:23:00 AM)

Doc­teur en infor­ma­tique, Habi­li­ta­tion à diri­ger des recherches, Pro­fes­seur des uni­ver­si­tés et consultant

L’isègoria : piliers fondateurs de la démocratie

Donc, si on en croit les plus grands pen­seurs de la cité grecque, l’i­sè­go­ria est un des piliers fon­da­teurs de la démo­cra­tie : la liber­té d’ex­pres­sion n’est donc pas une simple moda­li­té, un détail, que l’on pour­rait remettre en cause aisément.

Les démo­cra­ties modernes se pré­tendent et se croient les cham­pionnes de ce droit d’ex­pres­sion, sans s’a­per­ce­voir d’une véri­table dérive sec­taire (into­lé­rance, étroi­tesse de vues par rap­port à un dogme) qui s’am­pli­fie en leur sein : petit à petit, on voit se for­mer une pen­sée domi­nante, une sorte d’or­tho­doxie, accom­pa­gnée d’une déqua­li­fi­ca­tion sys­té­ma­tique des opi­nions dis­si­dentes radi­cales, sans exa­men rai­son­né pos­sible, sans recours, sans appel, quand ce n’est pas une cri­mi­na­li­sa­tion, même, de cer­taines pensées.

Il est d’ores et déjà des paroles en France qui peuvent vous envoyer en pri­son… Il est déjà des pen­sées interdites.

À suivre ce che­min, on pour­rait bien retour­ner au Moyen-âge ; les socié­tés tota­li­taires en ont fait l’expérience : ça n’arrive pas qu’aux autres.

Comme exemples de pen­sée inter­dite aujourd’­hui, on peut citer l’eu­ro­lâ­trie obli­ga­toire (ceux qui tiennent à la nation, faute de mieux, comme niveau opti­mum d’a­gré­ga­tion d’une socié­té paci­fiée sont dis­qua­li­fiés comme de vul­gaires « sou­ve­rai­nistes », des natio­na­listes qui devraient avoir honte, autant dire des fas­cistes, peut-être même des anti­sé­mites…), ain­si que l’af­faire du 11 sep­tembre, affaire dans laquelle tout jour­na­liste ou tout homme public (fran­çais) qui affiche un doute par rap­port à la théo­rie offi­cielle du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain (I.e. une invrai­sem­blable théo­rie d’un com­plot isla­miste) voit sa car­rière bri­sée, ses rela­tions s’é­loi­gner (par crainte d’une dis­grâce inévi­table, par conta­gion) et sa parole défi­ni­ti­ve­ment dis­cré­di­tée dans tout le petit monde des édi­to­crates… C’est tout sim­ple­ment extra­va­gant : la police de la pen­sée que font régner les jour­na­listes pro­fes­sion­nels (c’est-à-dire subor­don­nés à quel­qu’un) sur la scène publique est sim­ple­ment révoltante.

Le mot néga­tio­niste est deve­nu l’in­jure suprême : nier la véri­té offi­cielle, quelle qu’elle soit, conduit le dis­si­dent dans les rangs du « néga­tion­nisme ». Il est de plus en plus mal vu (par ces mes­sieurs) d’être sceptique.

Tout cela pue le totalitarisme en pleine croissance.

Il n’y a donc plus, aujourd’hui, que les jour­na­listes citoyens non pro­fes­sion­nels (et donc pos­si­ble­ment indé­pen­dants) qui sont au front pour dénon­cer toutes ces manœuvres. On ne peut pas s’empêcher de pen­ser aux méca­nismes de cris­tal­li­sa­tion des reli­gions autour de leurs dogmes, avec leur cler­gé, leur caté­chisme, leurs blas­phèmes et leurs anathèmes.

C’est Jean Gre­nier, le pro­fes­seur de phi­lo de Camus, qui, dans un mer­veilleux petit livre, « Essai sur l’es­prit d’or­tho­doxie », dénonce for­te­ment cette ten­dance natu­relle des socié­tés vieillis­santes. Je vous pro­pose un extrait savou­reux et qui vous ser­vi­ra long­temps pour com­prendre l’actualité :

Les essais qui suivent sont une longue protestation contre les orthodoxies.

