LA CONSTITUTION PEUT-ELLE ÊTRE MODIFIÉE [PENDANT UN « ÉTAT D’URGENCE »] ? Révision sans référendum = Haute Trahison.

22/12/2015 | 17 commentaires

Voi­ci quelques idées pour ali­men­ter vos pro­chains ate­liers consti­tuants, au cha­pitre (impor­tant) de la révision.

Comme vous ne le savez peut-être pas (car les « élus » pré­parent ce mau­vais coup en cati­mi­ni, en tapi­nois comme aurait dit Guille­min, pen­dant les fêtes), le Gou­ver­ne­ment et le-Par­le­ment-réuni-en-Congrès sont en train de manœu­vrer pour modi­fier eux-mêmes la Consti­tu­tion, une fois de plus, et comme d’ha­bi­tude sans consul­ter le Peuple (qu’ils « repré­sentent » comme un tuteur repré­sente un inca­pable). Une félo­nie de plus, donc.

[ L’avis du Conseil d’État sur la révi­sion de la Consti­tu­tion : pru­dence et embar­ras : http://​libertes​.blog​.lemonde​.fr/​2​0​1​5​/​1​2​/​1​7​/​l​a​v​i​s​-​d​u​-​c​o​n​s​e​i​l​-​d​e​t​a​t​-​s​u​r​-​l​a​-​r​e​v​i​s​i​o​n​-​d​e​-​l​a​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​-​p​r​u​d​e​n​c​e​-​e​t​-​e​m​b​a​r​r​as/ ]

Comme vous le savez si vous pas­sez un peu par ici, tous ces pro­fes­sion­nels de la poli­tique, tous ces hommes de pou­voir, sont très pro­fon­dé­ment illé­gi­times, par construc­tion, par défi­ni­tion, pour tou­cher à la Consti­tu­tion, texte supé­rieur à eux, texte qu’ils devraient craindre et sur­tout pas maî­tri­ser. NOTRE PROBLÈME N’EST PAS JURIDIQUE, MAIS POLITIQUE : si les pro­fes­sion­nels de la poli­tique peuvent juri­di­que­ment rédi­ger et cor­ri­ger « la consti­tu­tion », c’est parce que ce texte supé­rieur qui devrait nous pro­té­ger, et qui pré­tend être une « consti­tu­tion », n’est PAS une consti­tu­tion digne de ce nom : c’est une anti-consti­tu­tion, un leurre, une pri­son pour le peuple au lieu d’être une protection.

En l’oc­cur­rence, l’in­di­gni­té des « repré­sen­tants » est plus nette que jamais : après avoir décla­ré « l’é­tat d’ur­gence », qui met en veilleuse toutes sortes de liber­tés et de pro­tec­tions juri­diques contre les abus de pou­voir, le gou­ver­ne­ment ne devrait PARTICULIÈREMENT PAS modi­fier la Consti­tu­tion. Quand un corps social est ter­ro­ri­sé, il est en quelque sorte sans défense, comme l’a bien ana­ly­sé Nao­mi Klein dans « la stra­té­gie du choc ». Il est donc par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux, pour une socié­té civile dans cet état de sidé­ra­tion, que l’exé­cu­tif entre­prenne une révi­sion consti­tu­tion­nelle à ce moment-là. Les pré­ten­dus « états d’ur­gence » sont l’oc­ca­sion des pires traî­trises et des pires coups de force. Une consti­tu­tion digne de ce nom devrait ins­ti­tuer un pou­voir supé­rieur char­gé de contrô­ler cet abus de pou­voir et de l’empêcher.

Je pense que l’ar­ticle ci-des­sous, de Domi­nique Rous­seau, peut ali­men­ter votre réflexion consti­tuante ain­si que vos ateliers :

LA CONSTITUTION PEUT-ELLE ÊTRE MODIFIÉE ?

La révi­sion de la Consti­tu­tion sous la Vème République

Auteur : Domi­nique ROUSSEAU

http://​www​.conseil​-consti​tu​tion​nel​.fr/​c​o​n​s​e​i​l​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​n​e​l​/​f​r​a​n​c​a​i​s​/​l​a​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​/​l​a​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​-​d​e​-​1​9​5​8​-​e​n​-​2​0​-​q​u​e​s​t​i​o​n​s​/​l​a​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​-​e​n​-​2​0​-​q​u​e​s​t​i​o​n​s​-​q​u​e​s​t​i​o​n​-​n​-​2​0​.​2​5​8​1​1​.​h​tml

Après qua­rante ans, la Consti­tu­tion de 1958 se reconnaît-elle ?

En 1958, le Par­le­ment se réunis­sait en deux ses­sions ordi­naires de trois mois par an ; aujourd’­hui il se réunit en une ses­sion unique conti­nue de neuf mois. En 1958, le pré­sident était élu pour sept ans par un col­lège de 80 000 grands élec­teurs ; aujourd’­hui, il est direc­te­ment élu par le peuple pour cinq ans. En 1958, le réfé­ren­dum était limi­té, inté­res­sant sur­tout la vie de l’É­tat ; aujourd’­hui, il est éten­du aux ques­tions de poli­tique éco­no­mique et sociale et aux ser­vices publics qui y concourent. En 1958, le Par­le­ment n’a­vait pas com­pé­tence sur le bud­get social ; aujourd’­hui, il l’a. En 1958, le Conseil consti­tu­tion­nel était une ins­ti­tu­tion à l’ac­cès limi­té et à la com­pé­tence réduite à l’exa­men du res­pect des domaines res­pec­tifs du Par­le­ment et du gou­ver­ne­ment ; aujourd’­hui, son accès est ouvert aux jus­ti­ciables, son contrôle est a prio­ri et a pos­te­rio­ri et son pou­voir est éten­du au contrôle du res­pect des droits fon­da­men­taux. En 1958, l’Eu­rope était absente de la Consti­tu­tion ; aujourd’­hui, elle dis­pose pour elle toute seule d’un long titre VI. En 1958, la Répu­blique était jaco­bine ; aujourd’­hui, elle est décen­tra­li­sée. Vingt-quatre révi­sions en cin­quante ans d’exis­tence ! Si la France vit depuis 1958 avec la même Consti­tu­tion – ce qui repré­sente, au regard de son his­toire, un petit exploit – cette Consti­tu­tion n’est plus aujourd’­hui ce qu’elle était en 1958 !

