David Koubbi (avocat de Jérôme Kerviel) : JUSTICE vs FINANCE (Thinkerview)

27/11/2016 | 22 commentaires

Encore un très inté­res­sant entre­tien pro­po­sé par Thin­ker­view,
cette fois-ci avec David Koub­bi, l’a­vo­cat de Jérôme Kerviel. 

Ça décape 🙂

httpv://youtu.be/-odoA0BauaE

Ce serait bien de rédi­ger un plan détaillé de cet entre­tien, comme un aide-mémoire, pour nous aider à en mémo­ri­ser les idées.

En fait, tous les entre­tiens de Thin­ker­view sont concer­nés par cette remarque 😉

——

J’ai­me­rais sou­mettre ma thèse au feu de l’es­prit cri­tique de David, thèse selon laquelle c’est pré­ci­sé­ment la pro­cé­dure de l’é­lec­tion (ce qu’on appelle fau­ti­ve­ment le « suf­frage uni­ver­sel » : « élire des maîtres, au lieu de voter des lois ») qui est la cause pre­mière qui per­met aux plus riches d’a­che­ter le pou­voir poli­tique, lit­té­ra­le­ment, depuis 200 ans. 

Tout le reste (un État et des ser­vices publics pro­fon­dé­ment cor­rom­pus, par la tête prin­ci­pa­le­ment, et une infi­ni­té d’in­jus­tices impu­nies à tra­vers le corps social) n’é­tant, dans cette ana­lyse, qu’une série de consé­quences de cette catas­trophe première.

Or, « dieu rit des hommes qui déplorent les effets dont ils adorent les causes ».
Autre­ment dit, il est inco­hé­rent de déplo­rer le capi­ta­lisme finan­cier tout en ado­rant comme une vache sacrée l’é­lec­tion par­mi des can­di­dats (pro­cé­dure qui donne pré­ci­sé­ment le pou­voir à ceux qui ont les moyens de finan­cer leurs candidats).

À bien écou­ter David Koub­bi dans cet entre­tien, j’ai l’in­tui­tion qu’il n’au­ra pas de mal à par­ta­ger cette analyse 😉

Étienne.

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Étienne

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22 Commentaires

  1. etienne

    Et si on liquidait les partis politiques ?

    https://​usbe​ke​tri​ca​.com/​a​r​t​i​c​l​e​/​e​t​-​s​i​-​o​n​-​l​i​q​u​i​d​a​i​t​-​l​e​s​-​p​a​r​t​i​s​-​p​o​l​i​t​i​q​ues

    Mon com­men­taire :
    1) Les par­tis ne servent qu’à gagner les élections.
    2) Les élec­tions DONNENT le pou­voir aux plus riches.
    3) Les élec­tions pro­duisent (et ver­rouillent) le capitalisme.

    Donc, la sup­pres­sion des par­tis sans chan­ger la pro­cé­dure de dési­gna­tion des acteurs poli­tiques est un rêve de singe : si on garde la pro­cé­dure de l’é­lec­tion pour dési­gner les acteurs poli­tique, RIEN ne pour­ra empê­cher les hommes de se coa­li­ser en par­tis pour essayer de gagner la com­pé­ti­tion électorale. 

    On ne vien­dra pas à bout de la consé­quence (les par­tis) sans s’en prendre à sa cause (l’é­lec­tion). Et cette cause ne nous est acces­sible QUE SI nous ces­sons de démis­sion­ner, per­son­nel­le­ment, du pro­ces­sus consti­tuant (puisque c’est pré­ci­sé­ment dans la consti­tu­tion qu’est ins­ti­tuée — ou pas — l’élection).

    Pour dépro­fes­sion­na­li­ser la poli­tique, il faut com­men­cer par le com­men­ce­ment : nous entraî­ner dès aujourd’­hui à réécrire nous-mêmes notre consti­tu­tion, et notam­ment apprendre à y intro­duire la part de tirage au sort néces­saire pour mettre dura­ble­ment le pou­voir hors de por­tée des plus riches.

    #pas­de­dé­mo­cra­tie­sans­ti­ra­geau­sort

    #pas­de­cons­ti­tu­tion­sans­ci­toyens­cons­ti­tuants

    Réponse
      • Ronald

        Simone Weil a pour­sui­vi sa réflexion sur le sujet un peu plus tard, dans l’En­ra­ci­ne­ment, par le biais de la liber­té d’expression :

        « D’une manière géné­rale, tous les pro­blèmes concer­nant la liber­té d’ex­pres­sion s’é­clair­cissent si l’on pose que cette liber­té est un besoin de l’in­tel­li­gence, et que l’in­tel­li­gence réside uni­que­ment dans l’être humain consi­dé­ré seul. Il n’y a pas d’exer­cice col­lec­tif de l’in­tel­li­gence. Par suite nul grou­pe­ment ne peut légi­ti­me­ment pré­tendre à la liber­té d’ex­pres­sion, parce que nul grou­pe­ment n’en a le moins du monde besoin.
        Bien au contraire, la pro­tec­tion de la liber­té de pen­ser exige qu’il soit inter­dit par la loi à un grou­pe­ment d’ex­pri­mer une opi­nion. Car lors­qu’un groupe se met à avoir des opi­nions, il tend inévi­ta­ble­ment à les impo­ser à ses membres. Tôt ou tard les indi­vi­dus se trouvent empê­chés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de pro­blèmes plus ou moins consi­dé­rables, d’ex­pri­mer des opi­nions oppo­sées à celles du groupe, à moins d’en sor­tir. Mais la rup­ture avec un groupe dont on est membre entraîne tou­jours des souf­frances, tout au moins une souf­france sen­ti­men­tale. Et autant le risque, la pos­si­bi­li­té de souf­france, sont des élé­ments sains et néces­saires de l’ac­tion, autant ce sont choses mal­saines dans l’exer­cice de l’in­tel­li­gence. Une crainte, même légère, pro­voque tou­jours soit du flé­chis­se­ment, soit du rai­dis­se­ment, selon le degré de cou­rage, et il n’en faut pas plus pour faus­ser l’ins­tru­ment de pré­ci­sion extrê­me­ment déli­cat et fra­gile que consti­tue l’in­tel­li­gence. Même l’a­mi­tié à cet égard est un grand dan­ger. L’in­tel­li­gence est vain­cue dès que l’ex­pres­sion des pen­sées est pré­cé­dée, expli­ci­te­ment ou impli­ci­te­ment, du petit mot « nous ». Et quand la lumière de l’in­tel­li­gence s’obs­cur­cit, au bout d’un temps assez court l’a­mour du bien s’égare.
        La solu­tion pra­tique immé­diate, c’est l’a­bo­li­tion des par­tis poli­tiques. La lutte des par­tis, telle qu’elle exis­tait dans la Troi­sième Répu­blique, est into­lé­rable ; le par­ti unique, qui en est d’ailleurs inévi­ta­ble­ment l’a­bou­tis­se­ment, est le degré extrême du mal ; il ne reste d’autre pos­si­bi­li­té qu’une vie publique sans par­tis. Aujourd’­hui, pareille idée sonne comme quelque chose de nou­veau et d’au­da­cieux. Tant mieux, puis­qu’il faut du nou­veau. Mais en fait c’est sim­ple­ment la tra­di­tion de 1789. Aux yeux des gens de 1789, il n’y avait même pas d’autre pos­si­bi­li­té ; une vie publique telle que la nôtre au cours du der­nier demi-siècle leur aurait paru un hideux cau­che­mar ; ils n’au­raient jamais cru pos­sible qu’un repré­sen­tant du peuple pût abdi­quer sa digni­té au point de deve­nir le membre dis­ci­pli­né d’un parti.
        Rous­seau d’ailleurs avait mon­tré clai­re­ment que la lutte des par­tis tue auto­ma­ti­que­ment la Répu­blique. Il en avait pré­dit les effets. Il serait bon d’en­cou­ra­ger en ce moment la lec­ture du Contrat Social. En fait, à pré­sent, par­tout où il y avait des par­tis poli­tiques, la démo­cra­tie est morte. Cha­cun sait que les par­tis anglais ont des tra­di­tions, un esprit, une fonc­tion tels qu’ils ne sont com­pa­rables à rien d’autre. Cha­cun sait aus­si que les équipes concur­rentes des États-Unis ne sont pas des par­tis poli­tiques. Une démo­cra­tie où la vie publique est consti­tuée par la lutte des par­tis poli­tiques est inca­pable d’empêcher la for­ma­tion d’un par­ti qui ait pour but avoué de la détruire. Si elle fait des lois d’ex­cep­tion, elle s’as­phyxie elle-même. Si elle n’en fait pas, elle est aus­si en sécu­ri­té qu’un oiseau devant un serpent.
        Il fau­drait dis­tin­guer deux espèces de grou­pe­ments, les grou­pe­ments d’in­té­rêts, aux­quels l’or­ga­ni­sa­tion et la dis­ci­pline seraient auto­ri­sées dans une cer­taine mesure, et les grou­pe­ments d’i­dées, aux­quels elles seraient rigou­reu­se­ment inter­dites. Dans la situa­tion actuelle, il est bon de per­mettre aux gens de se grou­per pour défendre leurs inté­rêts, c’est-à-dire les gros sous et les choses simi­laires, et de lais­ser ces grou­pe­ments agir dans des limites très étroites et sous la sur­veillance per­pé­tuelle des pou­voirs publics. Mais il ne faut pas les lais­ser tou­cher aux idées. Les grou­pe­ments où s’a­gitent des pen­sées doivent être moins des grou­pe­ments que des milieux plus ou moins fluides. Quand une action s’y des­sine, il n’y a pas de rai­son qu’elle soit exé­cu­tée par d’autres que par ceux qui l’approuvent. […]
        L’au­to­ri­sa­tion des grou­pe­ments d’i­dées pour­rait être sou­mise à deux condi­tions. L’une, que l’ex­com­mu­ni­ca­tion n’y existe pas. Le recru­te­ment se ferait libre­ment par voie d’af­fi­ni­té, sans tou­te­fois que per­sonne puisse être invi­té à adhé­rer à un ensemble d’af­fir­ma­tions cris­tal­li­sées en for­mules écrites ; mais un membre une fois admis ne pour­rait être exclu que pour faute contre l’hon­neur ou délit de noyau­tage ; délit qui impli­que­rait d’ailleurs une orga­ni­sa­tion illé­gale et par suite expo­se­rait à un châ­ti­ment plus grave.
        Il y aurait là véri­ta­ble­ment une mesure de salut public, l’ex­pé­rience ayant mon­tré que les États tota­li­taires sont éta­blis par les par­tis tota­li­taires, et que les par­tis tota­li­taires se forgent à coups d’ex­clu­sions pour délit d’opinion.
        L’autre condi­tion pour­rait être qu’il y ait réel­le­ment cir­cu­la­tion d’i­dées, et témoi­gnage tan­gible de cette cir­cu­la­tion, sous forme de bro­chures, revues ou bul­le­tins dac­ty­lo­gra­phiés dans les­quels soient étu­diés des pro­blèmes d’ordre géné­ral. Une trop grande uni­for­mi­té d’o­pi­nions ren­drait un grou­pe­ment suspect.
        Au reste, tous les grou­pe­ments d’i­dées seraient auto­ri­sés à agir comme bon leur sem­ble­rait, à condi­tion de ne pas vio­ler la loi et de ne contraindre leurs membres par aucune discipline.
        Quant aux grou­pe­ments d’in­té­rêts, leur sur­veillance devrait impli­quer d’a­bord une dis­tinc­tion ; c’est que le mot inté­rêt exprime quel­que­fois le besoin et quel­que­fois tout autre chose. S’il s’a­git d’un ouvrier pauvre, l’in­té­rêt, cela veut dire la nour­ri­ture, le loge­ment, le chauf­fage. Pour un patron, cela veut dire autre chose. Quand le mot est pris au pre­mier sens, l’ac­tion des pou­voirs publics devrait consis­ter prin­ci­pa­le­ment à sti­mu­ler, sou­te­nir, pro­té­ger la défense des inté­rêts. Au cas contraire, l’ac­ti­vi­té des grou­pe­ments d’in­té­rêts doit être conti­nuel­le­ment contrô­lée, limi­tée, et toutes les fois qu’il y a lieu répri­mée par les pou­voirs publics. Il va de soi que les limites les plus étroites et les châ­ti­ments les plus dou­lou­reux conviennent à celles qui par nature sont les plus puissantes.
        Ce qu’on a appe­lé la liber­té d’as­so­cia­tion a été en fait jus­qu’i­ci la liber­té des asso­cia­tions. Or les asso­cia­tions n’ont pas à être libres ; elles sont des ins­tru­ments, elles doivent être asser­vies. La liber­té ne convient qu’à l’être humain.
        Quant à la liber­té de pen­sée, on dit vrai dans une large mesure quand on dit que sans elle il n’y a pas de pen­sée. Mais il est plus vrai encore de dire que quand la pen­sée n’existe pas, elle n’est pas non plus libre. Il y avait eu beau­coup de liber­té de pen­sée au cours des der­nières années, mais il n’y avait pas de pen­sée. C’est à peu près la situa­tion de l’en­fant qui, n’ayant pas de viande, demande du sel pour la saler. »

        Réponse
        • Ronald

          Ah ben tiens, comme on est sur le sujet des par­tis et com­ment s’en pré­mu­nir, je copie ici – si vous le per­met­tez – un autre extrait de mes lectures. 

          Dans Éco­no­mie et Socié­té, Max Weber explique dans un pas­sage com­ment les grou­pe­ments tentent de se pré­mu­nir de la domi­na­tion mais com­ment les démo­cra­ties directes évo­luent en assem­blées de notables puis en par­tis. L’en­semble du livre est assez fas­ti­dieux et ne me paraît pas indis­pen­sable à lire (mieux vaut lire les plus abor­dables ‘L’É­thique pro­tes­tante et l’es­prit du capi­ta­lisme’, et ‘Le Savant et le Poli­tique’), mais l’ex­trait est inté­res­sant pour le sujet qui nous concerne. Weber avait lu Robert Michels et est glo­ba­le­ment sur sa ligne. Déso­lé si vous trou­vez que Weber jar­gonne un peu, mais on tombe là en plein milieu de l’ou­vrage sans s’être fami­lia­ri­sé avec son style et ses concepts.

          « § 19. L’administration de grou­pe­ments en dehors de toute rela­tion de domi­na­tion et l’administration par des représentants.

          Les grou­pe­ments peuvent s’efforcer de réduire – dans une cer­taine mesure – les pou­voirs de domi­na­tion liés aux fonc­tions d’exécution (mini­mi­sa­tion de la domi­na­tion), consi­dé­rant que l’administrant agit sim­ple­ment en rai­son de la volon­té des membres du grou­pe­ment, pour leur « ser­vice » et en ver­tu de leur man­dat. Pareil résul­tat peut être obte­nu, au mieux, dans des grou­pe­ments de faible impor­tance, lorsque leurs membres au com­plet peuvent se réunir en un même lieu, lorsqu’ils se connaissent et s’estiment égaux socia­le­ment, mais des grou­pe­ments plus nom­breux y ont éga­le­ment pré­ten­du (en par­ti­cu­lier les grou­pe­ments urbains du pas­sé et les grou­pe­ments des cir­cons­crip­tions ter­ri­to­riales). Les moyens tech­niques usuels de par­ve­nir à cette mini­mi­sa­tion sont les suivants :

          a) Durée réduite de la fonc­tion, autant que pos­sible inter­valle entre deux assem­blées des membres ;

          b) Droit de rap­pel à tout moment ;

          c) Prin­cipe du tour de rôle ou du sort pour la nomi­na­tion, de façon que cha­cun ait « son tour » une fois ; il s’agit d’éviter la posi­tion de force propre au savoir spé­cia­li­sé ou celle qui serait liée à la connais­sance des secrets des ser­vices officiels ;

          d) Man­dat étroi­te­ment impé­ra­tif sur le mode de ges­tion (com­pé­tence concrète et non géné­rale) éta­bli par l’assemblée des membres ;

          e) Obli­ga­tion stricte de rendre des comptes à l’assemblée des membres ;

          f) Obli­ga­tion de sou­mettre à cette assem­blée (ou à une com­mis­sion) toute ques­tion non pré­vue et de carac­tère particulier ;

          g) Grand nombre des postes secon­daires et pour­vus de mis­sions spé­ciales, d’où

          h) Carac­tère de pro­fes­sion acces­soire que pos­sède la fonction.

