L’isegoria, droit de parole pour tous, à tout moment et à tout propos
L’institution centrale de la démocratie ; celle qui, grâce à des milliers d’yeux de citoyens vigilants, protège le mieux et le plus durablement les institutions contre les oligarques.
La liberté d’expression n’a pas toujours existé et n’est pas en vigueur partout, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais il est des régimes qui lui ont donné une importance toute particulière et qui s’en sont très bien portés.
Pour les Athéniens, il y a déjà 2 500 ans, cette liberté de parole avait un nom, l’isègoria, et un rôle décisif : les citoyens d’Athènes accordaient plus d’importance à l’isègoria qu’à toute autre institution car ce droit de parole est un droit de dénoncer et il fait de chaque citoyen un défenseur possible de la démocratie.
Or il faut savoir qu’un des traits marquants qui a permis à la démocratie grecque de durer si longtemps (200 ans), c’est que les citoyens défendaient eux-mêmes leur démocratie, personnellement, les armes à la main.
Ceci est essentiel.
Playlist vidéos sur l’iségoria
DÉMOCRATIE = ISÉGORIA (LIBERTÉ D’EXPRESSION)
Une sélection de vidéos à retrouver sur la chaîne Youtube : Etienne Chouard
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Lexique et définition : Isegoria
Jean Véronis parle :
La vie démocratique d’Athènes était, si je me souviens bien, régie par trois grands principes, l’isonomia, égalité devant la loi, l’isokrateïa, l’égalité des pouvoirs et l’isègoria, l’égalité de la parole. Ce dernier mot a ressurgi dans une longue et passionnante conversation que je viens d’avoir avec Etienne Chouard (les conversations avec Etienne sont toujours passionnantes). L’isègoria était le droit à la parole pour tous : chaque citoyen pouvait intervenir à tout moment du débat, pour dire ce qui lui tenait à cœur, et ce droit était considéré comme sacré.
Nous parlions, entre autres, de la notion de « Cinquième pouvoir » de Thierry Crouzet, pour qui (voir son livre) les citoyens fédérés grâce aux technologies de communication forment un nouveau pouvoir, après les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et médiatique. Etienne s’est exclamé : « Non, c’est le premier pouvoir ! » Et il a enchaîné sur une comparaison qui m’a frappé. Je vous la livre dans son intégralité.
« Je trouve que les blogs sont une réactivation de quelque chose qui était essentiel sous la démocratie athénienne, l’isègoria, le droit de parole pour tous à tout moment. Les Athéniens le considéraient comme le plus important de tous les droits dans la démocratie. Le fait que toutes les opinions dissidentes aient voix au chapitre protégeait la démocratie contre les erreurs, contre les dérives. Avec l’élection, on a renoncé au droit de parole pour chacun. Et Internet est un outil pour les humains qui ont toujours cette pulsion, ce besoin de s’exprimer, de protester, de résister. C’est l’isègoria qui revient sur le devant de la scène malgré les hommes politiques et je trouve ça très fort. »
Rapprochement saisissant, non, à 2500 ans d’intervalle ? C’est une citation qui ira tout droit dans le livre en préparation pour les Editions Max Milo.
Jean Véronis
(1÷24÷2007 12:23:00 AM)
Docteur en informatique, Habilitation à diriger des recherches, Professeur des universités et consultant
L’isègoria : piliers fondateurs de la démocratie
Donc, si on en croit les plus grands penseurs de la cité grecque, l’isègoria est un des piliers fondateurs de la démocratie : la liberté d’expression n’est donc pas une simple modalité, un détail, que l’on pourrait remettre en cause aisément.
Les démocraties modernes se prétendent et se croient les championnes de ce droit d’expression, sans s’apercevoir d’une véritable dérive sectaire (intolérance, étroitesse de vues par rapport à un dogme) qui s’amplifie en leur sein : petit à petit, on voit se former une pensée dominante, une sorte d’orthodoxie, accompagnée d’une déqualification systématique des opinions dissidentes radicales, sans examen raisonné possible, sans recours, sans appel, quand ce n’est pas une criminalisation, même, de certaines pensées.