Il me faut m’expliquer sur ce mot. Je laisse de côté la défi­ni­tion admise par Lit­tré : « Confor­mi­té aux doc­trines de l’Église. On appelle auteur ortho­doxe celui qui n’enseigne rien que de conforme à l’autorité de l’Église, etc. » Ce qui m’intéresse plu­tôt c’est le sens du mot par exten­sion : « Qui­conque ne pro­dui­sait pas des cer­ti­fi­cats ou des gages suf­fi­sants d’orthodoxie païenne était exclu non seule­ment des écoles entre­te­nues par les cités, mais de toute espèce d’enseignement public (sous l’empereur Julien). » Cette cita­tion donne un sens encore trop res­treint au mot ortho­doxie. Je l’ai pris plu­tôt au sens qu’a employé Émile Bur­nouf dans la Science des reli­gions quand, reve­nant à l’étymologie du mot, il écrit : « Quand une opi­nion se déclare droite et vraie, cela signi­fie que toute opi­nion dif­fé­rente n’est ni l’un ni l’autre. » « Chaque ortho­doxie a pour opi­nion qu’elle est la seule bonne et la seule vraie. » Une ortho­doxie est donc avant tout une doc­trine d’exclusion.

 

L’orthodoxie suc­cède à la croyance. Un croyant en appelle à tous les hommes pour qu’ils par­tagent sa foi ; un ortho­doxe récuse tous les hommes qui ne par­tagent pas sa foi. C’est que la foi du pre­mier est sur­tout un sen­ti­ment et la foi du second sur­tout un sys­tème. Le pre­mier dit : « Lais­sez venir à moi… » et le second : « Qu’il soit anathème… »

C’est une loi presque fatale que ceci suc­cède à cela.

 

Pour­quoi ce dur­cis­se­ment, ce pas­sage de l’appel au refus ? C’est que toute croyance contient en germe un élé­ment néga­tif : la même idée qui est un moyen de ral­lie­ment sert aus­si un moyen d’exclusion : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. »

C’est sur­tout qu’une croyance en s’implantant dans une socié­té s’organise et se défend comme une plante qui étend ses racines jusqu’à ce qu’elle trouve de l’eau, recouvre sa tige d’écorce, tourne ses feuilles vers le soleil, enfin use de tous les moyens pour se déve­lop­per et repousse avec intran­si­geance tout ce qui ne peut pas l’y aider. L’orthodoxie est donc une suite fatale de toute croyance qui réus­sit ; ou, en tout cas, elle est une ten­ta­tion à laquelle peu de croyances résistent.

(…)

 

[Les ortho­doxies] rap­prochent des hommes très dif­fé­rents qu’elles rendent sem­blables ; elles éloignent des hommes très sem­blables qu’elles rendent dif­fé­rents et même hos­tiles, témoins les luttes inter­mi­nables, à l’époque des Croi­sades, entre les Latins et les Grecs.

Ces grandes forces sociales que consti­tuent les ortho­doxies risquent de faire perdre com­plè­te­ment le contact avec la croyance primitive.

 

Toute ortho­doxie repose en effet sur des conven­tions, et la pre­mière de toutes est qu’il faut se ran­ger à l’avis soit d’une majo­ri­té, soit d’un chef, et, une fois que cette majo­ri­té ou ce chef se sont pro­non­cés, se ran­ger à leur avis sous peine d’être ban­nis de la socié­té. Une héré­sie se dis­tingue d’une ortho­doxie par le fait qu’elle ne groupe qu’une mino­ri­té. Tel est au moins le carac­tère de l’hérésie pour celui qui voit les choses du dehors. Pour celui qui les voit du dedans, la majo­ri­té et le chef se décident d’après la tra­di­tion, ils sont ani­més d’un esprit qui dicte leurs déci­sions ; l’arbitraire du nombre ou de la dic­ta­ture ne serait ain­si qu’apparent.

En tout cas, le résul­tat est que l’orthodoxie devient de plus en plus une conven­tion et s’appuie de plus en plus sur des for­mu­laires, de même qu’elle cherche un sou­tien dans un État ou dans une classe sociale.

 

Cette cris­tal­li­sa­tion et ce rai­dis­se­ment sont des néces­si­tés pour l’orthodoxie. Elle ne peut se main­te­nir qu’en res­tant immo­bile, car la moindre fis­sure pour­rait entraî­ner l’écroulement de tout l’édifice : si on laisse cri­ti­quer un point, pour­quoi pas un autre point et ain­si de suite ? L’orthodoxie est donc par­fai­te­ment intransigeante.