          Quand la direc­tion admi­nis­tra­tive est élue, cette élec­tion a lieu au cours d’une assem­blée des membres. L’administration est essen­tiel­le­ment orale, les docu­ments écrits n’existant qu’autant qu’il y a lieu de défendre cer­tains droits par acte authen­tique. Toutes les dis­po­si­tions impor­tantes sont pré­sen­tées à l’assemblée des membres. Nous appel­le­rons ce mode d’administration et tout mode d’administration proche de ce type démo­cra­tie directe tant que l’assemblée des membres est effective.

          1. Le town­ship nord-amé­ri­cain et le can­ton suisse (Gla­ris, Schwyz, les deux Appen­zell, etc.) sont déjà, par leur taille, à la limite où une admi­nis­tra­tion « démo­cra­tique directe » (dont nous n’analyserons pas ici la tech­nique) cesse d’être pos­sible. La démo­cra­tie bour­geoise attique dépasse de fait lar­ge­ment cette limite, le par­le­ment de la ville ita­lienne du début du Moyen Âge davan­tage encore. Les unions, les cor­po­ra­tions, les grou­pe­ments scien­ti­fiques, aca­dé­miques, spor­tifs de toute sorte s’administrent sou­vent selon cette forme. Elle est trans­po­sable à l’égalité interne des grou­pe­ments « aris­to­cra­tiques » de sei­gneurs, ceux-ci ne vou­lant pas lais­ser un des leurs s’élever au-des­sus des autres.

          2. Une condi­tion préa­lable essen­tielle, outre la super­fi­cie réduite ou le petit nombre de membres appar­te­nant au grou­pe­ment (au mieux, les deux), est l’absence de mis­sions qua­li­ta­tives qui ne peuvent être assu­mées que par des fonc­tion­naires pro­fes­sion­nels qua­li­fiés. En effet, même si l’on essaie de tenir ce fonc­tion­na­riat pro­fes­sion­nel dans la plus étroite dépen­dance, il reste qu’il contient en germe la bureau­cra­ti­sa­tion et, sur­tout, il ne peut être ni nom­mé ni rap­pe­lé par les moyens d’une « démo­cra­tie directe » authentique.

          3. La forme ration­nelle de la démo­cra­tie directe est inti­me­ment proche du grou­pe­ment pri­mi­tif géron­to­cra­tique ou patriar­cal. Car celui-ci s’administre lui aus­si « au ser­vice » des membres. Mais il existe alors une appro­pria­tion du pou­voir admi­nis­tra­tif et (nor­ma­le­ment) un atta­che­ment étroit à la tra­di­tion. La démo­cra­tie directe est, ou peut être, un grou­pe­ment ration­nel. Venons-en tout de suite aux nuances.

          § 20. L’administration des notables.

          Nous appel­le­rons « notables » les per­sonnes qui :

          1) de par leur situa­tion éco­no­mique, sont en mesure, à titre de pro­fes­sion secon­daire, de diri­ger et d’administrer effec­ti­ve­ment de façon conti­nue un grou­pe­ment quel­conque, sans salaire ou contre un salaire nomi­nal ou hono­ri­fique ;

          2) jouissent d’une estime sociale – peu importe sur quoi celle-ci repose, – de sorte qu’ils ont la chance d’occuper des fonc­tions dans une démo­cra­tie directe for­melle, en ver­tu de la confiance de ses membres, d’abord par acte volon­taire, puis à la longue par tra­di­tion. La signi­fi­ca­tion pre­mière de cette défi­ni­tion étant que les notables peuvent vivre pour la poli­tique sans devoir vivre d’elle, leur situa­tion pré­sup­pose un degré spé­ci­fique de « dis­po­ni­bi­li­té » résul­tant de leurs affaires pri­vées. Les notables sont, dans une large mesure, les ren­tiers de toute sorte […].

          Toute démo­cra­tie directe tend à se conver­tir en « admi­nis­tra­tion de notables ».
          Du point de vue idéal, parce que celle-ci passe pour spé­cia­le­ment qua­li­fiée par l’expérience et l’objectivité.
          Du point de vue maté­riel, parce qu’elle est peu oné­reuse, voire, le cas échéant, entiè­re­ment gra­tuite. Le notable peut se trou­ver en par­tie en pos­ses­sion des moyens maté­riels d’administration, ou bien il uti­lise ses biens comme tels ; pour une autre part, ces moyens lui sont four­nis par le groupement.

          […] Dans toutes les socié­tés pri­mi­tives la source de [la nota­bi­li­té] est la richesse, qui suf­fit sou­vent à confé­rer la digni­té de « chef ». Peuvent ensuite venir au pre­mier plan l’estimation que le cha­risme est héré­di­taire ou le fait de dis­po­ser d’une cer­taine disponibilité.

          Si le town­ship des Amé­ri­cains repré­sente par excel­lence le rou­le­ment effec­tif sur la base du droit natu­rel, on peut aisé­ment, dans les can­tons suisses de démo­cra­tie directe, suivre sur la liste des fonc­tion­naires le retour constant des mêmes noms de famille. Le fait de la plus grande dis­po­ni­bi­li­té pos­sible (pour une « assem­blée convo­quée ») fut aus­si, au sein des com­mu­nau­tés ger­ma­niques et dans les villes du nord de l’Allemagne, cer­taines de celles-ci étant à l’origine rigou­reu­se­ment démo­cra­tiques, une des sources de la pro­mo­tion des « meliores » et du patri­ciat du Conseil.

          L’administration des notables se retrouve dans toute sorte de grou­pe­ments dont le type est le par­ti poli­tique non bureau­cra­ti­sé. Elle signi­fie tou­jours une admi­nis­tra­tion exten­sive ; par consé­quent, lorsque des besoins éco­no­miques et admi­nis­tra­tifs très pres­sants exigent une action défi­nie, elle est à la fois « gra­tuite » pour le grou­pe­ment et « coû­teuse » pour ses membres pris individuellement.

          Tant la démo­cra­tie directe authen­tique que l’administration authen­tique des notables se détraquent tech­ni­que­ment dès qu’il s’agit de grou­pe­ments supé­rieurs à une cer­taine impor­tance (quelques mil­liers de membres jouissent de l’intégralité de leurs droits) ou dès qu’il s’agit de tâches admi­nis­tra­tives exi­geant et une for­ma­tion spé­cia­li­sée et une conti­nui­té de direc­tion. Si seuls des fonc­tion­naires spé­cia­li­sés, nom­més à titre per­ma­nent à côté de chefs qui se renou­vellent, y sont employés, l’administration est alors, en fait, entre les mains de ceux qui tra­vaillent, alors que les autres, en venant « mettre leur grain de sel », acquièrent un carac­tère pro­non­cé de dilet­tantes. La posi­tion des rec­teurs [élus chaque année] qui se suc­cèdent et admi­nistrent, à titre de fonc­tion secon­daire, les affaires uni­ver­si­taires, vis-à-vis des syn­dics, voire des fonc­tion­naires de la chan­cel­le­rie, est un exemple frap­pant de cette situa­tion. Seul le pré­sident d’une uni­ver­si­té auto­nome (de type amé­ri­cain), élu pour une durée plus longue, pour­rait – abs­trac­tion faite des cas excep­tion­nels – créer une « autoad­mi­nis­tra­tion » de l’université ne consis­tant pas seule­ment en phrases et en mani­fes­ta­tions de suf­fi­sance ; la vani­té des col­lèges uni­ver­si­taires d’une part, et l’intérêt por­té au pou­voir par la bureau­cra­tie, de l’autre, rendent impos­sible pareille solu­tion. Muta­tis mutan­dis, la situa­tion est la même partout.

          La démo­cra­tie directe sans domi­na­tion et l’administration des notables n’existent vrai­ment qu’aussi long­temps que des par­tis ne s’érigent pas en struc­tures per­ma­nentes, ne se com­battent pas et ne cherchent pas à s’approprier les fonc­tions. Dans le cas contraire, le chef du par­ti qui com­bat et triomphe – peu importent les moyens – devient, avec sa direc­tion admi­nis­tra­tive, un ins­tru­ment de domi­na­tion, mal­gré le main­tien de toutes les formes de l’administration anté­rieure. C’est là une forme assez répan­due de la des­truc­tion des « anciens » rapports. »

          (Max Weber, Éco­no­mie et Socié­té, Cha­pitre III.10)

          Réponse
  2. etienne

    Fidel Castro est mort

    Jean ORTIZ

    « Je pleure. Pour mesu­rer la dimen­sion du per­son­nage, il faut le contex­tua­li­ser. Cuba est une petite île ; elle n’est pas un mor­ceau de l’ex-empire sovié­tique qui s’acharne à sur­vivre sous les tropiques.

    Les Etats-Unis sont inter­ve­nus plus de 190 fois en Amé­rique du sud, une seule expé­di­tion a échouée, celle de 1961 à Cuba. L’invasion mer­ce­naire de la Baie des Cochons, pour ten­ter de ren­ver­ser Fidel Cas­tro. Les archives de la CIA l’attestent : Fidel a été vic­time de plus de 600 ten­ta­tives d’assassinat de la part des Etats-Unis. Pen­dant 50 ans, il leur a tenu la tête.

    Fidel est le libé­ra­teur, l’émancipateur, le fédé­ra­teur, il a per­mis l’affirmation d’une nation. Le cas­trisme naît d’une reven­di­ca­tion d’indépendance natio­nale ; la Révo­lu­tion a été le fruit d’une his­toire natio­nale. Fidel a en quelque sorte inven­té Cuba. Il est donc his­to­ri­que­ment le fon­da­teur, le ciment, il porte une légi­ti­mi­té his­to­rique que nul ne lui conteste.

    Il y a eu à Cuba, c’est vrai, une forte per­son­na­li­sa­tion du pou­voir, résul­tat du cha­risme de cet homme excep­tion­nel et du rôle qu’il a joué dans le pro­ces­sus his­to­rique, de sa rela­tion directe avec le peuple, de l’agression per­ma­nente des Etats-Unis.

    Cuba a inven­té des struc­tures de « pou­voir popu­laire », A Cuba, le par­ti unique est le pro­duit de la Révo­lu­tion, d’un pro­ces­sus long et conflic­tuel de la fusion des trois orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires. A Cuba, c’est la Révo­lu­tion qui a fait le par­ti, et non l’inverse.

    S’il y a des hommes qui jouent des rôles irrem­pla­çables, dans des pro­ces­sus his­to­riques don­nés, Fidel Cas­tro est de ceux-là.

    L’histoire retien­dra qu’il fut l’un des géants poli­tiques du XXe siècle, et que la faune de tous les anti-cas­tristes est bien petite à côté de ce colosse. Son com­bat a per­mis l’avènement d’une Amé­rique latine nou­velle. De son vivant, Fidel était déjà entré dans l’histoire. L’Amérique latine perd un Libé­ra­teur, un réfé­rent, une légende.

    ¡Has­ta la vic­to­ria siempre, Coman­dante Fidel ! »

    Jean ORTIZ

    »» http://​www​.huma​nite​.fr/​b​l​o​g​s​/​f​i​d​e​l​-​c​a​s​t​r​o​-​e​s​t​-​m​o​r​t​-​6​2​7​191
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    • Aquablue03

      Bon­jour Étienne ,
      C’est vrai , cet homme n’a eu de cesse de conser­ver pen­dant toute sa vie et celle de son pays durant son  » man­dat » une indé­pen­dance exem­plaire qui n’est pas sans rap­pe­ler les péri­pé­ties d’Hu­go Cha­vez , envers et contre toutes les attaques des U.S. ! Cri­ti­qué aus­si dans son idéo­lo­gie tota­li­taire qui semble avoir eu pour le coup le che­min à suivre pro­po­sé aux cubains ! Leur entê­te­ment à tous les deux auraient dû nous inter­pel­ler plus , beau­coup plus que nous ne l’a­vons été ! Qu’en res­te­ra t‑il demain ?
      Bonne journée

      Réponse
  3. etienne

    Le Fidel Castro que j’ai connu

    27 nov 2016
    IGNACIO RAMONET
    http://​www​.inves​ti​gac​tion​.net/​l​e​-​f​i​d​e​l​-​c​a​s​t​r​o​-​q​u​e​-​j​a​i​-​c​o​nnu

    arton2405-963ba

    « Fidel est mort, mais il est immor­tel. Peu d’hommes ont connu la gloire d’entrer de leur vivant dans l’histoire et la légende. Fidel Cas­tro, qui vient de mou­rir à l’âge de 90 ans, est l’un d’eux. Il était le der­nier « monstre sacré » de la poli­tique inter­na­tio­nale. Il appar­te­nait à cette géné­ra­tion d’insurgés mythiques – Nel­son Man­de­la, Hô Chi Minh, Patrice Lumum­ba, Amíl­car Cabral, Che Gue­va­ra, Car­los Mari­ghe­la, Cami­lo Torres, Meh­di Ben Bar­ka – qui, à la pour­suite d’un idéal de jus­tice, s’étaient lan­cés, après la Seconde Guerre Mon­diale, dans l’action poli­tique avec l’ambition et l’espoir de chan­ger un monde d’inégalités et de dis­cri­mi­na­tions mar­qué par le début de la guerre froide entre l’Union sovié­tique et les Etats-Unis.

    Tant qu’il a gou­ver­né (de 1959 à 2006), Fidel Cas­tro avait tenu tête à pas moins de dix pré­si­dents amé­ri­cains (Eisen­ho­wer, Ken­ne­dy, John­son, Nixon, Ford, Car­ter, Rea­gan, Bush Père, Clin­ton et Bush fils). Sous sa direc­tion, Cuba, petit pays de cent mille kilo­mètres car­rés et 11 mil­lions d’habitants a pu déve­lop­per une poli­tique de grande puis­sance à l’échelle pla­né­taire, et livré, pen­dant plus de cin­quante ans, une par­tie de bras de fer avec les Etats-Unis dont les diri­geants n’ont pas réus­si à le ren­ver­ser, ni à l’éliminer, ni même à modi­fier tant soi peu le cap de la révo­lu­tion cubaine.

    La Troi­sième Guerre mon­diale a failli écla­ter en octobre 1962 à cause de l’attitude de Washing­ton qui s’opposait radi­ca­le­ment contre l’installation de mis­siles nucléaires sovié­tiques à Cuba, dont la fonc­tion était avant tout défen­sive et dis­sua­sive, pour empê­cher une nou­velle inva­sion comme celle de la baie des Cochons en 1961, conduite direc­te­ment par les Amé­ri­cains pour ren­ver­ser la révo­lu­tion cubaine. Depuis 1960, les Etats-Unis mènent une guerre éco­no­mique contre Cuba et lui imposent uni­la­té­ra­le­ment, mal­gré l’opposition de l’ONU et mal­gré le réta­blis­se­ment des rela­tions diplo­ma­tiques entre Washing­ton et La Havane en 2015, un embar­go com­mer­cial dévas­ta­teur, qui fait obs­tacle à son déve­lop­pe­ment et entrave son essor éco­no­mique. Avec des consé­quences ter­ribles pour les habi­tants de l’île.