Il est d’ores et déjà des paroles en France qui peuvent vous envoyer en prison… Il est déjà des pensées interdites.
À suivre ce chemin, on pourrait bien retourner au Moyen-âge ; les sociétés totalitaires en ont fait l’expérience : ça n’arrive pas qu’aux autres.
Comme exemples de pensée interdite aujourd’hui, on peut citer l’eurolâtrie obligatoire (ceux qui tiennent à la nation, faute de mieux, comme niveau optimum d’agrégation d’une société pacifiée sont disqualifiés comme de vulgaires « souverainistes », des nationalistes qui devraient avoir honte, autant dire des fascistes, peut-être même des antisémites…), ainsi que l’affaire du 11 septembre, affaire dans laquelle tout journaliste ou tout homme public (français) qui affiche un doute par rapport à la théorie officielle du gouvernement américain (I.e. une invraisemblable théorie d’un complot islamiste) voit sa carrière brisée, ses relations s’éloigner (par crainte d’une disgrâce inévitable, par contagion) et sa parole définitivement discréditée dans tout le petit monde des éditocrates… C’est tout simplement extravagant : la police de la pensée que font régner les journalistes professionnels (c’est-à-dire subordonnés à quelqu’un) sur la scène publique est simplement révoltante.
Le mot négationiste est devenu l’injure suprême : nier la vérité officielle, quelle qu’elle soit, conduit le dissident dans les rangs du « négationnisme ». Il est de plus en plus mal vu (par ces messieurs) d’être sceptique.
Tout cela pue le totalitarisme en pleine croissance.
Il n’y a donc plus, aujourd’hui, que les journalistes citoyens non professionnels (et donc possiblement indépendants) qui sont au front pour dénoncer toutes ces manœuvres. On ne peut pas s’empêcher de penser aux mécanismes de cristallisation des religions autour de leurs dogmes, avec leur clergé, leur catéchisme, leurs blasphèmes et leurs anathèmes.
C’est Jean Grenier, le professeur de philo de Camus, qui, dans un merveilleux petit livre, « Essai sur l’esprit d’orthodoxie », dénonce fortement cette tendance naturelle des sociétés vieillissantes. Je vous propose un extrait savoureux et qui vous servira longtemps pour comprendre l’actualité :
Les essais qui suivent sont une longue protestation contre les orthodoxies.
Il me faut m’expliquer sur ce mot. Je laisse de côté la définition admise par Littré : « Conformité aux doctrines de l’Église. On appelle auteur orthodoxe celui qui n’enseigne rien que de conforme à l’autorité de l’Église, etc. » Ce qui m’intéresse plutôt c’est le sens du mot par extension : « Quiconque ne produisait pas des certificats ou des gages suffisants d’orthodoxie païenne était exclu non seulement des écoles entretenues par les cités, mais de toute espèce d’enseignement public (sous l’empereur Julien). » Cette citation donne un sens encore trop restreint au mot orthodoxie. Je l’ai pris plutôt au sens qu’a employé Émile Burnouf dans la Science des religions quand, revenant à l’étymologie du mot, il écrit : « Quand une opinion se déclare droite et vraie, cela signifie que toute opinion différente n’est ni l’un ni l’autre. » « Chaque orthodoxie a pour opinion qu’elle est la seule bonne et la seule vraie. » Une orthodoxie est donc avant tout une doctrine d’exclusion.
L’orthodoxie succède à la croyance. Un croyant en appelle à tous les hommes pour qu’ils partagent sa foi ; un orthodoxe récuse tous les hommes qui ne partagent pas sa foi. C’est que la foi du premier est surtout un sentiment et la foi du second surtout un système. Le premier dit : « Laissez venir à moi… » et le second : « Qu’il soit anathème… »
C’est une loi presque fatale que ceci succède à cela.