 

Et le croyant se sent ras­su­ré : dans un uni­vers chan­geant il s’attache à quelque chose qui ne bouge pas, et se sent d’accord avec un grand nombre d’hommes. Or les deux causes les plus aiguës de souf­france sont incon­tes­ta­ble­ment la soli­tude dans la Nature et la soli­tude dans la socié­té. ÉCHAPPER À L’ISOLEMENT EST LE PREMIER BESOIN DE L’HOMME. ON S’EXPLIQUE, QUAND ON PENSE À CELA, L’ADHÉSION À UNE ORTHODOXIE DE NOMBREUX INTELLECTUELS, exi­geants pour leur propre pen­sée, mais PRÊTS À ACCEPTER N’IMPORTE QUEL SYSTÈME AFIN DE N’ÊTRE PLUS SEULS, et aus­si par­fois afin de rejoindre la com­mu­nion humaine.

 

De telles conver­sions quand elles sont dés­in­té­res­sées sont très res­pec­tables. Elles n’en sont pas moins sus­pectes du point de vue de l’intégrité intel­lec­tuelle, car on ne doit admettre aucune idée, même bien­fai­sante, que l’on ne croie vraie. Le « pieux men­songe » est chose haïs­sable. C’est l’honneur de l’homme de se sou­mettre à des choses qui le dépassent.

 

(…)

 

 À peine née, la foi agit ; à peine agit-elle qu’elle cherche à se nom­mer. Elle ras­semble autour d’elle un nombre d’hommes qu’elle sépare des autres : ce par­tage forme les par­tis. Déjà l’idéal se trouble et s’obscurcit en pas­sant dans la pra­tique. Il exis­tait pour uni­fier ; voi­ci qu’il divise. Le croyant s’étonne qu’on ne par­ti­cipe pas à sa croyance. Mais il ne nie que parce qu’il affirme ; il ne déteste que parce qu’il aime. Un moment vient où il finit par oublier le but pour ne plus voir que le moyen.

(Com­men­taire [de Jean Gre­nier]) : Nous n’examinons ni le fas­cisme ni le social-natio­na­lisme. La Nation et la Race peuvent être effi­caces mais c’est, nous semble-t-il, plu­tôt comme mythes que comme idéaux. Un mythe divise dès le début ; un idéal peut se dégra­der en mythe, mais com­mence tou­jours par unir. Nous sommes contre les mythes.

 

 

DU PARTI.

Il peut être inté­res­sant de voir main­te­nant com­ment se fait l’adhésion à un par­ti une fois que nous avons cir­cons­crit le champ dans lequel peut se faire cette adhé­sion. Nous lais­sons le cas de ceux qui ont souf­fert et n’ont pas eu à choi­sir, pour nous tour­ner du côté de ceux qui n’ont pas souf­fert et dont le choix doit être déter­mi­né par l’intelligence. Nous ne par­lons plus ici des mêmes hommes ; et nous allons signa­ler quelques dif­fi­cul­tés qui se pré­sentent aux intellectuels.

3° Un intel­lec­tuel qui s’est mon­tré dilet­tante et n’a envi­sa­gé dans la vie que sa part de rêve et de jeu, dès qu’il est conver­ti à l’action sociale, se pré­ci­pite vers la concep­tion la plus rigide de l’art popu­laire : il ne veut plus écrire une ligne qui ne serve à la socié­té ; et sur­tout il ne ver­ra aucune dif­fi­cul­té à adhé­rer au Cre­do le plus caté­go­rique. Plus on a pris de liber­tés autre­fois, plus on doit se mon­trer sévère envers soi-même — et aus­si envers les autres. La psy­cho­lo­gie de saint Augus­tin est celle de tous les convertis.

 

4° Comme l’intellectuel a d’habitude (et rien n’est plus mal­heu­reux) peu de contact avec les autres hommes, en tout cas en a moins que l’ouvrier, le tech­ni­cien ou l’homme poli­tique, comme par suite il ne peut agir direc­te­ment autour de lui, il se croit obli­gé d’adopter des opi­nions extrêmes afin de com­pen­ser le peu d’étendue de son action. Il sera d’autant plus ten­té de le faire, s’il a le sen­ti­ment de la jus­tice, que sa situa­tion sociale paraî­tra aux autres plus avantageuse.