    En dépit d’un tel achar­ne­ment amé­ri­cain (en par­tie adou­ci depuis le rap­pro­che­ment des deux pays amor­cé le 17 décembre 2015) et de quelque six cents ten­ta­tives d’assassinat fomen­tées contre lui, Fidel Cas­tro n’a jamais ripos­té par la vio­lence. Pas un seul acte violent n’a été enre­gis­tré aux Etats-Unis depuis plus d’un demi-siècle qui ait été com­man­di­té par La Havane. Au contraire, Fidel Cas­tro avait décla­ré à la suite des odieux atten­tats com­mis par Al-Qai­da à New York et Washing­ton le 11 sep­tembre 2001 : « Nous avons maintes fois décla­ré que, quels que soient nos griefs à l’égard du gou­ver­ne­ment de Washing­ton, nul ne sor­ti­rait jamais de Cuba pour com­mettre un atten­tat aux Etats-Unis. Nous ne serions que de vul­gaires fana­tiques si nous tenions le peuple amé­ri­cain pour res­pon­sable des dif­fé­rends qui opposent nos deux gouvernements. »

    Le culte offi­ciel de la per­son­na­li­té est inexis­tant à Cuba. Même si l’image de Fidel Cas­tro reste pré­sente dans la presse, à la télé­vi­sion et sur les pan­neaux d’affichage, il n’existe aucun por­trait offi­ciel, aucune sta­tue, ni mon­naie, ni rue, ni édi­fice ou monu­ment quel­conque por­tant le nom de Fidel Castro.

    En dépit des pres­sions exté­rieures aux­quelles il est sou­mis, ce petit pays, atta­ché à sa sou­ve­rai­ne­té et à sa sin­gu­la­ri­té poli­tique, a obte­nu des résul­tats remar­quables en matière de déve­lop­pe­ment humain : abo­li­tion du racisme, éman­ci­pa­tion de la femme, éra­di­ca­tion de l’analphabétisme, réduc­tion dras­tique de la mor­ta­li­té infan­tile, élé­va­tion du niveau cultu­rel géné­ral. Dans les domaines de l’éducation, de la san­té, de la recherche médi­cale et du sport, Cuba a atteint des niveaux très éle­vés que nombre de pays déve­lop­pés lui envieraient.

    La diplo­ma­tie cubaine est l’une des plus actives au monde. La révo­lu­tion, dans les années 1960–1970, a sou­te­nu les mou­ve­ments d’opposition armée dans de nom­breux pays. Ses forces armées, pro­je­tées à l’autre bout du monde, ont par­ti­ci­pé à des cam­pagnes mili­taires de grande ampleur, en par­ti­cu­lier aux guerres d’Ethiopie et d’Angola. L’intervention cubaine dans ce der­nier pays s’est ache­vée par la déroute des divi­sions d’élite de la Répu­blique d’Afrique du Sud ; ce qui a incon­tes­ta­ble­ment accé­lé­ré l’indépendance de la Nami­bie, la chute du régime raciste de l’apar­theid et per­mis la libé­ra­tion du lea­der sud-afri­cain Nel­son Man­de­la, lequel n’a jamais man­qué une occa­sion de rap­pe­ler l’amitié qui le lie à Fidel Cas­tro et sa dette à l’égard de la révo­lu­tion cubaine.

    Fidel Cas­tro pos­sè­dait un sens de l’histoire pro­fon­dé­ment ancré en lui, et une sen­si­bi­li­té extrême à ce qui a trait à l’identité natio­nale. Par­mi toutes les per­son­na­li­tés liées à l’histoire du mou­ve­ment socia­liste ou ouvrier, celle qu’il cite le plus sou­vent est José Martí, « apôtre  » de l’indépendance de Cuba en 1898. Mue par une com­pas­sion huma­ni­taire, son ambi­tion était de semer sur l’ensemble de la pla­nète la san­té et le savoir, les médi­ca­ments et les livres. Rêve chi­mé­rique ? L’admiration qu’il vouait à son héros lit­té­raire favo­ri, Don Qui­chotte, n’était pas for­tuite. La plu­part de ses inter­lo­cu­teurs, et même cer­tains de ses adver­saires, admettent que Fidel Cas­tro était un homme habi­té par de nobles aspi­ra­tions, par des idéaux de jus­tice et d’équité.

    Dans son pays et dans l’ensemble de l’Amérique latine, Fidel Cas­tro dis­po­sait d’une auto­ri­té que lui confè­rait sa per­son­na­li­té à quatre faces de théo­ri­cien de la révo­lu­tion, de chef mili­taire vic­to­rieux, de fon­da­teur de l’Etat, et de stra­tège de la poli­tique cubaine. N’en déplaise à ses détrac­teurs, Fidel Cas­tro a une place réser­vée dans le pan­théon mon­dial des per­son­na­li­tés qui ont lut­té pour la jus­tice sociale et a fait preuve de soli­da­ri­té envers tous les oppri­més de la Terre. »

    Igna­cio Ramonet.

    Source : Mémoire des luttes

    http://​www​.inves​ti​gac​tion​.net/​l​e​-​f​i​d​e​l​-​c​a​s​t​r​o​-​q​u​e​-​j​a​i​-​c​o​nnu

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  4. etienne

    M. Fillon père Noël des possédants

    par Bru­no Guigue :

    « Fran­çois Fillon a empor­té la pri­maire avec près de 70% des voix. C’est une nette vic­toire, mais dans les limites du genre. Si ce score est confir­mé, le can­di­dat obtient l’adhésion expli­cite de 4 à 5% des Fran­çais. On note­ra aus­si que la com­po­si­tion socio­lo­gique de cet élec­to­rat ne reflète pas celle du pays. Pro­fes­sions libé­rales, cadres supé­rieurs, inac­tifs et retrai­tés en consti­tuent l’essentiel. La France qui plé­bis­cite M. Fillon est res­pec­table, mais ce n’est pas elle qui se lève tôt pour gagner un modeste pécule.

    La socio­lo­gie étri­quée de son socle élec­to­ral consti­tue un han­di­cap pour le can­di­dat. L’élection pré­si­den­tielle est un exer­cice où l’élargissement de son audience, au deuxième tour, est la clé du suc­cès. Ce ne sera pas facile pour M. Fillon. Il est cocasse, en outre, d’entendre le vain­queur de la pri­maire faire l’éloge de l’esprit d’entreprise et du tra­vail achar­né, alors que son fan club, lar­ge­ment issu du troi­sième âge, ne res­pire pas vrai­ment cette atmosphère.

    Plu­tôt bien pour­vue, cette couche sociale ne souf­fri­ra pas des res­tric­tions que le can­di­dat entend impo­ser aux Fran­çais. Avec M. Fillon, ce sera une ava­lanche de cadeaux pour les pos­sé­dants. Les chefs d’entreprise béné­fi­cie­ront de la réduc­tion de l’impôt sur les socié­tés et de la baisse des coti­sa­tions sociales. Les ren­tiers seront gra­ti­fiés d’une réduc­tion de l’impôt sur les reve­nus du capi­tal. Les gros pro­prié­taires accueille­ront la sup­pres­sion de l’impôt de soli­da­ri­té sur la for­tune avec des trans­ports d’allégresse.

    Il y aura des gagnants, mais aus­si des per­dants. Pre­miers visés, les fonc­tion­naires subi­ront la sup­pres­sion de 500 000 postes. Comme les méde­cins de Molière, M. Fillon veut soi­gner le ser­vice public en lui infli­geant une sai­gnée. Les fonc­tion­naires devront tra­vailler 39 heures payées 37 et se résoudre à une dimi­nu­tion de leur pen­sion de retraite. Les agents du ser­vice public, c’est clair, ne seront pas à la fête. Mais la cure d’austérité la plus sévère, en réa­li­té, concerne les sala­riés du sec­teur privé.

    Fran­çois Fillon ne se contente pas de sup­pri­mer les 35 heures. Il jette aux orties la durée légale heb­do­ma­daire du tra­vail. Le temps de tra­vail sera négo­cié, au sein de chaque entre­prise, dans la limite euro­péenne de 48 heures heb­do­ma­daires. En l’absence de légis­la­tion, la quan­ti­té de tra­vail exi­gée des sala­riés dépen­dra de ce rap­port de forces. La sub­sti­tu­tion des accords d’entreprise aux accords de branche ayant pour effet de neu­tra­li­ser les syn­di­cats, on devine le résultat.

    Avec un chô­mage éle­vé, les tra­vailleurs du sec­teur pri­vé ne seront pas en posi­tion favo­rable pour négo­cier avec les patrons. L’épée de Damo­clès de la délo­ca­li­sa­tion pla­nant au-des­sus de leur tête, ils seront contraints d’accepter une régres­sion de leurs condi­tions de tra­vail et de rému­né­ra­tion. Enga­gé depuis des décen­nies, le bas­cu­le­ment de la valeur ajou­tée du capi­tal vers le tra­vail se pour­sui­vra, avec la béné­dic­tion d’un gou­ver­ne­ment qui pour­ra se pré­va­loir du suf­frage popu­laire pour impo­ser l’austérité.

    Le pou­voir d’achat des couches sociales modestes se dégra­de­ra aus­si sous l’effet de la hausse de la TVA. Sub­sti­tuer la fis­ca­li­té indi­recte à la fis­ca­li­té directe est une vieille recette des poli­tiques de droite. Ce qu’il donne aux action­naires et aux ren­tiers, M. Fillon le pré­lè­ve­ra dans le panier des ménages. Pour réduire la dette, il com­prime les dépenses publiques. Mais pour com­pen­ser les réduc­tions fis­cales octroyées aux riches, il taxe la consom­ma­tion populaire.

    Le pro­jet de M. Fillon a le mérite d’annoncer la cou­leur. Mais a‑t-il la moindre chance de réus­sir ? La baisse des dépenses publiques et la hausse de l’impôt sur la consom­ma­tion ne peuvent avoir qu’un impact néga­tif sur l’activité. Pour M. Fillon, peu importe ce choc défla­tion­niste. Il croit dur comme fer aux ver­tus de la poli­tique de l’offre. Il pense que les bien­faits dont il gra­ti­fie les pos­sé­dants se tra­dui­ront en sur­croît de richesses pour tous, et que l’accroissement des béné­fices se conver­ti­ra en créa­tions d’emplois.

    Que ce méca­nisme ver­tueux soit sur­tout une vue de l’esprit le laisse de marbre. Il appar­tient à cette droite qui ne jure que par la sta­bi­li­té de l’euro, la déré­gu­la­tion du mar­ché du tra­vail et le désar­me­ment fis­cal uni­la­té­ral. Avec ce pro­gramme, le can­di­dat adresse un mes­sage expli­cite aux pos­sé­dants dont il attend un sur­saut salu­taire au len­de­main de l’élection. Simul­ta­né­ment, il donne des gages aux ins­ti­tu­tions euro­péennes et aux diri­geants alle­mands, garants sour­cilleux de l’orthodoxie budgétaire.

    Mais il ne suf­fit pas d’avoir les voix des Fran­çais aisés et la béné­dic­tion de la chan­ce­lière Ange­la Mer­kel pour gagner l’élection pré­si­den­tielle. Hor­mis une poi­gnée de maso­chistes, on ne voit pas ce qui pous­se­ra les ouvriers, les employés, les chô­meurs, les fonc­tion­naires et les petits retrai­tés à voter pour M. Fillon. Bien que ces caté­go­ries sociales repré­sentent la majo­ri­té du corps élec­to­ral, le can­di­dat semble déter­mi­né à igno­rer leurs aspirations.

    Il va capi­ta­li­ser au pre­mier tour l’adhésion des couches aisées et d’une par­tie des classes moyennes, sen­sibles au dis­cours sur l’effort et la rigueur. Mais il devra com­battre sur plu­sieurs fronts à la fois. Face à Fran­çois Bay­rou et Emma­nuel Macron, il lui fau­dra convaincre l’électorat qu’il est le mieux pla­cé pour incar­ner la France des pro­prié­taires. Ce fai­sant, il subi­ra le tir croi­sé des can­di­dats qui entendent expri­mer, dans des styles dif­fé­rents, une colère popu­laire grandissante.

    Pour le porte-parole de la « France insou­mise », la bru­ta­li­té du pro­gramme de M. Fillon four­ni­ra un ersatz, tout aus­si mobi­li­sa­teur, de ce qu’aurait été une can­di­da­ture de Nico­las Sar­ko­zy. Face à une famille conser­va­trice sou­dée autour de son can­di­dat de choc, le camp pro­gres­siste se sen­ti­ra ragaillar­di. Enter­rée un peu trop vite, la lutte des classes va reve­nir à l’ordre du jour. La lutte poli­tique recen­trée sur ses véri­tables enjeux, le can­di­dat des insou­mis pour­ra gal­va­ni­ser les éner­gies de ce qui reste de forces vives et pro­gres­sistes dans le pays.

    La can­di­date du FN, de son côté, dénon­ce­ra ce sou­ve­rai­niste repen­ti, ancien pre­mier ministre de Nico­las Sar­ko­zy, qui assume la for­fai­ture sur le TCE. Cet argu­men­taire sera com­plé­té par un tir de bar­rage contre un pro­gramme qui lèse les inté­rêts des classes popu­laires. Comme d’habitude, les ténors du FN vont se par­ta­ger la tâche, les uns usant d’une rhé­to­rique sociale à laquelle le par­ti d’extrême-droite s’est ral­lié depuis sa refon­da­tion, les autres poin­tant la dupli­ci­té d’un can­di­dat qui clame son amour de la France mais immole sa sou­ve­rai­ne­té sur l’autel du mondialisme.

    En exhu­mant l’ADN de la droite libé­rale orléa­niste, Fran­çois Fillon s’expose à une volée de bois vert. Son pro­jet consiste, en réa­li­té, à faire pas­ser pour des réformes cou­ra­geuses un vaste trans­fert de richesse vers les classes favo­ri­sées. Il peut se qua­li­fier pour le second tour, mais le ras­sem­ble­ment néces­saire à la vic­toire finale n’est pas acquis. Il va traî­ner comme un bou­let le libé­ra­lisme écu­lé de son pro­gramme et l’exiguïté de sa base sociale. Sur le plan poli­tique comme sur le plan éco­no­mique, M. Fillon risque de faire les frais de ses mau­vais calculs. »

    Bru­no Guigue
    http://arretsurinfo.ch/m‑fillon-pere-noel-des-possedants-par-bruno-guigue/

    Réponse
  5. zedav

    Max Weber : « il s’agit d’éviter LA POSITION DE FORCE propre au savoir spé­cia­li­sé ou celle qui serait liée à la connais­sance des secrets »

    Je suis assez content de trou­ver cette notion de « posi­tion de force » et donc coro­lai­re­ment de « posi­tion de fai­blesse » chez un intel­lec­tuel de cette trempe.

    Il faut évi­ter je crois d’u­ti­li­ser les termes de force et de fai­blesse seuls, qui contri­buent à essen­tia­li­ser les domi­na­tions et donc à les figer.

    Sur la sug­ges­tion de la sup­pres­sion des par­tis poli­tiques et outre le carac­tère per­ti­nent ou pas de la pro­po­si­tion en elle même, j’ai du mal à com­prendre la faran­dole per­ma­nente et inépui­sable des pro­po­si­tions pré­ten­dant remé­dier de façon plus ou moins déci­sive à tel ou telle pro­blème poli­tique, pro­po­si­tions qui n’en­vi­sagent jamais la condi­tion de leur mise en œuvre…

    Ça y est ! J’ai LA solu­tion et même que c’est mon idée à moi qui l’ai eu tout seul (comme je suis génial !) sui­vez moi tous ! Et là.….pfuittttt.