Pourquoi ce durcissement, ce passage de l’appel au refus ? C’est que toute croyance contient en germe un élément négatif : la même idée qui est un moyen de ralliement sert aussi un moyen d’exclusion : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. »
C’est surtout qu’une croyance en s’implantant dans une société s’organise et se défend comme une plante qui étend ses racines jusqu’à ce qu’elle trouve de l’eau, recouvre sa tige d’écorce, tourne ses feuilles vers le soleil, enfin use de tous les moyens pour se développer et repousse avec intransigeance tout ce qui ne peut pas l’y aider. L’orthodoxie est donc une suite fatale de toute croyance qui réussit ; ou, en tout cas, elle est une tentation à laquelle peu de croyances résistent.
(…)
[Les orthodoxies] rapprochent des hommes très différents qu’elles rendent semblables ; elles éloignent des hommes très semblables qu’elles rendent différents et même hostiles, témoins les luttes interminables, à l’époque des Croisades, entre les Latins et les Grecs.
Ces grandes forces sociales que constituent les orthodoxies risquent de faire perdre complètement le contact avec la croyance primitive.
Toute orthodoxie repose en effet sur des conventions, et la première de toutes est qu’il faut se ranger à l’avis soit d’une majorité, soit d’un chef, et, une fois que cette majorité ou ce chef se sont prononcés, se ranger à leur avis sous peine d’être bannis de la société. Une hérésie se distingue d’une orthodoxie par le fait qu’elle ne groupe qu’une minorité. Tel est au moins le caractère de l’hérésie pour celui qui voit les choses du dehors. Pour celui qui les voit du dedans, la majorité et le chef se décident d’après la tradition, ils sont animés d’un esprit qui dicte leurs décisions ; l’arbitraire du nombre ou de la dictature ne serait ainsi qu’apparent.
En tout cas, le résultat est que l’orthodoxie devient de plus en plus une convention et s’appuie de plus en plus sur des formulaires, de même qu’elle cherche un soutien dans un État ou dans une classe sociale.
Cette cristallisation et ce raidissement sont des nécessités pour l’orthodoxie. Elle ne peut se maintenir qu’en restant immobile, car la moindre fissure pourrait entraîner l’écroulement de tout l’édifice : si on laisse critiquer un point, pourquoi pas un autre point et ainsi de suite ? L’orthodoxie est donc parfaitement intransigeante.
Et le croyant se sent rassuré : dans un univers changeant il s’attache à quelque chose qui ne bouge pas, et se sent d’accord avec un grand nombre d’hommes. Or les deux causes les plus aiguës de souffrance sont incontestablement la solitude dans la Nature et la solitude dans la société. ÉCHAPPER À L’ISOLEMENT EST LE PREMIER BESOIN DE L’HOMME. ON S’EXPLIQUE, QUAND ON PENSE À CELA, L’ADHÉSION À UNE ORTHODOXIE DE NOMBREUX INTELLECTUELS, exigeants pour leur propre pensée, mais PRÊTS À ACCEPTER N’IMPORTE QUEL SYSTÈME AFIN DE N’ÊTRE PLUS SEULS, et aussi parfois afin de rejoindre la communion humaine.
De telles conversions quand elles sont désintéressées sont très respectables. Elles n’en sont pas moins suspectes du point de vue de l’intégrité intellectuelle, car on ne doit admettre aucune idée, même bienfaisante, que l’on ne croie vraie. Le « pieux mensonge » est chose haïssable. C’est l’honneur de l’homme de se soumettre à des choses qui le dépassent.
(…)
2° À peine née, la foi agit ; à peine agit-elle qu’elle cherche à se nommer. Elle rassemble autour d’elle un nombre d’hommes qu’elle sépare des autres : ce partage forme les partis. Déjà l’idéal se trouble et s’obscurcit en passant dans la pratique. Il existait pour unifier ; voici qu’il divise. Le croyant s’étonne qu’on ne participe pas à sa croyance. Mais il ne nie que parce qu’il affirme ; il ne déteste que parce qu’il aime. Un moment vient où il finit par oublier le but pour ne plus voir que le moyen.