 

5° Quand on doit trai­ter une affaire qui vous concerne per­son­nel­le­ment on réflé­chit avant de s’y enga­ger, car si l’affaire tourne mal vous en sup­por­tez les consé­quences. Un pilote, un chi­rur­gien, un méca­ni­cien, n’ont pas le droit de se trom­per. Si vous adop­tez une théo­rie poli­tique vous n’aurez pas ces scru­pules… Et même… Lais­sons par­ler Des­cartes :

« II me sem­blait que je pour­rais ren­con­trer plus de véri­té dans les rai­son­ne­ments que cha­cun fait tou­chant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bien­tôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabi­net tou­chant des spé­cu­la­tions qui ne pro­duisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre consé­quence sinon que peut-être il en tire­ra d’autant plus de vani­té qu’elles seront plus éloi­gnées du sens com­mun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. »

 

6° Il faut tenir compte du désir de sim­pli­fi­ca­tion natu­rel à tout homme. Autre­fois il y avait dans les vil­lages les « blancs » et les « rouges » et il ne fal­lait pas sor­tir de là. Main­te­nant si l’on n’est pas « mar­xiste » ou sus­cep­tible de le deve­nir, on vous tient pour « fas­ciste ». Ce n’est pas une mau­vaise tac­tique étant don­né la peur des mots ; et l’on voit des gens rési­gnés à tout dire et à tout faire « pour ne pas pas­ser pour… ». Mais un pareil pro­cé­dé n’est preuve ni de bon sens ni de bonne foi.

Peut-on être convain­cu de la néces­si­té et de la bien­fai­sance de ce qu’on appelle en gros « le socia­lisme » ? Oui. Est-on for­cé pour cela d’être mar­xiste ? Non. — Peut-on admettre une poli­tique d’extrême gauche ? Oui. Est-on for­cé pour cela d’admettre la méta­phy­sique de l’extrême gauche ? Non.

Trans­for­mer la pro­prié­té, renon­cer à toute conquête et à toute colo­ni­sa­tion, faire du tra­vail un droit et un devoir, pour­quoi pas ? Mais comme cela m’ennuie si vous exi­gez pour cela que je croie au pro­grès, à la rai­son et à la science, au sens où les hommes du siècle der­nier ont pris ces mots-là !

Il convient de dis­so­cier les idées, avant et afin d’associer les cœurs.

Voi­ci quelques dissociations :

 

7° L’extension de l’instruction ne va pas tou­jours de pair avec le pro­grès de la culture. Les masses sont de plus en plus éclai­rées, mais les lumières sont de plus en plus basses. Les idées courtes et sim­plistes ont plus de suc­cès que les autres. Un homme culti­vé a de moins en moins de contem­po­rains. Pour peu qu’il mette en doute cer­taines idées géné­rales et opti­mistes, un peu trop géné­rales et un peu trop opti­mistes, il passe pour un buveur de sang. Mais cette marche inverse de l’instruction et de la culture n’était pas fatale. (…) »

 

Jean Gre­nier, « Essai sur l’esprit d’orthodoxie » (1938).

https://​old​.chouard​.org/​E​u​r​o​p​e​/​J​e​a​n​_​G​r​e​n​i​e​r​_​E​s​s​a​i​_​s​u​r​_​l​_​e​s​p​r​i​t​_​d​_​o​r​t​h​o​d​o​x​i​e​.​pdf

Aujourd’­hui, ceux qui contestent la Doxa et qui dénoncent des manoeuvres poli­ti­ciennes ou oli­gar­chiques, au lieu de voir res­pec­ter leur élé­men­taire liber­té d’ex­pres­sion (en ver­tu de l’hy­giène poli­tique de l’exis­tence de dis­si­dences mul­tiples), sont trai­tés de para­noïaques, de com­plo­tistes, de conspi­ra­tion­nistes et, un peu plus tard, on croit rêver… d’an­ti­sé­mites : on leur reproche aus­si­tôt d’être des « adeptes-de-la-théorie-du-complot ».

Ci-dessous un échange avec Paul Jorion

(qui me reproche d’ac­cep­ter de lire et signa­ler des ana­lyses qu’il éti­quette lui-même d’  »extrême droite ») :

PJPaul Jorion dit :
26 décembre 2009 à 07:51

Etienne,

[Tu dis :] … ils font pas­ser tous les résis­tants un tant soit peu dan­ge­reux pour des para­noïaques ridi­cules ou des anti­sé­mites odieux (par­fois les deux).

D’où une pre­mière mesure d’hygiène men­tale si l’on veut être écou­té et enten­du : évi­ter de pré­sen­ter des para­noïaques ridi­cules, des anti­sé­mites odieux, et ceux qui sont les deux à la fois, comme des « résis­tants ». Un monde nou­veau n’a rien à attendre d’eux : ils furent les piliers de tous les ordres anciens que per­sonne ne regrette.