Rien d’a­nor­mal à cela. Toute Consti­tu­tion pré­voit tou­jours que ses dis­po­si­tions peuvent être modi­fiées, com­plé­tées ou sup­pri­mées. Aus­si fiers soient-ils de leur œuvre, les consti­tuants res­tent assez sages pour savoir que leur tra­vail n’est jamais par­fait, que l’u­sage du texte peut faire appa­raître des dif­fi­cul­tés inédites ou impré­vi­sibles au moment de sa concep­tion, ou encore que la marche du temps et l’é­vo­lu­tion de la socié­té peuvent sus­ci­ter de nou­velles exi­gences consti­tu­tion­nelles. Cette sagesse, au demeu­rant, se nour­rit d’une phi­lo­so­phie poli­tique, celle qui fait de la nation sou­ve­raine l’o­ri­gine de tout et qui pos­tule, en consé­quence, sa totale et per­ma­nente liber­té : la nation n’est pas faite par la Consti­tu­tion, c’est elle qui fait la Consti­tu­tion et reste constam­ment maître de son conte­nu. SIEYÈS, dans Qu’est-ce que le Tiers État ?, l’af­firme sans détour : « il serait ridi­cule de sup­po­ser la nation liée elle-même par la Consti­tu­tion à laquelle elle a assu­jet­ti ses man­da­taires. Non seule­ment la nation n’est pas sou­mise à une Consti­tu­tion, mais elle ne peut pas l’être, mais elle ne doit pas l’être, ce qui équi­vaut encore à dire qu’elle ne l’est pas ». Et, dans son article 28, la mythique Consti­tu­tion du 24 juin 1793 tra­duit cette phi­lo­so­phie en un prin­cipe clair : « un peuple a tou­jours le droit de revoir, de réfor­mer et de chan­ger sa Consti­tu­tion. Une géné­ra­tion ne peut assu­jet­tir à ses lois les géné­ra­tions futures ».

Cette totale liber­té consti­tuante du peuple, par­fai­te­ment com­pré­hen­sible dans son prin­cipe démo­cra­tique, ren­contre cepen­dant sur son che­min d’autres exi­gences, éga­le­ment démo­cra­tiques [ÉC : Hum… /ÉC], qui jus­ti­fient une codi­fi­ca­tion du pou­voir de révi­sion. Une Consti­tu­tion, en effet, n’est pas un texte ordi­naire ; c’est la Loi des lois, l’acte solen­nel par lequel une socié­té [ÉC : QUI, au sein de la socié­té ? Soyons pré­cis. /ÉC] déclare les prin­cipes qui la fondent, qui la ras­semblent et qui l’or­ga­nisent. Ce texte-là ne peut être chan­gé aus­si faci­le­ment qu’une loi ordi­naire ; il faut une pro­cé­dure par­ti­cu­lière, plus solen­nelle, plus exi­geante [ÉC : exi­geante sur­tout pour évi­ter à tout prix les éven­tuels conflits d’in­té­rêts des consti­tuants, effec­ti­ve­ment. /ÉC], qui cor­res­ponde à la qua­li­té de l’acte à modi­fier ; il faut dis­tin­guer le pou­voir de faire les lois du pou­voir de révi­ser la Loi. Comme la plu­part des Consti­tu­tions, celle de 1958 opère cette dis­tinc­tion en réser­vant un titre spé­cial à la révi­sion consti­tu­tion­nelle – le titre XVI – et un article unique – l’ar­ticle 89.

Ces dis­po­si­tions par­ti­cu­lières règlent quatre questions :

- L’i­ni­tia­tive de la révi­sion. Elle appar­tient « concur­rem­ment au Pré­sident de la Répu­blique sur pro­po­si­tion du Pre­mier ministre et aux membres du Par­le­ment ». Ini­tia­tive par­ta­gée donc entre les par­le­men­taires et l’exé­cu­tif [ÉC : notez le pre­mier scan­dale qui consiste ici à pri­ver le peuple de toute ini­tia­tive consti­tuante. Et pensez‑y bien quand vous condui­rez vos propres ate­liers consti­tuants. /ÉC], mais sur­tout au sein même de l’exé­cu­tif : ni le Pré­sident ni le Pre­mier ministre ne peuvent enga­ger seul une pro­cé­dure de révi­sion ; le Pré­sident doit attendre – ou sol­li­ci­ter – la pro­po­si­tion du Pre­mier ministre, et, en retour, le Pre­mier ministre doit attendre – ou pro­vo­quer – la réponse du Pré­sident à sa pro­po­si­tion. Quand l’i­ni­tia­tive de la révi­sion vient de l’exé­cu­tif, l’ac­cord du Pré­sident et du Pre­mier ministre est ain­si néces­saire ; exi­gence rela­ti­ve­ment facile à satis­faire si l’un et l’autre appar­tiennent à la même famille poli­tique, beau­coup moins dans l’hy­po­thèse d’une coha­bi­ta­tion au som­met de l’État.