(Commentaire [de Jean Grenier]) : Nous n’examinons ni le fascisme ni le social-nationalisme. La Nation et la Race peuvent être efficaces mais c’est, nous semble-t-il, plutôt comme mythes que comme idéaux. Un mythe divise dès le début ; un idéal peut se dégrader en mythe, mais commence toujours par unir. Nous sommes contre les mythes.
DU PARTI.
Il peut être intéressant de voir maintenant comment se fait l’adhésion à un parti une fois que nous avons circonscrit le champ dans lequel peut se faire cette adhésion. Nous laissons le cas de ceux qui ont souffert et n’ont pas eu à choisir, pour nous tourner du côté de ceux qui n’ont pas souffert et dont le choix doit être déterminé par l’intelligence. Nous ne parlons plus ici des mêmes hommes ; et nous allons signaler quelques difficultés qui se présentent aux intellectuels.
3° Un intellectuel qui s’est montré dilettante et n’a envisagé dans la vie que sa part de rêve et de jeu, dès qu’il est converti à l’action sociale, se précipite vers la conception la plus rigide de l’art populaire : il ne veut plus écrire une ligne qui ne serve à la société ; et surtout il ne verra aucune difficulté à adhérer au Credo le plus catégorique. Plus on a pris de libertés autrefois, plus on doit se montrer sévère envers soi-même — et aussi envers les autres. La psychologie de saint Augustin est celle de tous les convertis.
4° Comme l’intellectuel a d’habitude (et rien n’est plus malheureux) peu de contact avec les autres hommes, en tout cas en a moins que l’ouvrier, le technicien ou l’homme politique, comme par suite il ne peut agir directement autour de lui, il se croit obligé d’adopter des opinions extrêmes afin de compenser le peu d’étendue de son action. Il sera d’autant plus tenté de le faire, s’il a le sentiment de la justice, que sa situation sociale paraîtra aux autres plus avantageuse.
5° Quand on doit traiter une affaire qui vous concerne personnellement on réfléchit avant de s’y engager, car si l’affaire tourne mal vous en supportez les conséquences. Un pilote, un chirurgien, un mécanicien, n’ont pas le droit de se tromper. Si vous adoptez une théorie politique vous n’aurez pas ces scrupules… Et même… Laissons parler Descartes :
« II me semblait que je pourrais rencontrer plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. »
6° Il faut tenir compte du désir de simplification naturel à tout homme. Autrefois il y avait dans les villages les « blancs » et les « rouges » et il ne fallait pas sortir de là. Maintenant si l’on n’est pas « marxiste » ou susceptible de le devenir, on vous tient pour « fasciste ». Ce n’est pas une mauvaise tactique étant donné la peur des mots ; et l’on voit des gens résignés à tout dire et à tout faire « pour ne pas passer pour… ». Mais un pareil procédé n’est preuve ni de bon sens ni de bonne foi.
Peut-on être convaincu de la nécessité et de la bienfaisance de ce qu’on appelle en gros « le socialisme » ? Oui. Est-on forcé pour cela d’être marxiste ? Non. — Peut-on admettre une politique d’extrême gauche ? Oui. Est-on forcé pour cela d’admettre la métaphysique de l’extrême gauche ? Non.
Transformer la propriété, renoncer à toute conquête et à toute colonisation, faire du travail un droit et un devoir, pourquoi pas ? Mais comme cela m’ennuie si vous exigez pour cela que je croie au progrès, à la raison et à la science, au sens où les hommes du siècle dernier ont pris ces mots-là !
Il convient de dissocier les idées, avant et afin d’associer les cœurs.