    Hé ho, les gens, VOUS N’AVEZ PAS LE POUVOIR de mettre en œuvre vos idées, fussent-elles géniales !

    Depuis des siècles, une mul­ti­tude de per­sonnes brillantes ont eues des idées géniales pour faire bou­ger les choses et toutes achoppent au même point : ceux qui vou­draient mettre en œuvres ces idées n’ont pas le pouvoir…et ceux qui ont le pou­voir veulent très rare­ment les mettre en œuvre.

    La ques­tion pre­mière demeure : à quelle stra­té­gie, quels moyens, quelle méthode recou­rir pour nous réap­pro­prier notre puis­sance politique ?

    Si tant est que ce soit possible…mais ne dit-on pas que l’es­poir fait vivre ?

    Réponse
  6. zedav

    Lor­don, tou­jours supra-lucide (du moins tant qu’il n’en­file pas sa cas­quette d’ac­ti­viste infra-lucide) sur la démo­cra­tie et l’illu­sion de la « solu­tion » par l’holacratie :
    httpv://youtu.be/eGu5-Zdk3Go

    Réponse
  7. zedav

    Ce qui est savou­reux avec les pri­maires c’est que l’é­lec­teur ne se contente plus de signer un chèque en blanc poli­tique qui donne aux pires le pou­voir de faire le bien de leurs amis et « sou­tiens », mais qu’il raque en plus 2 euros !!!

    L’est pas beau not’­sys­tème politique ?

    Réponse
  8. zedav

    Une refor­mu­la­tion syn­thé­tique de la pen­sée de Spi­no­za par Lordon :

    « On chasse les tyrans sans jamais atta­quer les causes de la tyrannie »

    Étienne, tu vois qu’il y vient ! Mais il ne faut pas que ça passe par quel­qu’un qui n’au­rait pas une légi­ti­mi­té his­to­rique ou uni­ver­si­taire, ou encore par quel­qu’un qui, sur le modèle « anti­fa », ne serait pas pur et sans tâche de toute rela­tion « douteuse ».

    On trouve cette refor­mu­la­tion dans un entre­tien très fécond avec Marianne Rubin­stein à 1:07:15 :
    httpv://www.youtube.com/watch?v=B5tDxjsexG0

    Réponse
    • etienne

      Tous les coups por­tèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie. 

      Mon­tes­quieu (L’esprit des lois, Liv. III, Chap. III)

      Réponse
  9. etienne

    « Dis, pour qui t’as voté ? Pour Juppon ou pour Fillé ? »

    L’édito de Charles Sannat :

    […] Le pro­blème c’est que le cadre de ces deux can­di­dats est stric­te­ment le même !

    Alors pour qui voter lorsqu’aucun de ces deux can­di­dats de droite, aus­si res­pec­tables soient-ils, ne pro­posent de remettre en cause les points clefs qui sont la consé­quence de nos problèmes ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que nous avions un pro­blème avec l’euro ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que nous avions un pro­blème avec la mon­dia­li­sa­tion et les délo­ca­li­sa­tions deve­nues tota­le­ment iniques pour la France ? La mon­dia­li­sa­tion est un mar­ché de dupe dans lequel nous nous fai­sons couillon­ner dans les grandes lar­geurs sans rien faire et en contem­plant nos usines fer­mer et nos emplois partir !

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que nous avions un pro­blème avec l’Union euro­péenne qui détient tous les volets de pou­voir en par­ti­cu­lier législatifs ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que nous avions un pro­blème avec l’exercice de notre sou­ve­rai­ne­té, de res­pect de nos fron­tières, ou encore de choix de guerre ou de paix en étant désor­mais inté­grés à l’Otan ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que nous devions peut-être sor­tir de l’OTAN et ne plus être inféo­dés aux inté­rêts amé­ri­cains au détri­ment des nôtres ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que nous avions un pro­blème de com­pé­ti­ti­vi­té comme les Amé­ri­cains, comme les Anglais, et très pro­chai­ne­ment comme les Alle­mands qui com­mencent à se faire rache­ter leurs entre­prises par les vilains Chinois ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer que la com­pé­ti­ti­vi­té c’est rela­tif ? Que tra­vailler 48 heures par semaine (au maxi­mum) c’est très bien, mais que même en fai­sant cela, nous res­te­rons lar­ge­ment plus cher qu’un petit chi­nois payé 100 euros par mois dans les cam­pagnes et 400 en ville charges com­prises, ce qui est éga­le­ment le cas d’un Polo­nais (500 euros par mois), sans oublier le Bul­gare encore moins cher que le Chi­nois à moins de 200 euros mensuel ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon par­ler du dum­ping fis­cal ou social des autres pays ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon expli­quer les dan­gers du tota­li­ta­risme mar­chand et des mul­ti­na­tio­nales qui confisquent la démo­cra­tie et les leviers de pou­voir à leur pro­fit et contre les peuples ?

    Avez-vous enten­du Fillé et Jup­pon par­ler des banques ou des méca­nismes de créa­tion monétaire ?

    NON, Jup­pon et Fillé sont tous les deux des mondialistes !

    Alors j’aurais pu conti­nuer cette longue lita­nie encore long­temps. Com­ment par­ler de la fier­té d’être fran­çais (Fillon) sans par­ler une seule fois, sans jamais évo­quer la « sou­ve­rai­ne­té » de notre pays (et à ce titre Jup­pé est moins faux cul avec son pro­gramme sur la diver­si­té heureuse) ? […]

    Lire la suite : 

    https://​pla​ne​tes360​.fr/​d​i​s​-​t​a​s​-​v​o​t​e​-​j​u​p​p​o​n​-​f​i​l​l​e​-​l​e​d​i​t​o​-​d​e​-​c​h​a​r​l​e​s​-​s​a​n​n​at/#

    Réponse
  10. Aquablue03

    J’ai appris cette année avec la plus grande sur­prise que même à l’é­chelle locale , l’é­lec­tion PEUT ÊTRE FAUSSÉE ! Je pen­sais qu’en connais­sant les inter­ve­nants on pou­vait au moins s’at­tendre à obte­nir un mini­mum d’in­té­gri­té , de confiance , de clar­té et de fran­chise , eh bien non ! Je ne peux pas en dire plus , mais c’est inutile , le résul­tat est le même !
    (Donc votants , élec­teurs = élec­tions) ce sont des gens qui n’au­ront plus ma voix qui n’a­vait d’ailleurs pas d’im­por­tance on l’au­ra compris !

    Réponse
  11. etienne

    Fidel Castro : La dette ne doit pas être payée

    http://​www​.inves​ti​gac​tion​.net/​f​i​d​e​l​-​c​a​s​t​r​o​-​l​a​-​d​e​t​t​e​-​n​e​-​d​o​i​t​-​p​a​s​-​e​t​r​e​-​p​a​y​ee/

    En 1985, Fidel Cas­tro a lan­cé une cam­pagne inter­na­tio­nale pour la consti­tu­tion d’un front des pays endet­tés confron­tés à des dettes insou­te­nables. Fidel déclare dans ce dis­cours pro­non­cé en août 1985 à l’issue d’une ren­contre inter­na­tio­nale consa­crée à la dette : « nous nous sommes ren­du compte qu’(…) en défi­ni­tive le mot d’ordre d’annulation de la dette était valable pour tous les pays du Tiers-monde. ».


    Ses efforts pour favo­ri­ser une uni­té des peuples pour l’annulation de la dette du Tiers-monde ont connu un grand écho en Amé­rique latine par­mi les mou­ve­ments sociaux et les intel­lec­tuels de la gauche radi­cale. En Afrique, Tho­mas San­ka­ra, pré­sident du Bur­ki­na Faso, a repris ce mot‑d’ordre et a ten­té de lan­cer un vaste mou­ve­ment afri­cain pour le non paie­ment de la dette. En Europe, le CADTM est né dans la fou­lée de cette cam­pagne inter­na­tio­nale par­tie de l’Amérique latine.

    Nous publions ce dis­cours pro­non­cé il y a plus de 30 ans, alors qu’une nou­velle crise de la dette des pays dits en déve­lop­pe­ment se pré­pare suite à la baisse des recettes qu’ils tirent de l’exportation de leurs matières pre­mières, alors que la crois­sance éco­no­mique des pays les plus indus­tria­li­sés est ané­mique et que de nou­velles bulles spé­cu­la­tives fini­ront par écla­ter, notam­ment au niveau boursier.

    Ce dis­cours de Fidel a été pro­non­cé à la fin de la ren­contre sur la Dette Exté­rieure de l’Amérique Latine et des Caraïbes, à La Havane, le 3 août 1985.

    Fidel Cas­tro ne manque pas d’humour quand il affirme : « On m’accuse de dire que la dette est impos­sible à payer. Bon, mais c’est la faute à Pytha­gore, à Euclide, à Archi­mède, à Pas­cal, à Lobat­chevs­ki, aux mathé­ma­ti­ciens de l’Antiquité, des temps modernes ou d’aujourd’hui ; c’est sur eux, sur celui que vous vou­drez qu’il faut en reje­ter la faute. Ce sont les mathé­ma­tiques, les théo­ries des mathé­ma­ti­ciens, qui démontrent que la dette est impos­sible à payer. »

    Fidel consi­dé­rait que l’abolition de la dette du Tiers-monde devait être octroyée tant par les pays capi­ta­listes indus­tria­li­sés que par les pays dits socialistes.

    « Lorsque nous par­lons d’abolir la dette, nous par­lons de toutes les dettes qu’a contrac­tées le Tiers-monde auprès du monde indus­tria­li­sé, ce qui n’exclut pas les pays socia­listes (applau­dis­se­ments). Lorsque je parle du nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal et de prix justes, je n’exclus pas, loin de là, les pays socia­listes. Je suis sûr que ça repré­sen­te­rait pour eux des sacri­fices, mais ils com­pren­draient et appuie­raient. »

    Il remet­tait en cause les poli­tiques impo­sées par le FMI.

    Fidel affirme que la néces­saire abo­li­tion des dettes consti­tue une condi­tion sine qua non mais que c’est insuf­fi­sant. D’autres chan­ge­ments radi­caux doivent être entre­pris : « Voi­là pour les prin­cipes de base. II ne s’agit pas d’une seule idée, l’idée d’abolir la dette. Cette idée est à asso­cier à celle du nou­vel ordre. En Amé­rique latine elle est aus­si asso­ciée à celle de l’intégration parce que même si on arrive à abo­lir la dette et à ins­tau­rer le nou­vel ordre éco­no­mique, sans inté­gra­tion nous res­te­rons des pays dépen­dants. »

    Fidel affirme que le paie­ment de la dette est insou­te­nable pour des rai­sons éco­no­miques et qu’il faut abo­lir la dette éga­le­ment pour des rai­sons morales : « Le recou­vre­ment de la dette et le sys­tème injuste de rela­tions éco­no­miques actuel­le­ment en vigueur consti­tuent la plus fla­grante, la plus bru­tale des vio­la­tions des droits de l’homme, de toutes celles qu’on peut ima­gi­ner. » (…) « une petite por­tion de l’ensemble de la dette a été inves­tie dans des pro­jets utiles. Mais nous savons tous qu’une grande par­tie a été inves­tie dans les armes, a été dila­pi­dée, gas­pillée, détour­née et nous savons en outre qu’une grande par­tie n’est même pas arri­vée en Amé­rique latine. »

    Fidel appelle à l’unité des pays endet­tés face aux gou­ver­ne­ment des pays les plus indus­tria­li­sés. Il affirme que l’idéal serait d’arriver à un consen­sus entre gou­ver­ne­ments des pays débi­teurs d’Amérique latine, mais qu’il n’y croit pas : « L’idéal est un consen­sus préa­lable. Mais par­vien­dra-t-on à un consen­sus des pays débi­teurs d’Amérique latine avant que la crise se déclenche ? L’idéal est un consen­sus préa­lable et une dis­cus­sion avec les créan­ciers, mais cela arri­ve­ra-t-il ? Le plus pro­bable, c’est que des crises sérieuses éclatent et qu’à la suite de ces crises ils veuillent négo­cier ; c’est le plus pro­bable. Per­sonne ne peut pré­voir exac­te­ment ce qui va se pas­ser, mais pour ma part je n’ai jamais vrai­ment cru à un consen­sus avant la crise bien que je ne pense pas que cela soit impos­sible. II se peut que, la situa­tion s’aggravant, ce consen­sus préa­lable entre les débi­teurs se pro­duise ; ce n’est pas impos­sible, mais c’est à mon avis peu probable.

    Mais si cette lutte conti­nue, si les masses prennent conscience de la situa­tion, si chaque citoyen de nos pays com­prend le pro­blème, les pos­si­bi­li­tés d’exercer une influence et de créer des condi­tions favo­rables aug­mentent ; un gou­ver­ne­ment ne peut livrer cette bataille tout seul, alors on pour­rait faire en sorte qu’ils adhèrent à l’idée d’une réunion pour adop­ter une poli­tique, pour prendre une déci­sion ferme et cor­recte. »

    Fidel appe­lait à mettre toute son éner­gie à orga­ni­ser par en bas un large mou­ve­ment pour l’annulation de la dette du Tiers-monde, ce com­bat est tou­jours d’actualité.

    Éric Tous­saint, le 29 novembre 2016


    Voi­ci la retrans­crip­tion du
    dis­cours de Fidel Cas­tro en clô­ture de la ren­contre sur la Dette Exté­rieure de l’Amérique Latine et des Caraïbes, au Palais des Congrès de La Havane, le 3 août 1985 :

    « Ne vous lais­sez pas impres­sion­ner par la quan­ti­té de papiers et de bro­chures que j’ai appor­tés avec moi : c’est sim­ple­ment pour les consul­ter le cas échéant. Mer­ci beau­coup, com­pañe­ro Ten­cha, pour tes paroles affec­tueuses et généreuses.

    Le pre­mier jour, je vous ai appe­lés hono­rables invi­tés ou quelque chose de ce genre. Per­met­tez-moi aujourd’hui, après ces cinq jours ou presque de tra­vail intense dans une ambiance fami­liale de vous appe­ler chers invités.

    Car­los Rafael a dit cet après-midi que j’allais faire le résu­mé de la réunion. J’ai immé­dia­te­ment reje­té ce mot de résu­mé. Je crois que c’est Gabriel Gar­cia Mar­quez qui pour­rait faire ce résu­mé dans un long roman, vu l’infinité d’idées qui ont été expri­mées et d’événements qui ont eu lieu pen­dant ces jour­nées. Je vais essayer de vous faire part de quelques impres­sions per­son­nelles et aus­si de sou­li­gner quelques idées, d’exprimer mes idées sur le thème qui nous a réunis.

    J’ai un pri­vi­lège, je le com­prends, puisque Ten­cha m’a don­né l’autorisation de par­ler sans limite de temps ; mais tout a une limite : votre patience, ma résis­tance et même le bon sens qui recom­mande de ne pas trop s’étendre. Beau­coup des per­son­na­li­tés brillantes, capables et intel­li­gentes qui ont pris la parole ces jours-ci n’ont pas eu ce pri­vi­lège. Je com­prends ce qui a dû leur en coû­ter, s’agissant d’un sujet aus­si com­plexe, de se limi­ter à douze, treize ou vingt minutes dans cer­tains cas. Je suis aus­si pas­sé par là ; j’ai assis­té à bien des réunions et j’ai dû éga­le­ment me conten­ter sou­vent de huit, dix ou vingt minutes et je ne l’ai pas fait aus­si bien que vous.