- L’a­dop­tion du pro­jet ou de la pro­po­si­tion. Qu’il vienne de l’exé­cu­tif — pro­jet — ou des par­le­men­taires — pro­po­si­tion — le texte doit être voté par cha­cune des deux assem­blées « en termes iden­tiques ». La pré­ci­sion est impor­tante. À la dif­fé­rence de la pro­cé­dure légis­la­tive ordi­naire où le Pre­mier ministre peut, en cas de désac­cord per­sis­tant entre les deux chambres, pro­vo­quer la réunion d’une com­mis­sion mixte pari­taire pour ten­ter d’a­bou­tir à un texte com­mun – et même deman­der à l’As­sem­blée natio­nale de sta­tuer défi­ni­ti­ve­ment — la pro­cé­dure de révi­sion ne pré­voit aucun moyen de for­cer l’ac­cord entre dépu­tés et séna­teurs. Ici, les deux assem­blées ont un égal pou­voir [ÉC : mais le peuple n’en a AUCUN, comme d’ha­bi­tude quand ce sont des « élus » qui sont consti­tuants. Pen­sez bien à ins­ti­tuer dif­fé­rents droits de veto popu­laires quand vous condui­rez vos propres ate­liers consti­tuants. /ÉC]; en main­te­nant sa rédac­tion, en refu­sant de prendre en compte les modi­fi­ca­tions de l’autre, cha­cune peut faire durer les débats indé­fi­ni­ment et, de fait, blo­quer la révi­sion. Plu­sieurs pro­jets ont ain­si échoué à ce stade, par obs­truc­tion du Sénat : l’ex­ten­sion du champ du réfé­ren­dum (1984), le droit pour les jus­ti­ciables de sou­le­ver devant les juri­dic­tions ordi­naires la ques­tion d’in­cons­ti­tu­tion­na­li­té (1990, 1993)…

- La rati­fi­ca­tion. Deux situa­tions doivent être dis­tin­guées : ou les par­le­men­taires sont à l’o­ri­gine de la révi­sion, et la rati­fi­ca­tion se fait obli­ga­toi­re­ment par réfé­ren­dum ; ou l’exé­cu­tif est à l’o­ri­gine, et le Pré­sident de la Répu­blique a le choix entre la rati­fi­ca­tion par réfé­ren­dum ou la rati­fi­ca­tion par le Congrès [ÉC : sans réfé­ren­dum, ce qui un scan­dale sans nom. /ÉC]. Le Congrès est la réunion, dans une même salle et au châ­teau de Ver­sailles, des dépu­tés et des séna­teurs qui doivent voter le pro­jet à la majo­ri­té des trois cin­quièmes des suf­frages expri­més pour qu’il soit rati­fié. La rai­son de cette dif­fé­rence de trai­te­ment entre pro­jet et pro­po­si­tion est, évi­dem­ment, poli­tique : le géné­ral de Gaulle crai­gnait que les ini­tia­tives par­le­men­taires de révi­sion aient pour objet de détruire son œuvre ; aus­si, connais­sant la très grande réserve des dépu­tés et séna­teurs à l’é­gard de la pra­tique réfé­ren­daire, il espé­rait limi­ter leurs « envies » de révi­sion en les sou­met­tant obli­ga­toi­re­ment au réfé­ren­dum. Il n’a­vait pas tort.

- Les limites de la révi­sion. Elles peuvent être clas­sées en deux caté­go­ries prin­ci­pales. D’a­bord, les limites jus­ti­fiées par les cir­cons­tances ; pour évi­ter que les révi­sions se fassent sous la pres­sion de l’oc­cu­pant ou d’un conflit, il est inter­dit d’en­ga­ger ou de pour­suivre une pro­cé­dure de révi­sion « lors­qu’il est por­té atteinte à l’in­té­gri­té du ter­ri­toire » ; pour évi­ter aus­si qu’un Pré­sident « inté­ri­maire » ne pro­fite de la situa­tion, l’u­sage de l’ar­ticle 89 est inter­dit « durant la vacance de la Pré­si­dence de la Répu­blique » ; pour évi­ter encore qu’un Pré­sident en exer­cice ne sai­sisse l’oc­ca­sion d’une crise excep­tion­nelle, il lui est inter­dit – par la déci­sion du Conseil consti­tu­tion­nel du 2 sep­tembre 1992 – de chan­ger la Consti­tu­tion lors­qu’il fait appli­ca­tion des pou­voirs de l’ar­ticle 16. Ensuite, des limites por­tant sur le conte­nu : « la forme répu­bli­caine du gou­ver­ne­ment, pré­cise le der­nier ali­néa de l’ar­ticle 89, ne peut faire l’ob­jet d’une révi­sion ». Si l’o­bli­ga­tion de res­pec­ter la « forme répu­bli­caine » signi­fie l’in­ter­dic­tion de réta­blir la monar­chie ou l’empire, la limite impo­sée au pou­voir de révi­sion est faible car le risque d’un tel réta­blis­se­ment est lui-même faible ; si, en revanche, l’ex­pres­sion signi­fie obli­ga­tion de res­pec­ter les valeurs et prin­cipes qui donnent à un régime sa « forme répu­bli­caine » – par exemple, la laï­ci­té, le ser­vice public, l’é­ga­li­té, la fra­ter­ni­té,… – la liber­té du pou­voir consti­tuant se trou­ve­rait for­te­ment réduite.