 

ECÉtienne Chouard dit :
26 décembre 2009 à 10:58

• Exi­ger que les accu­sés soient publi­que­ment enten­dus avant de les condam­ner (liber­té de pen­sée, pré­somp­tion d’innocence et droits de la défense),

• dénon­cer des idées plu­tôt que des per­sonnes : ne pas éti­que­ter des per­sonnes, à vie (ni en bien ni en mal),

• lais­ser une place au par­don et à l’amendement,

• devant l’impossibilité de défi­nir de façon juste et à l’avance les pen­sées utiles et les pen­sées nui­sibles, res­pec­ter une très géné­rale liber­té d’expression et faire confiance au débat public pour faire le tri.
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Paul,

Je te com­prends, mais va jusqu’au bout : selon toi, QUI décide ceux qui SONT (vrai­ment) des para­noïaques et/ou des antisémites ?

Toi ?

Qui d’autre ?

Il y a là une apo­rie, une dif­fi­cul­té majeure.

Autre­ment dit, suf­fit-il d’accuser quelqu’un de para­noïa et/ou d’antisémitisme pour le dis­cré­di­ter, défi­ni­ti­ve­ment, lui et même tous ceux qui ont été inté­res­sés un jour ou l’autre par une par­tie de sa pensée ?

Faut-il, ou pas, PROUVER la réa­li­té de l’accusation ?

Autre­ment dit, es-tu bien sûr de pas­ser toi-même, comme d’autres valeu­reux, à tra­vers les balles de la calom­nie ? Es-tu cer­tain, par exemple, de n’avoir jamais pro­fon­dé­ment admi­ré et por­té au pinacle quelqu’un qui était par ailleurs, sans que tu le saches, ou même mal­gré le fait de le savoir, disons raciste ?

Est-ce qu’une mau­vaise pen­sée peut dis­cré­di­ter un homme entier pour tou­jours ? Et alors, qui fixe (et tient à jour) la liste des pen­sées interdites ?

Quelle église ?

Quels prêtres ?

Parce que, si tu te retrouves toi-même un jour injus­te­ment calom­nié —ce qui est un pléo­nasme : si on est calom­nié, c’est par défi­ni­tion tou­jours injuste—, trai­té d’antisémite ou de col­la­bo­ra­teur ou je ne sais quelle salo­pe­rie infa­mante, ce sera trop tard : tu seras sans défense à cause du sys­tème de pen­sée que tu avais lais­sé gran­dir à l’époque où tu n’avais pas encore été calomnié.

Autre­ment dit, et vu sous l’angle plus géné­ral de l’état de droit (ima­gi­né pour pro­té­ger tout le monde, par prin­cipe), est-ce que nous sommes capables, cha­cun d’entre nous, de nous mettre à la place des accu­sés en pré­su­mant leur inno­cence, pour nous pro­té­ger nous-mêmes le jour où nous seront injus­te­ment mis en cause ?
Res­pec­ter les droits de la défense pour les autres, c’est anti­ci­per les injus­tices à venir et se pro­té­ger soi-même, le jour où on en aura peut-être gran­de­ment besoin, en toute jus­tice.

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Par ailleurs, est-il rai­son­nable d’apposer (ou de lais­ser appo­ser) des ÉTIQUETTES défi­ni­tives et glo­bales (qua­li­fiantes ou infa­mantes) sur le front de qui que ce soit ? Ne faut-il pas, dans les deux sens, res­ter VIGILANT par rap­port à ceux qui ont tou­jours été valeu­reux jusqu’ici, mais qui peuvent chan­ger (en mal) et OUVERT par rap­port à ceux à qui il est arri­vé de dire les pires sot­tises, mais qui peuvent chan­ger (en bien).

Est-ce que l’étiquetage poli­tique, par défi­ni­tion, par construc­tion, ne nous conduit pas pro­gres­si­ve­ment à une cari­ca­ture de pen­sée dans laquelle il n’y a plus que deux camps : ceux-qui-pensent-exac­te­ment-comme-moi et tous-les-autres, défi­ni­ti­ve­ment SALIS pour avoir osé pen­ser un jour une des pen­sées inter­dites dans mon camp ?