    Je me vois dans l’obligation de répondre à cer­taines cri­tiques sur l’activité de Cuba en ce qui concerne ce pro­blème dra­ma­tique. On vou­drait faire croire que Cuba assume une posi­tion oppor­tu­niste – c’est un mot qui plaît beau­coup à nos voi­sins du Nord – et que nous essayons d’améliorer nos rela­tions, d’améliorer l’image de Cuba ; on avance toutes sortes de théo­ries de ce genre, de théo­ries réel­le­ment bizarres. Je crois que l’effort que nous déployons dans ce domaine n’a rien à voir avec une recherche de pres­tige, cela ne cor­res­pond pas du tout à notre men­ta­li­té ; toutes ces his­toires de pres­tige, de pro­pa­gande sont propres au sys­tème qu’ils repré­sentent et c’est pour­quoi ils s’imaginent que tous ceux qui font quelque chose ou essaient de faire quelque chose dans ce monde le font pour des rai­sons de pro­pa­gande et de pres­tige. Je disais aux diri­geants syn­di­caux d’Amérique latine et des Caraïbes à la réunion pré­cé­dente, et j’ai dit récem­ment à la céré­mo­nie du 26 juillet qu’avec du pres­tige on ne peut même pas nour­rir un moi­neau. Je pense qu’il s’agit d’un pro­blème très sérieux et que nous ne devons pas per­mettre qu’on essaie de semer la confu­sion, ou qu’on essaie de nous trom­per, ni per­mettre que de telles infa­mies fassent du chemin.

    C’est pour ça que j’ai essayé de trou­ver des anté­cé­dents, de voir quand nous avons com­men­cé à par­ler de ce pro­blème, et j’ai trou­vé un anté­cé­dent qui remonte à qua­torze ans ; c’était pré­ci­sé­ment au Chi­li, après le triomphe de l’Unité popu­laire. À cette occa­sion, j’ai pris part à une infi­ni­té d’activités et j’ai été notam­ment invi­té à faire une brève visite à la CEPAL, dont le siège est à San­tia­go du Chi­li, et là-bas nous avons impro­vi­sé un dia­logue. Une ver­sion de tous ces dis­cours a été publiée et j’en ai rele­vé un pas­sage. Il y a qua­torze ans de ça ! À cette époque, la dette de l’Amérique latine devait être à peu près de trente ou qua­rante mil­liards de dollars.

    Je disais alors :

    « Nous avons lu ces jours-ci que le Chi­li doit plus de 3,5 mil­liards. On sait par exemple que l’Uruguay a une dette de plus de 800 mil­lions et qu’il doit déjà payer 80 mil­lions par an, que ses expor­ta­tions se montent à 190 ou 200 mil­lions, qu’il doit impor­ter au moins autant pour se main­te­nir dans la situa­tion actuelle – pour se main­te­nir ! – pour se main­te­nir dif­fi­ci­le­ment puisque ses pro­duits de base se heurtent à des dif­fi­cul­tés sur les mar­chés. Il ne s’agit pas seule­ment de pro­blèmes dus à l’échange inégal mais de pro­blèmes de mar­ché. On dit que la Répu­blique argen­tine a une dette d’environ 5 mil­liards. J’ignore quelle est la dette de cha­cun des pays. Ce que je me demande, c’est com­ment ils vont faire pour payer, pour payer les États-Unis, pour rem­bour­ser leur dette exté­rieure à ce puis­sant pays, pour payer les divi­dendes, pour se main­te­nir à un niveau mini­mum de sub­sis­tance, pour se déve­lop­per. C’est un pro­blème réel­le­ment très sérieux, un pro­blème d’aujourd’hui, de demain ou d’après-demain. Un pro­blème qui nous amène à nous pen­cher sur la situa­tion de nos pays, à pen­ser ce que signi­fie ce fameux gap, ce fameux abîme, cette fameuse dif­fé­rence qui aug­mente comme aug­mente la dis­tance entre une voi­ture qui roule à dix kilo­mètres à l’heure et une autre à cent kilo­mètres à l’heure, entre une voi­ture qui roule à moins de dix kilo­mètres à l’heure et une autre à cent cinquante. »

    Il y aura qua­torze ans le 29 novembre pro­chain que ces paroles ont été pro­non­cées. Il me semble que cette inquié­tude, cette pré­oc­cu­pa­tion qui avait ger­mé alors, cette ques­tion qui n’avait pas de réponse, ont mar­qué tout ce qui a été dit après. Nous pou­vons nous deman­der s’il existe main­te­nant une réponse et si par hasard la situa­tion d’aujourd’hui res­semble à la situa­tion de 1971.

    Tout au long de ces années, Cuba a expo­sé ces pro­blèmes dans les orga­nismes inter­na­tio­naux ; je me sens dans l’obli­ga­tion de citer un autre docu­ment que j’ai déjà uti­li­sé au cours de la réunion syn­di­cale, et je demande aux diri­geants syn­di­caux qui sont ici – ils sont presque une cen­taine – de bien vou­loir m’excuser de reprendre la même cita­tion. Voi­ci ce que j’ai dit en 1979 aux Nations Unies, après le Sixième Som­met des non ali­gnés qui a eu lieu ici, dans cette salle.

    Confor­mé­ment à la tra­di­tion, en sep­tembre 1979, en tant que pays siège du der­nier som­met, je suis allé par­ler aux Nations unies. J’ai dit alors :

    « La dette des pays en voie de déve­lop­pe­ment atteint déjà 335 mil­liards de dol­lars. On cal­cule que le mon­tant total du ser­vice de leur dette exté­rieure s’élève à plus de 40 mil­liards par an, ce qui repré­sente plus de 20 p. 100 de leurs expor­ta­tions annuelles. Par ailleurs, le reve­nu moyen par habi­tant des pays déve­lop­pés est main­te­nant qua­torze fois supé­rieur à celui des pays sous-déve­lop­pés. Cette situa­tion est deve­nue intenable. »

    Année 1979. En ter­mi­nant cette par­tie de l’exposé, j’ai déclaré :

    « Bref, mon­sieur le Pré­sident et mes­sieurs les représentants :

    « L’échange inégal ruine nos peuples. Et il doit cesser !

    « « L’infla­tion impor­tée ruine nos peuples. Et elle doit cesser !

    « Le pro­tec­tion­nisme ruine nos peuples. Et il doit cesser !

    « Le dés­équi­libre exis­tant en ce qui concerne l’exploitation des res­sources de la mer est abu­sif. Et il doit être aboli ! »

    Par la suite on est par­ve­nu à l’accord sur les droits de la mer que pré­ci­sé­ment les États-Unis refusent de signer, de même que quelques-uns de leurs alliés.

    « Les res­sources finan­cières que reçoivent les pays en déve­lop­pe­ment sont insuf­fi­santes. Et elles doivent être augmentées !

    « Les dépenses en arme­ments sont irra­tion­nelles. Elles doivent ces­ser et les fonds ser­vir à finan­cer le développement !

    « Le sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal en vigueur aujourd’hui est en ban­que­route. Et il doit être remplacé !

    « Les dettes des pays moins déve­lop­pés rela­ti­ve­ment et dans une situa­tion désa­van­ta­geuse sont insup­por­tables et sans issue. Elles doivent être annulées !

    « L’endettement écrase éco­no­mi­que­ment les autres pays en déve­lop­pe­ment. Et il doit être allégé !

    « L’abîme éco­no­mique qui sépare les pays déve­lop­pés des pays qui veulent se déve­lop­per se creuse au lieu de se com­bler. Et il doit disparaître !

    « Voi­là les reven­di­ca­tions des pays sous-développés. »

    La dette du Tiers-monde était alors d’environ 335 mil­liards. J’ai com­men­cé à par­ler de cela en 1971, alors que celle de l’Amérique latine était à pei­né de 35 mil­liards, et que pro­ba­ble­ment celle de l’ensemble du Tiers-monde n’atteignait pas 100 mil­liards. J’ai conti­nué à par­ler du sujet pen­dant les années sui­vantes. A la Sep­tième Confé­rence au som­met, qui a eu lieu à New Del­hi en mars 1983, un rap­port éla­bo­ré par Cuba sur la grave crise éco­no­mique inter­na­tio­nale a été dis­tri­bué à toutes les délé­ga­tions et envoyé aux chefs d’État de tous les pays, tant des pays sous-déve­lop­pés que des pays indus­tria­li­sés, comme nous l’avions fait pour le dis­cours des Nations Unies.

    J’ai à nou­veau abor­dé le sujet à cette réunion, et j’ai même par­lé assez long­temps, entre autres, de l’échange inégal, j’ai expli­qué en quoi il consis­tait, la façon dont il nous fai­sait du tort, en don­nant des exemples. Voi­là ce que j’ai dit à cette occasion :

    « En ven­dant une tonne de café, on pou­vait ache­ter 37,3 tonnes d’engrais en 1960, mais seule­ment 15,8 en 1982. »

    Nous, les pays du Tiers-monde, d’une manière géné­rale nous expor­tons du café, du cacao, d’autres pro­duits agri­coles du même genre, et nous impor­tons des engrais chi­miques du monde déve­lop­pé. Pour pro­duire du café, du maïs ou d’autres ali­ments, il faut des engrais ; or, nous devons four­nir sans cesse plus de café pour obte­nir sans cesse moins d’engrais, et on vou­drait qu’à ce compte-là il n’y ait pas de famine.

    « En 1959, il fal­lait vendre 6 tonnes de fibre de jute pour ache­ter un camion de 7–8 tonnes, mais 26 fin 1982.

    « En ven­dant une tonne de fil-machine de cuivre, on pou­vait ache­ter 39 tubes de rayons X à usage médi­cal en 1959, mais seule­ment 3 en 1982.

    Nous sommes expor­ta­teurs de jute, de fil de cuivre, d’étain et d’autres mine­rais. Le cuivre est le prin­ci­pal pro­duit d’exportation du Pérou, du Chi­li ; d’autres pays exportent de l’aluminium ou d’autres matières pre­mières. Et chaque fois que nous com­pa­rons ce que nous expor­tons à ce que nous impor­tons, nous consta­tons la même chose : nous impor­tons des équi­pe­ments sophis­ti­qués, des appa­reils de radio­gra­phie, des machines indus­trielles, des appa­reils élec­tro­niques, des pro­duits chi­miques, etc., que le monde indus­tria­li­sé pro­duit avec des salaires très éle­vés. Et nous, avec quels salaires pro­dui­sons-nous pour nos expor­ta­tions ? On a par­lé ici de salaires infimes de trente à qua­rante dol­lars par mois, au Pérou, en Boli­vie, au Bré­sil, au Chi­li. A cette même occa­sion, j’avais don­né d’autres exemples, mais je crois qu’il n’en faut pas plus pour don­ner une idée de la tra­gé­die que repré­sente pour nous cette mise à sac impitoyable.

    En mars 1983, à New Del­hi, nous pré­co­ni­sions ceci :

    « Lut­ter sans relâche pour assu­rer la paix, pour amé­lio­rer les rela­tions inter­na­tio­nales, pour arrê­ter la course aux arme­ments, pour réduire de façon dra­co­nienne les dépenses mili­taires, et exi­ger qu’une part consi­dé­rable de ces énormes fonds soit allouée au déve­lop­pe­ment du Tiers-monde.

    « Lut­ter inlas­sa­ble­ment pour la ces­sa­tion de l’échange inégal qui déprime les recettes d’exportations réelles, qui fait retom­ber sur nos éco­no­mies le coût de l’inflation déclen­chée dans, les pays capi­ta­listes déve­lop­pés et qui ruine nos peuples. […]

    « Lut­ter contre le pro­tec­tion­nisme, qui mul­ti­plie les obs­tacles tari­faires et non tari­faires et empêche les pro­duits de base et les articles manu­fac­tu­rés que nous expor­tons de trou­ver un débouché…

    « Lut­ter pour l’annulation de la dette des nom­breux pays qui n’ont pas la moindre pos­si­bi­li­té réelle de s’en acquit­ter et pour la réduc­tion dra­co­nienne du coût du ser­vice pour ceux qui, dans de nou­velles condi­tions, pour­raient res­pec­ter leurs engagements. »

    Aux Nations Unies, quatre ans plus tôt, l’exposition de ces idées avait été le point le plus applau­di par la majo­ri­té des pays repré­sen­tés, y com­pris quelques pays indus­tria­li­sés qui com­pre­naient qu’une telle situa­tion ne pou­vait pas être tolé­rée plus long­temps. Ce sont les mêmes idées qui ont été reprises pen­dant des années. On voyait venir le pro­blème, on le voyait venir.

    Fin 1982, la dette exté­rieure appro­chait déjà les 600 mil­liards de dol­lars, c’est-à-dire qu’elle s’était décu­plée, de 30 à 300, et après elle pas­sait au double de 300, puis au triple. En ce moment, elle est exac­te­ment le triple, et le pro­blème a fait crise. Actuel­le­ment, l’Amérique latine à elle seule doit plus que ce que devait tout le Tiers-monde en 1979. C’est-à-dire que la crise a mûri, qu’elle s’est ter­ri­ble­ment aggra­vée, qu’elle est deve­nue insup­por­table, et c’est la rai­son pour laquelle ces mêmes idées sont mieux adap­tées à chaque nou­velle réa­li­té, parce que le ton change, il change d’une fois à l’autre ; la pre­mière fois on dit : « Les dettes des pays moins déve­lop­pés rela­ti­ve­ment et dans une situa­tion désa­van­ta­geuse sont insup­por­tables et sans issue. Elles doivent être annu­lées ! » Et puis on change de ton : « Lut­ter pour l’annulation de la dette des nom­breux pays – en 1983 on parle déjà de nom­breux pays – qui n’ont pas la moindre pos­si­bi­li­té réelle de s’en acquit­ter et pour la réduc­tion dra­co­nienne du coût du ser­vice pour ceux qui, dans de nou­velles condi­tions, pour­raient res­pec­ter leurs engagements. »

    Le pro­blème s’est aggra­vé jusqu’au moment où il est deve­nu clair pour nous qu’aucun pays ne pou­vait payer, à de rares excep­tions près.

    Au début, nous pen­sions que pour des pays comme le Vene­zue­la ou le Mexique il suf­fi­sait d’alléger la dette ; mais par la suite nous nous sommes ren­du compte que des pays pétro­liers comme le Nige­ria, le Vene­zue­la, le Mexique en étaient arri­vés à une situa­tion telle qu’on ne pou­vait les exclure, qu’en défi­ni­tive le mot d’ordre d’annulation de la dette était valable pour tous les pays du Tiers-monde.

    Je ne veux bles­ser per­sonne en pro­po­sant l’annulation de la dette de tous les pays du Tiers-monde, car je pense que nous lut­tons pour quelque chose de juste, de rai­son­nable ; mon inten­tion n’est pas de bles­ser qui que ce soit, mais d’inclure tout le monde dans une reven­di­ca­tion que nous posions depuis long­temps pour une par­tie de ces pays, quand la situa­tion était moins grave qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, tous les prix sont dépri­més, y com­pris ceux du pétrole.