Si, dans sa déci­sion du 2 sep­tembre 1992, le Conseil consti­tu­tion­nel a rap­pe­lé l’en­semble de ces limites, il a décla­ré, dans sa déci­sion du 26 mars 2003, qu’il « ne tenait d’au­cune dis­po­si­tion de la Consti­tu­tion le pou­voir de sta­tuer sur une révi­sion de la Consti­tu­tion ». En l’es­pèce, il lui était deman­dé de décla­rer contraire à la forme répu­bli­caine du gou­ver­ne­ment la révi­sion posant que « l’or­ga­ni­sa­tion de la Répu­blique est décen­tra­li­sée ». Les limites à l’exer­cice du pou­voir de révi­sion sont posées mais le contrôle de leur res­pect n’est pas assu­ré. À tout le moins, est-il pos­sible de consi­dé­rer que le Conseil veille­rait au res­pect des limites posées aux articles 7, 16 et 89–4 de la Consti­tu­tion, pour le conte­nu des révi­sions, il retient son contrôle.

Au demeu­rant, l’ar­ticle 89 n’in­ter­di­sant pas une révi­sion des limites qu’il pose, le pou­voir consti­tuant pour­rait par­fai­te­ment les sup­pri­mer et retrou­ver ain­si une totale liber­té de déci­sion, y com­pris pour modi­fier la forme répu­bli­caine du gouvernement…

Et l’ar­ticle 11 ? Une révi­sion de la Consti­tu­tion est-elle pos­sible par le moyen de l’ar­ticle 11 ? En 1958, cha­cun s’ac­cor­dait pour consi­dé­rer que la Consti­tu­tion défi­nis­sait une seule pro­cé­dure de révi­sion, celle pré­vue à l’ar­ticle 89. Mais, en 1962, l’u­ti­li­sa­tion par le géné­ral de Gaulle de l’ar­ticle 11 pour modi­fier le mode d’é­lec­tion du Pré­sident de la Répu­blique oblige à reprendre la lec­ture de cet article, et en par­ti­cu­lier de la dis­po­si­tion pré­voyant que peut être sou­mis au réfé­ren­dum « tout pro­jet de loi por­tant sur l’or­ga­ni­sa­tion des pou­voirs publics ». Or, juri­di­que­ment, il est clair qu’un des objets prin­ci­paux d’une Consti­tu­tion est d’or­ga­ni­ser les pou­voirs publics ; la pre­mière loi consti­tu­tion­nelle de la IIIe Répu­blique est, d’ailleurs, inti­tu­lée « loi rela­tive à l’or­ga­ni­sa­tion des pou­voirs publics ». La pos­si­bi­li­té d’une révi­sion par le moyen de l’ar­ticle 11 est donc consti­tu­tion­nel­le­ment défen­dable. Pour­tant, ce sont sur­tout des consi­dé­ra­tions poli­tiques qui ont été avan­cées pour jus­ti­fier l’u­sage de l’ar­ticle 11. La pro­cé­dure qu’il ins­ti­tue pro­cure, en effet, deux « avan­tages » – qui peuvent être lus aus­si comme deux « inconvénients » :

- La mise hors jeu du Par­le­ment. Avec l’ar­ticle 11, le pro­jet de révi­sion, pré­sen­té par le Pré­sident de la Répu­blique sur pro­po­si­tion du Pre­mier ministre, est direc­te­ment sou­mis au vote du peuple par réfé­ren­dum. La seule obli­ga­tion pour le gou­ver­ne­ment est de faire sa pro­po­si­tion de révi­sion pen­dant la durée des ses­sions par­le­men­taires et de l’ac­com­pa­gner d’une décla­ra­tion sui­vie d’un débat dans cha­cune des deux assem­blées ; mais aucun tra­vail ni, a for­tio­ri, aucun vote sur le pro­jet lui-même ne sont pré­vus. Un Par­le­ment en désac­cord avec le pro­jet ne pour­rait mani­fes­ter son oppo­si­tion que par le dépôt et le vote d’une motion de cen­sure. Ce qu’il fit en octobre 1962, pro­vo­quant la seule « chute » par­le­men­taire d’un gou­ver­ne­ment sous la Ve République.

- La sup­pres­sion des limites. L’ar­ticle 11 ne pré­voit aucune limite de cir­cons­tances ou de conte­nu à l’exer­cice du pou­voir de modi­fier direc­te­ment par réfé­ren­dum l’or­ga­ni­sa­tion des pou­voirs publics. Sauf à consi­dé­rer que les limites énon­cées à l’ar­ticle 89 sont éga­le­ment valables pour l’ar­ticle 11 – mais aucun ren­voi n’est fait d’un article à l’autre – le pou­voir de révi­sion est, ici, tota­le­ment libre.

Au fond, l’ar­ticle 11 ne s’est impo­sé comme moda­li­té pos­sible de révi­sion que parce que l’ar­ticle 89 donne au Sénat, chambre haute issue d’un suf­frage indi­rect, un pou­voir de blo­cage ; hos­tile, en 1962, à l’é­lec­tion popu­laire du chef de l’É­tat, il n’au­rait jamais lais­sé « pas­ser » cette révi­sion par la pro­cé­dure de l’ar­ticle 89. Contour­ner le refus pré­vi­sible du Sénat fut sans doute, à cette époque, la véri­table rai­son du recours à l’ar­ticle 11.

Au demeu­rant, l’ar­ticle 11 n’a été uti­li­sé que deux fois comme moyen de révi­sion, avec suc­cès en 1962 et, sans suc­cès en 1969, pro­vo­quant le départ du géné­ral de Gaulle. L’ar­ticle 89 reste donc la pro­cé­dure de droit com­mun de la révi­sion consti­tu­tion­nelle. Mais, article 11 ou article 89, à trop sou­vent chan­ger la Consti­tu­tion, il arrive qu’un pays change, sans s’en aper­ce­voir, de Consti­tu­tion ; la meilleure solu­tion, alors, est peut-être que le peuple reprenne, dans sa glo­ba­li­té, son pou­voir constituant.