Voici quelques dissociations :
7° L’extension de l’instruction ne va pas toujours de pair avec le progrès de la culture. Les masses sont de plus en plus éclairées, mais les lumières sont de plus en plus basses. Les idées courtes et simplistes ont plus de succès que les autres. Un homme cultivé a de moins en moins de contemporains. Pour peu qu’il mette en doute certaines idées générales et optimistes, un peu trop générales et un peu trop optimistes, il passe pour un buveur de sang. Mais cette marche inverse de l’instruction et de la culture n’était pas fatale. (…) »
Jean Grenier, « Essai sur l’esprit d’orthodoxie » (1938).
Aujourd’hui, ceux qui contestent la Doxa et qui dénoncent des manoeuvres politiciennes ou oligarchiques, au lieu de voir respecter leur élémentaire liberté d’expression (en vertu de l’hygiène politique de l’existence de dissidences multiples), sont traités de paranoïaques, de complotistes, de conspirationnistes et, un peu plus tard, on croit rêver… d’antisémites : on leur reproche aussitôt d’être des « adeptes-de-la-théorie-du-complot ».
Ci-dessous un échange avec Paul Jorion
(qui me reproche d’accepter de lire et signaler des analyses qu’il étiquette lui-même d’ »extrême droite ») :
Paul Jorion dit : Etienne, [Tu dis :] … ils font passer tous les résistants un tant soit peu dangereux pour des paranoïaques ridicules ou des antisémites odieux (parfois les deux). D’où une première mesure d’hygiène mentale si l’on veut être écouté et entendu : éviter de présenter des paranoïaques ridicules, des antisémites odieux, et ceux qui sont les deux à la fois, comme des « résistants ». Un monde nouveau n’a rien à attendre d’eux : ils furent les piliers de tous les ordres anciens que personne ne regrette. |
Étienne Chouard dit : • Exiger que les accusés soient publiquement entendus avant de les condamner (liberté de pensée, présomption d’innocence et droits de la défense), • dénoncer des idées plutôt que des personnes : ne pas étiqueter des personnes, à vie (ni en bien ni en mal), • laisser une place au pardon et à l’amendement, • devant l’impossibilité de définir de façon juste et à l’avance les pensées utiles et les pensées nuisibles, respecter une très générale liberté d’expression et faire confiance au débat public pour faire le tri. Paul, Je te comprends, mais va jusqu’au bout : selon toi, QUI décide ceux qui SONT (vraiment) des paranoïaques et/ou des antisémites ? Toi ? Qui d’autre ? Il y a là une aporie, une difficulté majeure. Autrement dit, suffit-il d’accuser quelqu’un de paranoïa et/ou d’antisémitisme pour le discréditer, définitivement, lui et même tous ceux qui ont été intéressés un jour ou l’autre par une partie de sa pensée ? Faut-il, ou pas, PROUVER la réalité de l’accusation ? Autrement dit, es-tu bien sûr de passer toi-même, comme d’autres valeureux, à travers les balles de la calomnie ? Es-tu certain, par exemple, de n’avoir jamais profondément admiré et porté au pinacle quelqu’un qui était par ailleurs, sans que tu le saches, ou même malgré le fait de le savoir, disons raciste ? Est-ce qu’une mauvaise pensée peut discréditer un homme entier pour toujours ? Et alors, qui fixe (et tient à jour) la liste des pensées interdites ? Quelle église ? Quels prêtres ? Parce que, si tu te retrouves toi-même un jour injustement calomnié —ce qui est un pléonasme : si on est calomnié, c’est par définition toujours injuste—, traité d’antisémite ou de collaborateur ou je ne sais quelle saloperie infamante, ce sera trop tard : tu seras sans défense à cause du système de pensée que tu avais laissé grandir à l’époque où tu n’avais pas encore été calomnié. Autrement dit, et vu sous l’angle plus général de l’état de droit (imaginé pour protéger tout le monde, par principe), est-ce que nous sommes capables, chacun d’entre nous, de nous mettre à la place des accusés en présumant leur innocence, pour nous protéger nous-mêmes le jour où nous seront