    II est cer­tain que les énormes aug­men­ta­tions des cours du pétrole au milieu des années 70 ont joué un rôle dans la crise, mais elles n’en sont pas la cause, et la meilleure preuve c’est que beau­coup de pays expor­ta­teurs de pétrole sont atteints par la crise. L’affaire du pétrole l’a aggra­vée, c’est vrai, mais qui, réel­le­ment, est res­pon­sable de la crise du pétrole ? Les pays capi­ta­listes indus­tria­li­sés ont lais­sé de côté les mines de char­bon pour se mettre à gas­piller un com­bus­tible bon mar­ché les trans­na­tio­nales obte­naient des pro­fits énormes, tout en assu­rant la dis­tri­bu­tion d’un com­bus­tible bon mar­ché qui fai­sait concur­rence au char­bon, qui fai­sait concur­rence à tout. Et à quel prix Pra­ti­que­ment tous les cinq ans la consom­ma­tion de com­bus­tible dou­blait dans le monde et ce que la nature avait mis des cen­taines de mil­lions d’années à créer, ces socié­tés de consom­ma­tion lé liqui­daient en un siècle. Les réserves s’épuisaient, on gas­pillait le pétrole, d’énormes voi­tures et des ins­tal­la­tions négli­gem­ment conçues l’engloutissaient incon­si­dé­ré­ment. Que pou­vait-on éco­no­mi­ser après la crise éner­gé­tique, quand ils se sont pro­po­sé d’économiser le pétrole, quand ils se sont sou­ve­nus du char­bon, quand ils ont recom­men­cé à extraire du pétrole de puits désaf­fec­tés ? Mais ils sont aus­si les res­pon­sables de la crise du pétrole, à cause de leur gas­pillage, de leur sys­tème insen­sé et irra­tion­nel de dila­pi­da­tion des res­sources humaines et natu­relles du monde.

    Nous ne l’ignorons pas, la ques­tion du pétrole a joué un rôle, elle a aggra­vé la crise, mais les res­pon­sables étaient exac­te­ment les mêmes.

    Le seul chan­ge­ment qui se soit pro­duit entre 1979, 1983 et 1985, c’est que nous sommes arri­vés à cette conclu­sion logique : le Tiers-monde devait déjà près d’un bil­lion de dol­lars et il n’était plus pos­sible d’exclure aucun pays du mot d’ordre d’annulation de la dette.

    A pré­sent, je me demande si l’un de ceux qui s’indignent du fait que Cuba est pré­oc­cu­pée par ce pro­blème et qu’elle en a tant de fois par­lé là où elle devait le faire, je me demande si un seul de ces pays qui s’opposent à ce que Cuba soit le siège d’une réunion, où l’on débat ces pro­blèmes, ou du fait que quelqu’un parle d’un pro­blème don­né – comme si les idées étaient aus­si une pro­prié­té pri­vée, de la même façon qu’une indus­trie capi­ta­liste ; et je crois savoir que les idées ne sont la pro­prié­té pri­vée de per­sonne (applaudisse­ments) – je me demande si un seul de ces pays a par­lé du pro­blème, il y a quinze ans, dix ans, cinq ans, trois ans ou trois mois. Un homme, Miguel Angel Capriles, a démon­tré ici qu’il y a trois ans il a par­lé du pro­blème ; il l’a démon­tré en lisant son édi­to­rial du mois de jan­vier 1983, où il pose le pro­blème en termes assez sem­blables (applaudisse­ments). Capriles a dit ici qu’il était direc­teur d’entreprise et qu’il était capi­ta­liste, et je ne pense pas que quelqu’un le soup­çonne d’être com­mu­niste, ou qu’il ait dit cela par déma­go­gie, ou pour amé­lio­rer son image. Il est pos­sible, même, que beau­coup aient ri en lisant cet édi­to­rial à l’époque, mais pour ma part j’éprouve du res­pect pour cet homme qui n’était pas notre ami, qui a été un adver­saire de notre Révo­lu­tion qu’il a cri­ti­quée for­te­ment ; je ne peux que m’incliner devant lui, je ne peux qu’éprouver du res­pect pour cet homme qui, il y a trois ans, a posé le pro­blème dans les termes que l’on sait, parce qu’il a eu une vision d’ensemble, parce qu’il a pris conscience assez tôt du pro­blème. Et il est venu au dia­logue, il n’a pas hési­té à par­ti­ci­per à la réunion et à parler.

    Lequel par­mi ceux qui n’étaient pas d’accord, ou qui n’ont pas vou­lu venir pour ne pas faire le jeu de Cas­tro, a dit un seul mot du pro­blème, et quand ?

    En réa­li­té, il y en a quelques-uns qui en ont par­lé ces jours-ci, à toute vitesse. Est-ce peut-être parce qu’il s’agit d’une vieille inquié­tude, d’un vieux sou­ci enra­ci­né ? Non ! Ils sont effrayés parce que Cas­tro parle du pro­blème (applau­dis­se­ments), et il y en a même qui disent : « Quel dom­mage que ce soit un com­mu­niste qui parle de ce pro­blème ! » (Rires.) Eh bien non, parce que Capriles n’est pas com­mu­niste, et le car­di­nal Arns n’est pas com­mu­niste (applau­dis­se­ments). Et je me réjouis si en sou­le­vant le pro­blème on a pu faire en sorte, au moins, que beau­coup qui n’y avaient même jamais pen­sé en parlent main­te­nant. Je m’en réjouis parce que ce qu’il faut main­te­nant, c’est que tout le monde parle du pro­blème (applau­dis­se­ments).

    Je tiens à pré­ci­ser par ailleurs que nous ne sommes contre aucun gou­ver­ne­ment, ou plu­tôt que nous ne sommes contre aucun gou­ver­ne­ment démocratique.

    Par chance, en ce moment, les pays régis par une Consti­tu­tion, les pays enga­gés dans un pro­ces­sus démo­cra­tique ou d’ouverture démo­cra­tique sont majo­ri­taires. Ceci est en par­tie le résul­tat de la lutte du peuple argen­tin, du peuple uru­guayen, du peuple bré­si­lien, des peuples de ces trois pays très impor­tants qui ont chan­gé le rap­port des forces en faveur de la démo­cra­tie dans notre région (applau­dis­se­ments). Ce pro­ces­sus est le résul­tat de la lutte de ces peuples et de la crise. Des deux choses. Ceux qui com­man­daient et gou­ver­naient en s’appuyant sur la répres­sion se sont ren­du compte que les pays étaient deve­nus ingouvernables.

    De sorte que la crise a contri­bué au pro­ces­sus et main­te­nant les pro­ces­sus démo­cra­tiques peuvent à leur tour contri­buer à la lutte contre la crise. Car beau­coup des idées que nous avons expo­sées n’auraient pra­ti­que­ment pas pu l’être lorsque le rap­port des forces était favo­rable aux dic­ta­tures mili­taires. Aujourd’hui nous pou­vons dire que la majo­ri­té des pays sont régis par des normes consti­tu­tion­nelles, qu’il existe des pro­ces­sus élec­to­raux démo­cra­tiques. Cha­cun a ses propres idées : ce qui nous occupe n’est pas de savoir dans quelle mesure il s’agit de démo­cra­tie réelle ou de démo­cra­tie for­melle. Je crois que per­sonne ne doute que les jeunes pro­ces­sus d’ouverture démo­cra­tique sont posi­tifs, et nous atten­dons tous le jour où nous pour­rons dire : au Chi­li aus­si il y a une ouver­ture démo­cra­tique (applau­dis­se­ments). Ce jour vien­dra, n’en dou­tons pas – Pino­chet est le seul fou de ce fléau qui dure encore, le seul à croire que son pays est gou­ver­nable dans ces condi­tions – quelle que soit l’aide que lui envoie l’impérialisme, quelle que soit la façon dont il essaie de sou­la­ger le Chi­li, en l’endettant encore davantage.

    Nous ne sommes contre aucun pro­ces­sus démo­cra­tique ; au contraire, nous crai­gnons que si une solu­tion cor­recte n’est pas don­née à cette crise éco­no­mique, la sur­vie de ces pro­ces­sus démo­cra­tiques soit impossible.

    Nous ne sommes pas contre le Groupe de Car­ta­ge­na, en aucune façon. Le seul reproche que nous pour­rions faire au Groupe de Car­ta­ge­na c’est qu’il n’a pas inclus tous les pays d’Amérique latine et des Caraïbes comme cette réunion de La Havane, de façon à ce qu’ils y soient tous (applau­dis­se­ments). On avance l’argument qu’il s’agit des prin­ci­paux pays débi­teurs, mais dans ce monde il n’y a pas de prin­ci­paux et de non prin­ci­paux car aux Nations Unies tous les pays, grands et petits, ont droit à une voix. Et cette bataille, il fau­dra pro­ba­ble­ment la livrer aux Nations Unies, à l’OEA et dans bien d’autres lieux, ces voix sont néces­saires. L’actuel Groupe de Car­ta­ge­na pour­rait jouer un rôle de lea­der, c’est une solu­tion, les fon­da­teurs du Groupe peuvent consti­tuer un comi­té direc­teur de coor­di­na­tion, auquel vien­dront se joindre les autres. Il n’y a aucun pays d’Amérique cen­trale dans le Groupe de Car­ta­ge­na, alors que beau­coup d’entre eux ont une dette par habi­tant supé­rieure, ça ne s’explique pas, ça ne se jus­ti­fie pas, pas plus que le fait qu’aucun pays des Caraïbes, excep­té la Répu­blique domi­ni­caine, ne figure dans le Groupe. La Jamaïque n’en fait pas par­tie, Tri­ni­té-et-Toba­go non plus, beau­coup d’autres pays sont éga­le­ment absents.

    Pour notre part, nous avons veillé à ce que chaque pays puisse faire entendre sa voix à cette réunion, peu importe qu’ils aient 250 000 ou 100 000 habi­tants, puisqu’il s’agit de pays qui ont leur hymne, leur dra­peau, leur sou­ve­rai­ne­té, leur droit. À ce titre, ils doivent être res­pec­tés (applau­dis­se­ments).

    C’est là la seule objec­tion que nous ayons faite publi­que­ment au Groupe de Car­ta­ge­na. Et nous pen­sons que notre bataille est une contri­bu­tion à la lutte enga­gée par ce groupe. Nous n’avons rien contre lui et nous sommes dis­po­sés à sou­te­nir cette lutte pour trou­ver une solu­tion cor­recte à ce problème.

    Nous ne sommes pas contre le SELA, loin de là ; Cuba a été l’un des pre­miers pays qui ont pris part à sa fon­da­tion. Lorsque cette orga­ni­sa­tion éco­no­mique lati­no-amé­ri­caine a été créée à l’initiative du pré­sident Luis Eche­verría, du Mexique, un des pre­miers pays à être contac­tés et à don­ner leur appui a été Cuba. Nous fai­sons par­tie du SELA, nous le sou­te­nons et nous som­més d’accord pour que le SELA, qui est un orga­nisme lati­no-amé­ri­cain et cari­béen, joue un rôle dans la recherche d’une solu­tion cor­recte à ce problème.

    Nous sommes d’accord avec l’idée d’une réunion des chefs d’État qui a d’abord été lan­cée par le pré­sident Alfon­sin, d’Argentine, à l’occasion de sa visite au Mexique ; il a été sui­vi par le pré­sident Febres-Cor­de­ro, qui a même pro­po­sé que les îles Gala­pa­gos, patri­moine de l’humanité, en soient le siège ; la pro­po­si­tion a ensuite été reprise par le pré­sident Alan García, qui vient de prendre en mains le gou­ver­ne­ment du Pérou. Trois pré­si­dents l’ont pro­po­sé. Vous avez appuyé cette idée d’une réunion des chefs d’État et nous nous joi­gnons à cette pro­po­si­tion avec enthousiasme.

    Vous savez que nous n’avons quant à nous aucune sym­pa­thie pour l’OEA, mais, en sup­po­sant qu’elle se réunisse comme on l’a annon­cé – on affirme qu’elle est en train de convo­quer les ministres des Finances et de l’Économie du conti­nent à une réunion à Washing­ton pour le mois de sep­tembre – eh bien, par­fait ! qu’ils se réunissent là-bas, qu’ils fassent asseoir les États-Unis devant eux, mais oui, au banc des accu­sés, qu’ils dis­cutent avec eux, qu’ils leur pré­sentent les réa­li­tés telles qu’elles sont et exigent des solu­tions (applau­dis­se­ments). Si l’OEA pou­vait ser­vir à quelque chose une seule fois dans sa vie, si elle ser­vait pré­ci­sé­ment à ça, peu importent tout ce qu’elle a coûte et la honte qu’elle a signi­fié pour ce conti­nent. Même l’OEA !

    Nous ne sommes en guerre contre per­sonne, et tout ce que nous avons fait nous l’avons fait avec la convic­tion qu’en livrant cette bataille nous aidons les autres pays. Il ne s’agit pas d’être radi­cal à tout prix, je ne crois pas que nos posi­tions soient radi­cales ou extré­mistes, comme on dit. Il y en a qui affirment que nos posi­tions sont extré­mistes, mais non, c’est tout le contraire, elles sont tout à fait réa­listes. D’autres disent qu’elles sont illu­soires, mais ceux qui se font des illu­sions ce sont les autres, ceux qui se figurent qu’il y a une autre façon de résoudre le problème.

    On m’accuse de dire que la dette est impos­sible à payer. Bon, mais c’est la faute à Pytha­gore, à Euclide, à Archi­mède, à Pas­cal, à Lobat­chevs­ki, aux mathé­ma­ti­ciens de l’Antiquité, des temps modernes ou d’aujourd’hui ; c’est sur eux, sur celui que vou­drez qu’il faut en reje­ter la faute. Ce sont les mathé­ma­tiques, les théo­ries des mathé­ma­ti­ciens qui démontrent que la dette est impos­sible à payer.

    Je vais par­ler de cette ques­tion et je vou­drais expli­quer, argu­ments à l’appui, pour­quoi je pense qu’il n’y a pas moyen de la payer et pour­quoi aucune des for­mules tech­niques dont il est ques­tion ne résout le pro­blème. Mais avant de pour­suivre, je dois vous infor­mer qu’aujourd’hui il y a eu ici dans cette salle une fausse alarme, on a annon­cé que les États-Unis avaient décré­té un blo­cus ou des mesures éco­no­miques puni­tives contre le Pérou.

    Nous avons reçu une dépêche cet après-midi, voi­ci com­ment elle essaie d’expliquer la situation :

    « Le ministre péru­vien des Affaires étran­gères, Alan Wag­ner, a mini­mi­sé l’importance de la sus­pen­sion de l’aide éco­no­mique et mili­taire des États-Unis au Pérou qui a été annon­cée ; il a décla­ré qu’il s’agissait d’une affaire de moindre impor­tance, qui a été mon­tée en épingle par la presse internationale.

    « Dans les décla­ra­tions qu’il a faites à la presse après une réunion avec l’ambassadeur des États-Unis dans cette capi­tale, David Jor­dan, le ministre des Affaires étran­gères, sou­ligne qu’il s’agit d’une erreur de l’agence de presse qui a dif­fu­sé la nou­velle en la liant à des ques­tions sans aucun rap­port avec cette affaire. Il a ajou­té que l’application de l’amendement Brooke-Alexan­der est un dis­po­si­tif légal que les États-Unis déclenchent auto­ma­ti­que­ment chaque fois qu’ont lieu des retards dans le paie­ment de la dette. Il a signa­lé que le Pérou doit effec­ti­ve­ment à Washing­ton quelque 100 000 dol­lars, une par­tie des retards men­tion­nés, que le paie­ment va s’effectuer sur-le-champ et il a esti­mé que cette dette n’avait pas vrai­ment d’importance, qu’elle est le résul­tat d’une erreur d’administration du gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, à qui il incom­bait de la rembourser.

    « Wag­ner a insis­té sur le fait qu’il s’agit d’un pro­blème mineur, sans la moindre impli­ca­tion poli­tique et auquel il convient de ne pas atta­cher plus d’importance qu’il n’en a. »

    Dom­mage que nous ne l’ayons pas su plus tôt, cela nous aurait épar­gné un peu des angoisses qui ont été expri­mées ici aujourd’hui !