 
Rap­pels importants :

Domi­nique Rousseau :
« Démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, c’est un contre-sens. » [..]
« La repré­sen­ta­tion n’est pas la démocratie. » [..]
« L’ex­pres­sion du peuple est contraire à la repré­sen­ta­tion car dans le régime repré­sen­ta­tif, le peuple ne parle pas, ce sont ses repré­sen­tants. Il y a donc un pro­blème quant à la défi­ni­tion qu’on accepte tous comme allant de soi, démo­cra­tique repré­sen­ta­tive alors qu’elle ne va abso­lu­ment pas de soi. » [..]
« Je ne parle pas de démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, je parle de sys­tème représentatif. »


_______________

La Stra­té­gie du Choc ~ Nao­mi Klein ~ Capi­ta­lisme du désastre

Une autre copie du film de Nao­mi, avec du son jus­qu’au bout 🙂

_______________

Bon. Dites, vous en êtes où, vous, de vos mini ate­liers consti­tuants, pro­li­fiques et conta­gieux ? 🙂

J’ai hâte de lire vos pro­po­si­tions d’articles 🙂

On ne s’en sor­ti­ra que comme ça, je crois.

Bon cou­rage à vous tous.

Étienne.

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :
https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​3​8​6​2​6​3​8​9​9​7​317

Pour m'aider et m'encourager à continuer, il est désormais possible de faire un don.
Un grand merci aux donatrices et donateurs : par ce geste, vous permettez à de beaux projets de voir le jour, pour notre cause commune.
Étienne

Catégorie(s) de l'article :

17 Commentaires

  1. etienne

    Brève com­pi­la­tion d’é­tats de choc ayant ser­vi à jus­ti­fier de hon­teux coups de force gouvernementaux :
    Atten­tats dans le monde du 11 sep­tembre 2001 au 13 novembre 2015, du World Trade Cen­ter au Bataclan :

    Réponse
  2. José Valverde

    Article x de la pro­chaine constitution :
    toutes les lois sont votées direc­te­ment par le peuple.

    Réponse
  3. etienne

    Hol­lande change la consti­tu­tion pour Noël, chose pour­tant inter­dite durant l’é­tat d’urgence ! 

    http://​www​.wikis​trike​.com/​2​0​1​5​/​1​2​/​h​o​l​l​a​n​d​e​-​c​h​a​n​g​e​-​l​a​-​c​o​n​s​t​i​t​u​t​i​o​n​-​p​o​u​r​-​n​o​e​l​-​c​h​o​s​e​-​p​o​u​r​t​a​n​t​-​i​n​t​e​r​d​i​t​e​-​d​u​r​a​n​t​-​l​-​e​t​a​t​-​d​-​u​r​g​e​n​c​e​.​h​tml

    [ÉC : ATTENTION : « l’é­tat d’ur­gence », ce n’est PAS l’ar­ticle 16 ; « l’é­tat d’ur­gence » n’est même pas pré­vu par la consti­tu­tion : « l’é­tat d’ur­gence » est ren­du pos­sible par une simple loi de 1955 (qui date donc de la guerre d’Al­gé­rie) non abro­gée et bien com­mode aujourd’­hui pour les tyrans débutants.
    Voir
    https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_d’urgence_en_France.

    Et il ne faut pas comp­ter sur le Conseil consti­tu­tion­nel pour nous pro­té­ger contre les pou­voirs : ce 22 décembre, il vient de reje­ter la QPC sur ce sujet : aucun dan­ger pour nos liber­tés, cir­cu­lez, on vous dit. /ÉC]

    Réponse
  4. claude saint-jarre

    Le son de la stra­té­gie du choc est cou­pé au 34 de la vidéo.

    Réponse
  5. Jerome Sanchez

    La France sombre !

    Réponse
  6. Jerome Sanchez

    Le côté obs­cur de la France – Appel à mobi­li­sa­tion contre le pro­jet de réforme de l’élection pré­si­den­tielle de 2017

    Fran­çois Asse­li­neau s’a­dresse à vous pour lan­cer un double appel :

    1)- un appel à la vigi­lance devant les pro­jets de réforme consti­tu­tion­nels à la sauvette,

    2)- un appel à la mobi­li­sa­tion de tous contre l’ac­tuel pro­jet de loi (dite « loi Urvoas ») qui vise à ren­for­cer les dif­fi­cul­tés d’accès à l’élection pré­si­den­tielle de 2017 et à rompre l’é­ga­li­té de trai­te­ment média­tique entre les candidats.

    Source : https://​you​tu​.be/​U​V​J​3​L​k​H​T​9Jk

    Réponse
  7. MONDON

    Réveillez les fran­çais contre les abus de pou­voir, contre la Toute-Puis­sance du gou­ver­ne­ment de Hol­lande. Inter­ve­nez mas­si­ve­ment, expli­quez aux fran­çais abat­tus, déso­rien­tés. Hol­lande est certes, un fin tac­ti­cien mais a mené la Répu­blique, la France dans un gouffre inson­dable, mani­gances, dépenses incon­si­dé­rées, injus­ti­fiées des deniers de l’E­tat (des fran­çais). Ne peut-on pas le destituer ?