injustement mis en cause ? ___ Par ailleurs, est-il raisonnable d’apposer (ou de laisser apposer) des ÉTIQUETTES définitives et globales (qualifiantes ou infamantes) sur le front de qui que ce soit ? Ne faut-il pas, dans les deux sens, rester VIGILANT par rapport à ceux qui ont toujours été valeureux jusqu’ici, mais qui peuvent changer (en mal) et OUVERT par rapport à ceux à qui il est arrivé de dire les pires sottises, mais qui peuvent changer (en bien). Est-ce que l’étiquetage politique, par définition, par construction, ne nous conduit pas progressivement à une caricature de pensée dans laquelle il n’y a plus que deux camps : ceux-qui-pensent-exactement-comme-moi et tous-les-autres, définitivement SALIS pour avoir osé penser un jour une des pensées interdites dans mon camp ? Est-ce que l’amalgame qui consiste à discréditer un humain tout entier et pour toujours au lieu de limiter la condamnation, éventuellement solennelle, aux seules idées nuisibles (sans préjuger du reste, ni de l’avenir), est-ce cet amalgame n’est pas une forme de l’esprit d’orthodoxie, l’esprit partisan qui empêche toute concorde en exacerbant toutes les différences, en montant en épingle les dissensions qui devraient rester à leur place relative ? Mais surtout, Paul, est-ce que cette propension à l’amalgame (que nous avons tous, je ne me considère nullement supérieur en quoi que ce soit, cela va sans dire), est-ce que cette tendance que nous avons à simplifier l’autre pour aller plus vite n’est pas un formidable outil pour les calomniateurs, ceux qui redoutent toute critique parce qu’ils sont les privilégiés du moment ? Et alors, ne serions-nous pas LES IDIOTS UTILES DES PRIVILÉGIÉS CALOMNIATEURS, en acceptant de salir des personnes au lieu de salir des idées ? ______ Au risque de me tromper, je reste donc sur la position athénienne, l’isègoria, vieille de 2 500 ans, que TOUS doivent avoir un accès libre à la parole publique, même et surtout ceux dont je tiens à combattre publiquement les idées nuisibles, et je compte sur le débat public pour permettre à chacun de séparer le bon grain de l’ivraie, les bonnes idées des mauvaises, quel que soit leur auteur. Amicalement. Étienne. La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. Rosa Luxembourg (La révolution russe). Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. Francis Bacon. Ou tu défends la liberté d’expression pour des opinions que tu détestes, ou tu ne la défends pas du tout. Même Hitler et Staline étaient ravis de défendre la liberté d’expression pour des idées qui leur convenaient. Noam Chomsky |
Paul Jorion dit :
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@ Paul, qui me dit : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté (Saint-Just). » : Liberté avant toute autre chose ? Vraiment ? Mais QUI donc a INTÉRÊT à cette devise libérale qui met la liberté AVANT l’égalité et même avant la fraternité ? Les plus forts, assurément, et eux seuls. Ce beau slogan (qui me fait réfléchir, bien sûr) me semble aussi séduisant que trompeur. Je tiens, très prioritairement, à l’état de droit. Et la liberté, la vraie, mesurée, tempérée, généralisée, en découlera. Pas l’inverse. _______________ Tu ne m’as pas bien lu, Paul, je crois. Je répète mes questions, en les adaptant à ta pensée la plus récente : D’après toi, au-delà du slogan révolutionnaire, qui décide qui est « ennemi de la liberté » ? Et comment ? Avec quels droits pour la défense ? Quels recours ? Quels débats contradictoires publics ? Quels remparts contre l’injustice ? La rumeur ? Non merci. Que deviendras-tu quand ce sera ton tour d’être crucifié politiquement comme « ennemi de la liberté » (ou autre anathème), sans droit de te défendre publiquement, interdit de parole publique, sans recours, au cœur de l’injustice la plus crasse ? Dis, que deviendras-tu ? L’injustice, ça n’arrive pas qu’aux autres. Amicalement. Étienne. Entre le fort et le faible, |