    « Le ministre péru­vien des Affaires étran­gères signale que tout le monde sait que le pré­sident Alan García a pris la déci­sion de n’affecter que 10 p. 100 de ses expor­ta­tions au paie­ment de la dette exté­rieure et que cette affaire n’a eu aucun effet néga­tif dans les rela­tions avec les États-Unis.

    « L’ambassadeur nord-amé­ri­cain affirme de son côté qu’il s’agit d’une légère erreur d’appréciation des infor­ma­tions qui ont été dif­fu­sées par les agences de presse inter­na­tio­nales » – ces mau­dites agences qui ne font que semer la panique ! (Rires.) « Jor­dan a ajou­té que le Pérou doit aux États-Unis quelque 100 000 dol­lars qu’il s’est enga­gé à payer ; c’est une ques­tion facile à régler » dit-il, et qui n’a rien à voir avec lé poli­tique éco­no­mique appli­quée par le gou­ver­ne­ment péru­vien. Il a réaf­fir­mé qu’il s’agissait d’un mal­en­ten­du, que la nou­velle avait été mal inter­pré­tée et que l’on avait éta­bli un rap­port avec des choses qui n’ont rien à voir avec cette affaire. Il s’agit d’une fausse nou­velle, les rela­tions entre les deux pays sont bonnes, conclut Jordan. »

    Ces Éta­su­niens sont des types sin­cères (rires), per­sonne n’en doute, leur gou­ver­ne­ment est un vrai modèle ; tout cela n’a été qu’un mal­en­ten­du, une erreur d’appréciation, une erreur quoi. La véri­té – c’est mon impres­sion, c’est pour­quoi j’attendais la suite des évé­ne­ments lorsque cer­tains com­pañe­ros s’impatientaient, vou­laient connaître la réac­tion du Pérou – c’est qu’il s’agit d’un croc-en-jambe, d’une pro­vo­ca­tion, d’un piège, d’une peau de banane jetée en tra­vers du che­min. Parce que l’amendement Brooke-Alexan­der, ils l’appliquent quand ils veulent, quand ça leur chante, et cette fois les choses n’ont pas traî­né. Il y avait cette confé­rence et il semble qu’ils aient été pris d’une grande ner­vo­si­té. Le gou­ver­ne­ment péru­vien vient tout juste d’entrer en fonc­tion il y a quelques jours, il se trouve qu’ils n’avaient pas appli­qué la mesure au gou­ver­ne­ment pré­cé­dent mais ils l’ont appli­quée sur-le-champ au nou­veau gou­ver­ne­ment dès qu’il a fait savoir qu’il n’allait pas dis­cu­ter avec le Fonds moné­taire et qu’il res­trein­drait le paie­ment de la dette à 10 p. 100 des expor­ta­tions. Quelle coïn­ci­dence, n’est-ce pas ?

    Et tout de suite, une pre­mière mesure : sus­pen­sion de toute aide mili­taire et économique.

    Je pense vrai­ment que le nou­veau gou­ver­ne­ment péru­vien a agi en toute séré­ni­té, sans se lais­ser pro­vo­quer, mais les inten­tions sont claires. Nous sommes bien pla­cés pour le savoir.

    Je tenais à don­ner ces expli­ca­tions avant de pour­suivre car il fau­dra éga­le­ment que je parle de la for­mule des 10 p. 100.

    Je disais donc que les mathé­ma­tiques démon­traient que la dette est impos­sible à payer, en règle géné­rale, et je suis convain­cu qu’il n’y a pas d’exception à cette règle. J’ai écou­té avec le plus grand res­pect, croyez-moi, tous ceux qui pensent qu’il est pos­sible de payer et je conti­nue­rai à le faire, mais je ne suis pas de cet avis. Pour cer­tains pays, la ques­tion ne se pose même pas et j’affirme que c’est tout aus­si impos­sible dans les rares cas où il semble y avoir une possibilité.

    Mais que signi­fient tous ces chiffres ? Il convient par­fois de prendre des exemples concrets. Un jour j’ai eu l’idée de cal­cu­ler com­bien il fau­drait d’années pour comp­ter la dette exté­rieure de l’Amérique latine si une seule per­sonne le fai­sait à rai­son d’un dol­lar par seconde. Savez-vous com­bien d’années il fau­drait ? 11 574 ! (Rires et applau­dis­se­ments.) Après, je me suis deman­dé com­bien de temps il fau­drait pour comp­ter les inté­rêts à payer au cours des dix pro­chaines années. Savez-vous com­bien de temps met­trait une per­sonne en comp­tant 24 heures sur 24 à rai­son d’un dol­lar par seconde ? 12 860 ans ! (Rires.) Mais on pour­rait dire que nous exa­gé­rons, c’est vrai, que nous avons lais­sé un seul type comp­ter tout seul. Eh bien, d’accord, pre­nons donc cent types et met­tons-les à comp­ter tous ensemble à rai­son d’un dol­lar par seconde (rires). Com­bien de temps leur fau­dra-t-il ? Cent vingt-huit ans. Com­ment peut-on payer en dix ans ce que cent per­sonnes met­traient un siècle à comp­ter à rai­son d’un dol­lar par seconde ? Et à sup­po­ser que tous les invi­tés au dia­logue, que les mille invi­tés ici pré­sents s’y mettent, il leur fau­dra plus de dix ans pour comp­ter (applau­dis­se­ments).

    Une autre fois, j’ai pen­sé à faire le cal­cul par hec­tare (rires). L’Amérique latine doit 175,30 dol­lars par hec­tare, pra­ti­que­ment le prix de l’hectare, et elle doit payer en dix ans – rien qu’au titre des inté­rêts, lorsque je parle de la somme à payer en dix ans, je ne parle pas du capi­tal mais des inté­rêts – 194,80 dol­lars par hectare.

    J’ai aus­si eu l’idée de cal­cu­ler com­bien elle devait par km2 : 17 530 dol­lars par km2, et il y a plus de vingt mil­lions de kilo­mètres car­rés. Com­bien l’Amérique latine devrait-elle payer par kilo­mètre car­ré au cours des dix pro­chaines années ? 19 478 dol­lars par kilo­mètre car­ré, rien que pour les inté­rêts. Nous avons pour­tant enten­du par­ler de lati­fun­distes, d’exploiteurs, mais encore jamais de per­sonne qui fasse payer si cher la loca­tion de la terre (rires). Com­bien doit chaque habi­tant ? C’est selon, vous le savez, mais la moyenne est de 923 dol­lars, et il y a 390 mil­lions d’habitants sur le conti­nent. Com­bien fau­dra-t-il payer rien que d’intérêts, sans tenir compte du capi­tal ? 1 025 dol­lars par habi­tant au cours des dix pro­chaines années. Fran­che­ment le coût de la vie est vrai­ment insup­por­table quand cha­cun de nous doit payer en moyenne 1 025 dol­lars rien que pour respirer !

    Il y a des pays pas très grands, comme le Cos­ta Rica, qui doivent 100 000 dol­lars par kilo­mètre car­ré. Com­ment vont-ils payer ? Eh bien il fau­drait une petite mine d’or, une grande mine d’or même par kilo­mètre car­ré pour se pro­cu­rer les devises néces­saires, car ce n’est pas de pesos cos­ta­ri­ciens qu’il s’agit, ni de sucres ou de boli­vars ; c’est une dette en dol­lars qu’il faut se pro­cu­rer sur le mar­ché inter­na­tio­nal en expor­tant des choses, à condi­tion qu’on puisse les pro­duire, qu’il y ait un mar­ché pour les écou­ler et qu’on les paie à leur prix. Ce pays n’a rien de tout cela : rien à vendre, il n’a pas grand-chose – c’est un pays sous-déve­lop­pé – et le peu qu’il a n’est pas payé à son prix, il n’a pas de mar­ché. Je dis donc que si quelqu’un me démontre que le Cos­ta Rica peut trou­ver une mine d’or par kilo­mètre car­ré, s’il trouve 50 000 mines d’or, dans ce cas, peut-être. Si c’est de l’or pur, en pépites, dans ce cas, il pour­ra payer ; avec des pierres d’or comme celle qu’on trouve dans la rivière.

    J’ai fait un autre cal­cul. Sur ce conti­nent que l’on dit acca­blé par la faim, où il y a des gens qui consomment 1 200 calo­ries ou moins par jour, où il y a tant de sous-ali­men­tés, où il y a 110 mil­lions de per­sonnes au chô­mage ou sous-employées, ce conti­nent qui, comme vous l’avez dit, souffre de mal­nu­tri­tion, où 70 p. 100 de la popu­la­tion vit dans les limites infé­rieures de la pau­vre­té ou au-des­sous de ce seuil, j’ai cal­cu­lé qu’avec ce qu’il faut payer d’intérêts on pou­vait ali­men­ter toute la popu­la­tion de l’Amérique latine. J’ai cal­cu­lé qu’on pou­vait don­ner à cha­cun de ses 390 mil­lions et quelques d’habitants – j’ai fait le cal­cul avec 400 mil­lions, soit dix mil­lions de plus au cas où les rats man­ge­raient un peu de cette nour­ri­ture – au prix actuel du blé, 3 500 calo­ries et 135 grammes de pro­téines à cha­cun, tous les jours, pen­dant dix-sept ans.

    On demande à un conti­nent acca­blé par le chô­mage, par la pau­vre­té de payer en dix ans, au seul titre des inté­rêts, l’équivalent de 3 500 calo­ries et 135 grammes de pro­téines par jour, beau­coup plus que ce dont il a besoin pour vivre, pen­dant dix-sept ans. Est-ce logique ? Cela a‑t-il un sens ? Est-ce ration­nel ? Or voi­là quelle est la réa­li­té, voi­là ce que montrent lès chiffres.

    Les faits démontrent qu’il n’est pas facile de payer ça. Comme je le disais, il faut des mar­chés. Et où sont ces mar­chés ? Le Fonds moné­taire dit : « Que tout le monde exporte », mais que vont-ils expor­ter ? Plus de café ? plus de cacao ? plus de sucre ? plus de viande ? Non, puisqu’on va les payer tou­jours moins pour ces pro­duits. Et expor­ter où ? si le pro­tec­tion­nisme se mul­ti­plie tous les jours suite aux mesures tari­faires et non tari­faires ; tous les jours un nou­veau pays est tou­ché : aujourd’hui le Mexique, hier un autre, demain un autre. Le Mexique a vu les recettes de ses expor­ta­tions dimi­nuer de trois mil­liards de dol­lars du fait de la sup­pres­sion de cer­tains tarifs doua­niers pré­fé­ren­tiels. Ils ont été pure­ment et sim­ple­ment bif­fés, d’un trait de plume.

    Un des repré­sen­tants de la Colom­bie par­lait aujourd’hui des mines de char­bon et effec­ti­ve­ment un grand gise­ment de char­bon qu’on peut exploi­ter à ciel ouvert est une richesse impor­tante. Mais je sais qu’à la suite de la baisse du prix du char­bon de 50 dol­lars à 39 dol­lars, les États-Unis se pro­posent de prendre une mesure pro­tec­tion­niste, d’imposer une taxe de neuf dol­lars par tonne pour que le char­bon colom­bien ne puisse par­ve­nir aux cen­trales élec­triques de l’est des États-Unis, où il y a à peu près soixante-dix-neuf cen­trales qui sont des ache­teurs poten­tiels de ce char­bon ; c’est-à-dire que les entre­prises de char­bon des États-Unis exigent un impôt. Et il peut par­fai­te­ment arri­ver qu’un pays fasse un gros effort, consente une énorme dépense et que, lorsqu’il com­mence à expor­ter son char­bon, on lui impose un tarif doua­nier de neuf dol­lars, parce que ces mes­sieurs ont beau­coup plus d’importance et de poids au Congrès des États-Unis qu’un pays latino-américain.

    Contre le Japon seule­ment – car il y a une guerre géné­rale et pas seule­ment contre nous – le Congrès des États-Unis a pro­po­sé plus de quatre-vingts mesures pro­tec­tion­nistes. Ils font des efforts déses­pé­rés pour bri­ser toute concur­rence, ils ne savent pas com­ment sor­tir du pétrin et inventent une fois de plus le pro­tec­tion­nisme. Ils imposent des mesures pro­tec­tion­nistes très sévères aux pro­duc­teurs de sucre. Le repré­sen­tant de la Mar­ti­nique a par­lé de la fer­me­ture d’une sucre­rie ; les Pan­améens savent que la sucre­rie Baya­no qu’ils ont construite avec un grand bar­rage pour la pro­duc­tion d’électricité et pour l’irrigation, une sucre­rie moderne, est fer­mée depuis quatre ans.

    Si en 1981 les États-Unis impor­taient 5 mil­lions de tonnes de sucre, en 1984 ils n’en ont impor­té que 2,7 mil­lions, cette année ils n’en importent que 2,6 mil­lions et en 1987 ils n’en impor­te­ront pro­ba­ble­ment que 1,7 mil­lion. Com­ment l’économie de quelques pays qui pro­duisent du sucre peut-elle sup­por­ter de voir le mar­ché se réduire de 5 mil­lions de tonnes à 1,7 en six ans du fait des sub­sides accor­dés à la pro­duc­tion de sucre ?

    C’est ce même mar­ché qu’ils nous avaient enle­vé lorsqu’ils dis­tri­buaient par­tout des bon­bons : notre quo­ta en échange de l’isolement de Cuba. Pour­quoi oublient-ils ça ? Nous, nous ne vou­lons pas nous en sou­ve­nir, c’est triste mais c’est une chose pas­sée. Main­te­nant c’est à d’autres qu’on enlève le quo­ta. Serait-ce qu’ils ont fait une révo­lu­tion socia­liste ? Que je sache, à moins que je sois mal infor­mé par la faute de ces agences de presse… (Rires et applau­dis­se­ments.) Ils prennent ces mesures, ils demandent à nos pays d’augmenter les expor­ta­tions pour ramas­ser des dol­lars, et en même temps ils ferment leurs mar­chés. Ils disent à tout le monde d’exporter et ils ferment les mar­chés. Où vont-ils exporter ?

    Bien sûr, nous savons qu’il y a dans le monde des mil­lions de besoins, mais ceux qui ont ces besoins n’ont pas l’argent néces­saire pour les satis­faire. Et on exige que les pays lati­no-amé­ri­cains payent les inté­rêts de la dette en dol­lars. Per­sonne ne parle plus du capi­tal, ni eux ne s’en pré­oc­cupent car ils savent que tous les huit ou neuf ans ils récu­pèrent le capi­tal ; en trente ans, donc, ils le récu­pèrent trois fois et demie. Ils peuvent se pas­ser du capi­tal puisqu’ils règlent le pro­blème avec les intérêts.