    Réponse
  8. binnemaya

    Bon­jour à tous,

    Je vous donne mon avis sur le pro­ces­sus en cours qui devrait faire honte a tous les Hommes du monde :
    1.Ostracisation
    2.Regroupement
    3.Déshumanisation
    4.Suppression

    Ce sché­mas est appli­qué par les USA depuis 100ans avec les Noirs, His­pa­niques bref les non dési­ré. Chez eux ils l’ont cou­vert de morale (comme d’hab c’est plus cool pour leur conscience) en pré­ten­dant lut­ter contre la drogue. On retrouve comme le dit Han­nah Arendt tou­jours la même trame de fond de la ges­tion du pou­voir qui devant un sys­tème éco­no­mique entrain d’im­plo­ser cherche a gar­der son pou­voir par tous les moyens alors on désigne des faux coupables,on créer l’a­mal­game ce qui per­met de les essen­tia­li­ser puis de les regrou­per en camps ou en pri­son alors il ne reste plus qu’a les éli­mi­ner (dis­crè­te­ment off course)

    Réponse
  9. etienne

    Oli­vier Berruyer :
    Et main­te­nant, ils en sont déjà à vou­loir re-créer des apa­trides… (ce qui est pos­sible pour info !)
    http://​www​.les​-crises​.fr/​e​t​-​m​a​i​n​t​e​n​a​n​t​-​i​l​s​-​e​n​-​s​o​n​t​-​d​e​j​a​-​a​-​v​o​u​l​o​i​r​-​r​e​-​c​r​e​e​r​-​d​e​s​-​a​p​a​t​r​i​d​e​s​-​c​e​-​q​u​i​-​e​s​t​-​p​o​s​s​i​ble
    _____________

    [ÉC :] Moi, j’ai l’im­pres­sion qu’un bruit immense est savam­ment orches­tré autour de cette ques­tion des apa­trides (pro­blème com­plè­te­ment sur­in­ter­pré­té et sur­di­men­sion­né), pour qu’on ne parle PAS de ce qui l’ac­com­pagne en tapi­nois dans le pro­jet gou­ver­ne­men­tal de révi­sion consti­tu­tion­nelle sans réfé­ren­dum : la scan­da­leuse consti­tu­tion­na­li­sa­tion de l’é­tat d’ur­gence, signe pour­tant clair (et autre­ment plus grave) de muta­tion du régime vers l’ar­bi­traire per­ma­nent. [/ÉC]

    Réponse
  10. etienne

    Gior­gio Agamben :
    De l’État de droit à l’État de sécurité

    http://​www​.lemonde​.fr/​i​d​e​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​1​5​/​1​2​/​2​3​/​d​e​-​l​-​e​t​a​t​-​d​e​-​d​r​o​i​t​-​a​-​l​-​e​t​a​t​-​d​e​-​s​e​c​u​r​i​t​e​_​4​8​3​6​8​1​6​_​3​2​3​2​.​h​tml

    Pour le phi­lo­sophe ita­lien Gior­gio Agam­ben, l’état d’urgence n’est pas un bou­clier qui pro­tège la démo­cra­tie. Il a, au contraire, selon lui, tou­jours accom­pa­gné les dictatures.

    On ne com­prend pas l’enjeu véri­table de la pro­lon­ga­tion de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une trans­for­ma­tion radi­cale du modèle éta­tique qui nous est fami­lier. Il faut avant tout démen­tir le pro­pos des femmes et hommes poli­tiques irres­pon­sables, selon les­quels l’état d’urgence serait un bou­clier pour la démocratie.

    Les his­to­riens savent par­fai­te­ment que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est jus­te­ment le dis­po­si­tif par lequel les pou­voirs tota­li­taires se sont ins­tal­lés en Europe. Ain­si, dans les années qui ont pré­cé­dé la prise du pou­voir par Hit­ler, les gou­ver­ne­ments sociaux-démo­crates de Wei­mar avaient eu si sou­vent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en alle­mand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà ces­sé, avant 1933, d’être une démo­cra­tie parlementaire.

    Or le pre­mier acte d’Hitler, après sa nomi­na­tion, a été de pro­cla­mer un état d’urgence, qui n’a jamais été révo­qué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être com­mis impu­né­ment en Alle­magne par les nazis, on oublie que ces actes étaient par­fai­te­ment légaux, car le pays était sou­mis à l’état d’exception et que les liber­tés indi­vi­duelles étaient suspendues.

    On ne voit pas pour­quoi un pareil scé­na­rio ne pour­rait pas se répé­ter en France : on ima­gine sans dif­fi­cul­té un gou­ver­ne­ment d’extrême droite se ser­vir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gou­ver­ne­ments socia­listes ont désor­mais habi­tué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence pro­lon­gé, et dans lequel les opé­ra­tions de police se sub­sti­tuent pro­gres­si­ve­ment au pou­voir judi­ciaire, il faut s’attendre à une dégra­da­tion rapide et irré­ver­sible des ins­ti­tu­tions publiques.

    Entre­te­nir la peur

    Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le pro­ces­sus qui est en train de faire évo­luer les démo­cra­ties occi­den­tales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appe­ler Etat de sécu­ri­té (« Secu­ri­ty State », comme disent les poli­to­logues amé­ri­cains). Le mot « sécu­ri­té » est tel­le­ment entré dans le dis­cours poli­tique que l’on peut dire, sans crainte de se trom­per, que les « rai­sons de sécu­ri­té » ont pris la place de ce qu’on appe­lait, autre­fois, la « rai­son d’Etat ». Une ana­lyse de cette nou­velle forme de gou­ver­ne­ment fait, cepen­dant, défaut. Comme l’Etat de sécu­ri­té ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Fou­cault appe­lait les « socié­tés de dis­ci­pline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une pos­sible définition.

    Dans le modèle du Bri­tan­nique Tho­mas Hobbes, qui a si pro­fon­dé­ment influen­cé notre phi­lo­so­phie poli­tique, le contrat qui trans­fère les pou­voirs au sou­ve­rain pré­sup­pose la peur réci­proque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient jus­te­ment mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécu­ri­té, ce sché­ma se ren­verse : l’Etat se fonde dura­ble­ment sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonc­tion essen­tielle et sa légitimité.