Est-ce que l’amalgame qui consiste à dis­cré­di­ter un humain tout entier et pour tou­jours au lieu de limi­ter la condam­na­tion, éven­tuel­le­ment solen­nelle, aux seules idées nui­sibles (sans pré­ju­ger du reste, ni de l’avenir), est-ce cet amal­game n’est pas une forme de l’esprit d’orthodoxie, l’esprit par­ti­san qui empêche toute concorde en exa­cer­bant toutes les dif­fé­rences, en mon­tant en épingle les dis­sen­sions qui devraient res­ter à leur place rela­tive ?
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Mais sur­tout, Paul, est-ce que cette pro­pen­sion à l’amalgame (que nous avons tous, je ne me consi­dère nul­le­ment supé­rieur en quoi que ce soit, cela va sans dire), est-ce que cette ten­dance que nous avons à sim­pli­fier l’autre pour aller plus vite n’est pas un for­mi­dable outil pour les calom­nia­teurs, ceux qui redoutent toute cri­tique parce qu’ils sont les pri­vi­lé­giés du moment ?

Et alors, ne serions-nous pas LES IDIOTS UTILES DES PRIVILÉGIÉS CALOMNIATEURS, en accep­tant de salir des per­sonnes au lieu de salir des idées ?

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Au risque de me trom­per, je reste donc sur la posi­tion athé­nienne, l’isègoria, vieille de 2 500 ans, que TOUS doivent avoir un accès libre à la parole publique, même et sur­tout ceux dont je tiens à com­battre publi­que­ment les idées nui­sibles, et je compte sur le débat public pour per­mettre à cha­cun de sépa­rer le bon grain de l’ivraie, les bonnes idées des mau­vaises, quel que soit leur auteur.

Ami­ca­le­ment.

Étienne.
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La liber­té seule­ment pour les par­ti­sans du gou­ver­ne­ment, pour les membres d’un par­ti, aus­si nom­breux soient-ils, ce n’est pas la liber­té. La liber­té, c’est tou­jours la liber­té de celui qui pense autre­ment. Non pas par fana­tisme de la « jus­tice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salu­taire et de puri­fiant dans la liber­té poli­tique tient à cela et perd de son effi­ca­ci­té quand la « liber­té » devient un privilège.

Rosa Luxem­bourg (La révo­lu­tion russe).
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Calom­niez, calom­niez, il en res­te­ra tou­jours quelque chose.

Fran­cis Bacon.
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Ou tu défends la liber­té d’expression pour des opi­nions que tu détestes, ou tu ne la défends pas du tout. Même Hit­ler et Sta­line étaient ravis de défendre la liber­té d’expression pour des idées qui leur conve­naient.
Voi­là les enjeux essen­tiels. Pour pou­voir élu­der ce débat, il y a tou­jours le flot de men­songes habituels.

Noam Chom­sky

 

PJPaul Jorion dit :
26 décembre 2009 à 13:24

Saint-Just
Pas de liber­té pour les enne­mis de la liber­té.
Saint-Just

 

@ Paul, qui me dit :

« pas de liber­té pour les enne­mis de la liber­té (Saint-Just). » :

Liber­té avant toute autre chose ?

Vrai­ment ?

Mais QUI donc a INTÉRÊT à cette devise libé­rale qui met la liber­té AVANT l’égalité et même avant la fraternité ?

Les plus forts, assu­ré­ment, et eux seuls.

Ce beau slo­gan (qui me fait réflé­chir, bien sûr) me semble aus­si sédui­sant que trom­peur.

Je tiens, très prio­ri­tai­re­ment, à l’état de droit.

Et la liber­té, la vraie, mesu­rée, tem­pé­rée, géné­ra­li­sée, en découlera.

Pas l’inverse.

_______________

Tu ne m’as pas bien lu, Paul, je crois.

Je répète mes ques­tions, en les adap­tant à ta pen­sée la plus récente :

D’après toi, au-delà du slo­gan révo­lu­tion­naire, qui décide qui est « enne­mi de la liber­té » ? Et comment ?

Avec quels droits pour la défense ? Quels recours ? Quels débats contra­dic­toires publics ? Quels rem­parts contre l’injustice ?

La rumeur ?

Non mer­ci.

Que devien­dras-tu quand ce sera ton tour d’être cru­ci­fié poli­ti­que­ment comme « enne­mi de la liber­té » (ou autre ana­thème), sans droit de te défendre publi­que­ment, inter­dit de parole publique, sans recours, au cœur de l’injustice la plus crasse ? Dis, que deviendras-tu ?

L’injustice, ça n’arrive pas qu’aux autres.

Ami­ca­le­ment.

Étienne.
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Entre le fort et le faible,
entre le riche et le pauvre,
entre le maître et le ser­vi­teur,
c’est la liber­té qui opprime,
c’est la loi qui affran­chit.
Hen­ri Lacor­daire (1802−1861).