    Fou­cault avait déjà mon­tré que, lorsque le mot « sécu­ri­té » appa­raît pour la pre­mière fois en France dans le dis­cours poli­tique avec les gou­ver­ne­ments phy­sio­crates avant la Révo­lu­tion, il ne s’agissait pas de pré­ve­nir les catas­trophes et les famines, mais de les lais­ser adve­nir pour pou­voir ensuite les gou­ver­ner et les orien­ter dans une direc­tion qu’on esti­mait profitable.

    Aucun sens juridique

    De même, la sécu­ri­té dont il est ques­tion aujourd’hui ne vise pas à pré­ve­nir les actes de ter­ro­risme (ce qui est d’ailleurs extrê­me­ment dif­fi­cile, sinon impos­sible, puisque les mesures de sécu­ri­té ne sont effi­caces qu’après coup, et que le ter­ro­risme est, par défi­ni­tion, une série des pre­miers coups), mais à éta­blir une nou­velle rela­tion avec les hommes, qui est celle d’un contrôle géné­ra­li­sé et sans limites – d’où l’insistance par­ti­cu­lière sur les dis­po­si­tifs qui per­mettent le contrôle total des don­nées infor­ma­tiques et com­mu­ni­ca­tion­nelles des citoyens, y com­pris le pré­lè­ve­ment inté­gral du conte­nu des ordinateurs.

    Le risque, le pre­mier que nous rele­vons, est la dérive vers la créa­tion d’une rela­tion sys­té­mique entre ter­ro­risme et Etat de sécu­ri­té : si l’Etat a besoin de la peur pour se légi­ti­mer, il faut alors, à la limite, pro­duire la ter­reur ou, au moins, ne pas empê­cher qu’elle se pro­duise. On voit ain­si les pays pour­suivre une poli­tique étran­gère qui ali­mente le ter­ro­risme qu’on doit com­battre à l’intérieur et entre­te­nir des rela­tions cor­diales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les orga­ni­sa­tions terroristes.

    Dans un pays qui vit dans un état d’urgence pro­lon­gé, et dans lequel les opé­ra­tions de police se sub­sti­tuent pro­gres­si­ve­ment au pou­voir judi­ciaire, il faut s’attendre à une dégra­da­tion rapide et irré­ver­sible des ins­ti­tu­tions publiques

    Un deuxième point, qu’il est impor­tant de sai­sir, est le chan­ge­ment du sta­tut poli­tique des citoyens et du peuple, qui était cen­sé être le titu­laire de la sou­ve­rai­ne­té. Dans l’Etat de sécu­ri­té, on voit se pro­duire une ten­dance irré­pres­sible vers ce qu’il faut bien appe­ler une dépo­li­ti­sa­tion pro­gres­sive des citoyens, dont la par­ti­ci­pa­tion à la vie poli­tique se réduit aux son­dages élec­to­raux. Cette ten­dance est d’autant plus inquié­tante qu’elle avait été théo­ri­sée par les juristes nazis, qui défi­nissent le peuple comme un élé­ment essen­tiel­le­ment impo­li­tique, dont l’Etat doit assu­rer la pro­tec­tion et la croissance.

    Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre poli­tique cet élé­ment impo­li­tique : par l’égalité de souche et de race, qui va le dis­tin­guer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécu­ri­té contem­po­rain : ce qu’il faut com­prendre, c’est que, si on dépo­li­tise les citoyens, ils ne peuvent sor­tir de leur pas­si­vi­té que si on les mobi­lise par la peur contre un enne­mi étran­ger qui ne leur soit pas seule­ment exté­rieur (c’étaient les juifs en Alle­magne, ce sont les musul­mans en France aujourd’hui).

    Incer­ti­tude et terreur

    C’est dans ce cadre qu’il faut consi­dé­rer le sinistre pro­jet de déchéance de la natio­na­li­té pour les citoyens bina­tio­naux, qui rap­pelle la loi fas­ciste de 1926 sur la déna­tio­na­li­sa­tion des « citoyens indignes de la citoyen­ne­té ita­lienne » et les lois nazies sur la déna­tio­na­li­sa­tion des juifs.

    Un troi­sième point, dont il ne faut pas sous-éva­luer l’importance, est la trans­for­ma­tion radi­cale des cri­tères qui éta­blissent la véri­té et la cer­ti­tude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un obser­va­teur atten­tif dans les comptes ren­dus des crimes ter­ro­ristes, c’est le renon­ce­ment inté­gral à l’établissement de la cer­ti­tude judiciaire.

    Alors qu’il est enten­du dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être cer­ti­fié que par une enquête judi­ciaire, sous le para­digme sécu­ri­taire, on doit se conten­ter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux ins­tances qui ont tou­jours été consi­dé­rées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contra­dic­tions patentes dans les recons­truc­tions hâtives des évé­ne­ments, qui éludent sciem­ment toute pos­si­bi­li­té de véri­fi­ca­tion et de fal­si­fi­ca­tion et qui res­semblent davan­tage à des com­mé­rages qu’à des enquêtes. Cela signi­fie que l’Etat de sécu­ri­té a inté­rêt à ce que les citoyens – dont il doit assu­rer la pro­tec­tion – res­tent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la ter­reur vont de pair.

    C’est la même incer­ti­tude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute per­sonne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses rai­sons de pen­ser que son com­por­te­ment consti­tue une menace pour l’ordre public et la sécu­ri­té ». Il est tout à fait évident que la for­mule « sérieuses rai­sons de pen­ser » n’a aucun sens juri­dique et, en tant qu’elle ren­voie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécu­ri­té, ces for­mules indé­ter­mi­nées, qui ont tou­jours été consi­dé­rées par les juristes comme contraires au prin­cipe de la cer­ti­tude du droit, deviennent la norme.

    Dépo­li­ti­sa­tion des citoyens

    La même impré­ci­sion et les mêmes équi­voques reviennent dans les décla­ra­tions des femmes et hommes poli­tiques, selon les­quelles la France serait en guerre contre le ter­ro­risme. Une guerre contre le ter­ro­risme est une contra­dic­tion dans les termes, car l’état de guerre se défi­nit pré­ci­sé­ment par la pos­si­bi­li­té d’identifier de façon cer­taine l’ennemi qu’on doit com­battre. Dans la pers­pec­tive sécu­ri­taire, l’ennemi doit – au contraire – res­ter dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aus­si à l’extérieur – puisse être iden­ti­fié en tant que tel.

    Main­tien d’un état de peur géné­ra­li­sé, dépo­li­ti­sa­tion des citoyens, renon­ce­ment à toute cer­ti­tude du droit : voi­là trois carac­tères de l’Etat de sécu­ri­té, qui ont de quoi trou­bler les esprits. Car cela signi­fie, d’une part, que l’Etat de sécu­ri­té dans lequel nous sommes en train de glis­ser fait le contraire de ce qu’il pro­met, puisque – si sécu­ri­té veut dire absence de sou­ci (sine cura) – il entre­tient, en revanche, la peur et la ter­reur. L’Etat de sécu­ri­té est, d’autre part, un Etat poli­cier, car, par l’éclipse du pou­voir judi­ciaire, il géné­ra­lise la marge dis­cré­tion­naire de la police qui, dans un état d’urgence deve­nu nor­mal, agit de plus en plus en souverain.

    Par la dépo­li­ti­sa­tion pro­gres­sive du citoyen, deve­nu en quelque sorte un ter­ro­riste en puis­sance, l’Etat de sécu­ri­té sort enfin du domaine connu de la poli­tique, pour se diri­ger vers une zone incer­taine, où le public et le pri­vé se confondent, et dont on a du mal à défi­nir les frontières.

    Gior­gio Agamben

    Gior­gio Agam­ben est né en 1942 à Rome (Ita­lie). Phi­lo­sophe, auteur d’une œuvre théo­rique recon­nue et tra­duite dans le monde entier, il vient de publier La Guerre civile. Pour une théo­rie poli­tique de la Sta­si, tra­duit par Joël Gay­raud (Points, 96 pages, 6,50 euros) et L’Usage des corps. Homo Sacer, IV, 2, tra­duit par Joël Gay­raud (Seuil, 396 pages, 26 euros).

    Source : http://​www​.lemonde​.fr/​i​d​e​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​1​5​/​1​2​/​2​3​/​d​e​-​l​-​e​t​a​t​-​d​e​-​d​r​o​i​t​-​a​-​l​-​e​t​a​t​-​d​e​-​s​e​c​u​r​i​t​e​_​4​8​3​6​8​1​6​_​3​2​3​2​.​h​tml

    Réponse
  11. binnemaya

    Bon­jour à tous,

    Comme dit Machia­vel dans le Dis­cours sur la pre­mière décade de Tite-Live, « Lorsque la for­tune pré­pare le bou­le­ver­se­ment d’un empire, elle place à sa tête des hommes capables d’en hâter la chute »

    Ce texte d’E­ric Hazan sur lun​di​.am est excellent et se passe de commentaires :

    https://​lun​di​.am/​2​0​1​5​-​q​u​e​l​l​e​-​a​n​n​e​e​-​p​a​r​-​E​r​i​c​-​H​a​zan

    Réponse
  12. miotisoa

    Jean-Charles Mar­chia­ni a mar­qué l’histoire de la cin­quième Répu­blique fran­çaise par son talent inné de négo­cia­teur hors pair vu qu’il a fait un suc­cès de plu­sieurs ins­ti­tu­tions fran­caises. Il est donc indé­nia­ble­ment le pilier de cette répu­blique. Cet homme poli­tique Fran­çais, ancien­ne­ment haut-fonc­tion­naire est pré­sent dans la majo­ri­té des affaires jugées sen­sibles et déli­cates que l’Hexagone a eu à démê­ler aux alen­tours des années 80 et 90. Le pré­fet Mar­chia­ni est sans aucun doute une figure poli­tique dont tout le monde se sou­vien­dra même des décen­nies après ses prouesses. . En effet, Jean-Charles Mar­chia­ni fut un négo­cia­teur hors pair, ayant per­mis de venir à bout de situa­tions qui sem­blaient par­fois deve­nir des causes per­dues et de plu­sieurs libé­ra­tions d’otages fran­çais déte­nus dans le monde.
    Bref, son por­trait est celui d’un per­son­nage dont le pro­fil est assez connu dans le monde des informations.

    Réponse

Laisser un commentaire

Derniers articles

Essai pour un contrôle populaire des institutions – DÉFINITION, FORCE ET ENJEUX DE LA CONSTITUTION : pourquoi nous sommes complètement fous de ne pas nous y intéresser en priorité absolue (3 vidéos intégrales et texte)

Essai pour un contrôle populaire des institutions – DÉFINITION, FORCE ET ENJEUX DE LA CONSTITUTION : pourquoi nous sommes complètement fous de ne pas nous y intéresser en priorité absolue (3 vidéos intégrales et texte)

Chers amis, Je récapitule, sur ma chaîne et dans ce billet, les vidéos que j'ai conçues et publiées pour Une Nôtre Histoire pour faire le point sur la démocratie et les institutions, en insistant évidemment sur l'importance prioritaire d'un processus constituant...