    Où vont-ils expor­ter ? En outre, le Fonds moné­taire leur dit : « II faut réduire les impor­ta­tions ». Mais com­ment vont-ils aug­men­ter les expor­ta­tions si, comme on l’a dit ici – et comme tout le monde le sait – il faut des intrants, des équi­pe­ments, des pièces de rechange pour aug­men­ter la pro­duc­tion et les expor­ta­tions ? Et s’ils réus­sis­saient ce miracle pen­dant une année, comme quelques pays l’ont fait, ils ne pour­raient conti­nuer beau­coup plus long­temps, car les stocks de matières pre­mières, de pièces, d’équipements s’épuisent et il faut les rem­pla­cer. Je ne parle même pas de déve­lop­pe­ment. Cela ne peut durer qu’une année, le temps d’un éclair. Cepen­dant, ils disent : « Oui, impor­tez moins. » Avec quoi vont-ils aug­men­ter les expor­ta­tions ? Et s’ils les aug­mentent, où sont les mar­chés ? À quel prix achè­te­ra-t-on leurs pro­duits ? On sait qu’en 1984, les pays lati­no-amé­ri­cains ont expor­té pour 95 mil­liards de dol­lars. Ils ont fait un gros effort pour aug­men­ter la pro­duc­tion de 75 mil­liards à 95 mil­liards, et ce, avec des prix dépri­més. En 1980, ils auraient obte­nu le même pou­voir d’achat avec 75 mil­liards, donc avec 22 p. 100 de mar­chan­dises en moins. Ils ont tra­vaillé pour pro­duire plus, ils se sont tués à la tâche, ils ont réus­si à expor­ter cette pro­duc­tion et ça leur donne le même pou­voir d’achat qu’ils auraient obte­nu avec 22 p. 100 de mar­chan­dises en moins quatre ans aupa­ra­vant. Quel pays, quelle éco­no­mie peut s’adapter à ces catas­trophes et à leurs conséquences ?

    Et ensuite le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal vient leur dire : « En plus, vous devez lever les bar­rières doua­nières. » Il conseille à tout le monde de suivre les recettes de l’École de Chi­ca­go ou d’autres ana­logues. Le Fonds moné­taire a tou­jours appar­te­nu à l’École de Chi­ca­go et il dit : « Levez les bar­rières. Entrez dans le jeu de la concur­rence ! » La concur­rence entre le lion et l’agneau dont par­lait Rado­mi­ro Tomic. Dans les cou­loirs, j’ai deman­dé à Rado­mi­ro : « Tu as bien dit entre le lion et le phoque ? » Et il m’a répon­du : « Ne défor­mez pas mes paroles. J’ai dit : entre le lion et l’agneau et entre le requin et le phoque. » Tels sont les deux excel­lents exemples qu’a don­nés notre ami Tomic dans sa brillante inter­ven­tion d’hier.

    Entrez dans le jeu de la concur­rence ! Ah oui, ils vont entrer en concur­rence avec les machines robots du Japon et avec la pro­duc­tion auto­ma­ti­sée. Et c’est ain­si que, comme me le racon­tait un Uru­guayen, ils ont même fait entrer en concur­rence une petite fabrique d’objets déco­ra­tifs pour les che­veux avec une trans­na­tio­nale de Corée du Sud ; au bout de quelques jours, la fabrique a fait faillite et a fer­mé ses portes et main­te­nant l’Uruguay importe les objets déco­ra­tifs pour les che­veux de Corée du Sud. C’est ça, leur recette. Ils disent : « Sup­pri­mez les bar­rières doua­nières », alors qu’eux, les pays indus­tria­li­sés, en dressent contre nos produits.

    Nous ne devons pas oublier toutes ces réa­li­tés. Si nous oublions l’échange inégal, si nous oublions les taux d’intérêt abu­sifs, si nous oublions tous les trucs qu’ils inventent et tous les actes de pira­te­rie qu’ils com­mettent, alors nous pour­rons rêver un jour, un seul jour, pas plus, que nous pou­vons payer la dette. Mais il y a beau­coup d’autres réa­li­tés, et quand nous regar­dons ces réa­li­tés en face, je veux par­ler des réa­li­tés éco­no­miques, nous voyons que c’est impossible.

    Ceci dit, est-ce que les for­mules tech­niques règlent le pro­blème ? Non, aucune for­mule tech­nique ne règle le pro­blème. Jus­te­ment, dans l’interview publiée par Excel­sior, j’examine dif­fé­rentes hypo­thèse, j’en exa­mine quatre. Et c’est à par­tir de ces quatre hypo­thèses que notre ami Juan Bosch a expli­qué le pro­blème de la Répu­blique domi­ni­caine, ce qui allait se pas­ser avec la dette domi­ni­caine. Et quelle que soit la variante, le pro­blème est insoluble.

    Main­te­nant, une nou­velle for­mule a été pro­po­sée. J’avais quant à moi exa­mi­né celle qui consis­te­rait à payer avec 20 p. 100 des recettes d’exportations et je démon­trais que cela ne réglait pas le pro­blème. Et main­te­nant il y a la for­mule pro­po­sée par le nou­veau gou­ver­ne­ment du Pérou : payer avec 10 p. 100. C’est indis­cu­ta­ble­ment un pas en avant par rap­port à la situa­tion actuelle que de déci­der qu’on ne va pas dis­cu­ter avec le Fonds moné­taire et qu’on va payer seule­ment avec 10 p. 100 des recettes d’exportations. On sait ce que rap­portent les expor­ta­tions du Pérou : exac­te­ment 3,1 mil­liards de dol­lars ; les impor­ta­tions se montent à envi­ron 2,9 mil­liards, et la dette, à 14 mil­liards, comme on l’a dit ici. Rien que pour les inté­rêts, le Pérou doit payer plus d’un mil­liard par an. Le Fonds moné­taire et l’impérialisme ne voient pas d’un bon œil cette pro­po­si­tion de payer avec 10 p. 100. Cepen­dant, la for­mule des 10 p. 100 régle­rait-elle le pro­blème ? Je ne fais que par­ler en termes éco­no­miques, en termes arith­mé­tiques. Et on peut voir clai­re­ment que cela ne règle pas le pro­blème. J’ai deman­dé à quelques com­pañe­ros de faire les cal­culs par ordi­na­teur – moi, comme vous le savez, je n’avais pas le temps puisque j’étais ici, à cette réunion, avec vous – et je leur ai for­mu­lé quatre autres hypothèses.

    Le gou­ver­ne­ment péru­vien dit qu’il va payer avec 10 p. 100 pen­dant un an. Et je dis quant à moi : d’accord, que l’Amérique latine applique la for­mule consis­tant à payer avec 10 p. 100, et pas seule­ment pen­dant un an, mais pen­dant vingt ans. Que se pas­se­rait-il ? À sup­po­ser qu’il y ait vingt ans de dif­fé­ré d’amortissement, que pen­dant ce temps on se contente de payer les inté­rêts de la dette avec 10 p. 100 des expor­ta­tions sans amor­tir le capi­tal, et même en sup­po­sant que ces expor­ta­tions croissent, de façon à dépas­ser cent mil­liards par an – en ce moment les expor­ta­tions ne les atteignent pas – donc en sup­po­sant que les inté­rêts ne dépassent pas dix mil­liards par an, que le taux reste approxi­ma­ti­ve­ment ce qu’il est aujourd’hui et qu’on ne contracte pas de nou­veaux emprunts, que se pas­se­rait-il ? Quelle serait la situa­tion au bout de vingt ans ? Si cette for­mule était appli­quée à l’ensemble des pays, toute l’Amérique latine aurait payé en vingt ans 200 mil­liards de dol­lars. Au bout de vingt ans – si on addi­tionne le capi­tal et les inté­rêts ain­si que les inté­rêts capi­ta­li­sés, eux aus­si sou­mis aux inté­rêts – avec la for­mule des 10 p. 100 et en ne payant que dix mil­liards par an, l’Amérique latine devra – per­met­tez-moi de vous rap­pe­ler qu’en espa­gnol on dit un bil­lion pour un mil­lion de mil­lions – 2 075 140 000 000 de dol­lars, soit plus de cinq fois ce qu’elle doit aujourd’hui. Telle est le brillant ave­nir qui nous attend dans vingt ans avec cette for­mule, et l’on aurait payé, en espèces son­nantes et tré­bu­chantes, 200 mil­liards. Et on peut en faire des choses avec 200 mil­liards bien inves­tis ! Je parle de mil­lions bien inves­tis, non de mil­lions qui prennent la fuite, vous le savez bien.

    Une deuxième variante serait la variante mira­cu­leuse : elle sup­pose vingt ans de dif­fé­ré d’amortissement, qu’on paye les inté­rêts de la dette avec 10 p. 100 de la valeur des expor­ta­tions, sans fixer de limite, même si leur mon­tant dépasse 100 mil­liards par an, les atteint arrive ou les dépasse, que le taux d’intérêt reste ce qu’il est actuel­le­ment et que la crois­sance des expor­ta­tions atteigne le chiffre fabu­leux de 10 p. 100 par an durant vingt ans. On pour­rait deman­der aux Domi­ni­cains, ou à n’importe quel pays, s’il est pos­sible dans l’absolu d’augmenter les expor­ta­tions durant vingt ans au rythme moyen de 10 p. 100 par an sans rece­voir un seul nou­veau prêt.

    Que se pas­se­rait-il au bout de vingt ans ? Eh bien, au bout de vingt ans, avec 10 p. 100 des expor­ta­tions, qui aug­mentent elles-mêmes de 10 p. 100 par an, le conti­nent aurait payé 572 752 000 000 de dol­lars d’intérêts. Et savez-vous com­bien il devrait encore, dans ce cas hypo­thé­tique et chi­mé­rique ? 1 198 715 000 000 de dol­lars, à peu près quatre fois ce qu’il doit aujourd’hui. Voi­ci donc un « brillant » ave­nir. C’est ce que disent les mathé­ma­tiques : Pytha­gore, Euclide, tous ces gens dont j’ai parlé.

    Une autre variante mira­cu­leuse : les inté­rêts sont réduits à 6% et, natu­rel­le­ment, on ne paie pas plus de 10 mil­liards par an. Comme dans la pre­mière variante, cela ferait 200 mil­liards en vingt ans et au bout du compte, à sup­po­ser que les inté­rêts soient la moi­tié de ce qu’ils sont aujourd’hui, le conti­nent devrait 885 732 000 000 de dol­lars. Encore un « brillant » ave­nir ; nous voi­là tota­le­ment « sor­tis » de la dépen­dance. II fau­drait cher­cher quelqu’un pour faire le compte ; je me demande com­bien de temps il lui fau­drait pour comp­ter un à un les dol­lars dus dans cette hypothèse.

    Qua­trième variante, la « par­faite » : pas un cen­time de prêt sup­plé­men­taire et des miracles qui se pro­dui­raient au niveau des mar­chés, des prix, etc., des expor­ta­tions qui aug­men­te­raient régu­liè­re­ment de 10 p. 100 pen­dant vingt ans, des inté­rêts de 6% et des paie­ments d’intérêts ne dépas­sant pas 10 p. 100 de la valeur des expor­ta­tions. On ne peut rêver mieux. Mais que se pas­se­rait-il au bout de vingt ans ? On aurait payé 427 292 000 000 de dol­lars au titre des inté­rêts et la dette se mon­te­rait encore à 444 681 000 000. Quelque chose de fabu­leux : 100 mil­liards de plus que main­te­nant ! « Brillant » ave­nir ! Et ceci à condi­tion qu’une foule de miracles se soient pro­duits. Donc, ce n’est pas un caprice. Et si au lieu de 10 p. 100 des expor­ta­tions on choi­sit 5 p. 100, c’est la même chose, sauf que la dette aug­mente davantage.

    Il faut bien com­prendre le pro­blème : la dette est un can­cer, c’est un can­cer qui s’étend, qui ronge l’organisme, qui épuise l’organisme ; c’est un can­cer qui réclame une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale. Je vous assure que tout remède qui ne serait pas chi­rur­gi­cal ne vient pas à bout du pro­blème (applau­dis­se­ments). Il ne faut lais­ser aucune cel­lule maligne ; si vous lais­sez des cel­lules malignes, il y a méta­stase, la tumeur se repro­duit et dévore rapi­de­ment l’organisme. II faut le com­prendre : le mal est irréversible.

    Quelques-uns ont par­lé ici de mala­dies, de virus et de choses de ce genre. Mon­sei­gneur Mén­dez Arceo a par­lé du virus des cam­pagnes anti­com­mu­nistes, d’autres ont recou­ru à d’autres images. Eh bien, rien ne res­semble plus à un can­cer que la dette exté­rieure, et tout ce qu’on laisse de la tumeur, la moi­tié, le dixième, le cen­tième, favo­rise sa reproduction.

    L’impérialisme a créé cette mala­die, l’impérialisme a créé ce can­cer et il faut l’extirper au moyen d’une opé­ra­tion, radi­ca­le­ment. Je ne vois pas d’autre solu­tion. Et tout ce qui s’écarte de cette idée s’écarte tout sim­ple­ment de la réa­li­té ; les for­mules tech­niques, les pal­lia­tifs ne servent pas à enrayer mais à aggra­ver le mal.

    D’autre part, l’échange inégal est de plus en plus inégal. Je crois que cela, même un gosse du cours pré­pa­ra­toire le com­pren­drait ; il suf­fi­rait de lui ensei­gner un peu à comp­ter et de lui don­ner une idée de ce que c’est qu’un million.

    C’est ce que démontre toute ana­lyse qu’on fait de la situation.

    Donc, com­ment en sor­tir ? On a consta­té qu’il y a un can­cer, qu’il faut faire appel à la chi­rur­gie, et il convient main­te­nant de se deman­der d’où vont venir les res­sources pour payer le prix de cette opé­ra­tion. C’est la pre­mière ques­tion que je me suis posée : où sont les res­sources ? Il est clair qu’il existe dans le monde bien assez de res­sources pour extir­per ce can­cer qui afflige des mil­liards de per­sonnes, et qui tue ! Je suis sûr qu’il tue plus que le can­cer au sens propre : comp­tez donc tous les enfants du Tiers-monde qui meurent dans leur pre­mière année de vie, tous ceux qui meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans, tous ceux qui meurent entre cinq et quinze ans, cal­cu­lez ce qu’est dans de nom­breux pays l’espérance de vie par suite de la sous-ali­men­ta­tion et de la dénu­tri­tion. Et il y a plus ter­rible encore : la quan­ti­té d’handicapés phy­siques et d’handicapés men­taux. On a par­lé ici hier de dizaines et de cen­taines de mil­lions d’enfants dont les facul­tés men­tales sont dimi­nuées par la dénutrition.

    Le can­cer, le vrai, fait-il tant de mal ? Or, les méde­cins recom­mandent de l’extirper ! La dette tue beau­coup plus que le cancer.

    Donc, y a‑t-il des res­sources. Oui, il y en a. Et à quoi servent-elles ? À pré­pa­rer la mort, la guerre, à accé­lé­rer la course aux arme­ments, à aug­men­ter les dépenses mili­taires. Un bil­lion ! En une seule année, le monde gas­pille, au jeu de la guerre et en dépenses mili­taires, un bil­lion de dol­lars, bien plus que le total de la dette exté­rieure du Tiers-monde. N’est-ce pas d’une logique élé­men­taire ? Quel être humain ne le com­pren­drait-il pas ? Quel citoyen, quelle que soit son idéo­lo­gie, ne peut-il pas com­prendre qu’il vau­drait la peine de liqui­der cette dette avec une petite par­tie des dépenses mili­taires ? Car je ne parle pas de la dette de l’Amérique latine, je parle de la dette du Tiers-monde. Il suf­fi­rait de 12 p. 100 au maxi­mum des dépenses mili­taires, compte tenu des intérêts.

    Les dépenses mili­taires devraient aus­si être affec­tées en par­tie à l’instauration du nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal, d’un sys­tème de prix justes pour tous les pro­duits du Tiers-monde, pour mettre fin aux méca­nismes ignobles de l’échange inégal. Com­bien cela coû­te­rait-il ? En gros, dans les 300 mil­liards de dol­lars par an. Le pou­voir d’achat des pays du Tiers-monde aug­men­te­rait, et ils ne vont pas gar­der cet argent, ils ont faim, ils ont trop de besoins pour gar­der cet argent, ils vont l’investir dans des indus­tries, ils vont le dépen­ser d’une manière ou d’une autre. Il res­te­rait encore 700 mil­liards de dol­lars pour les dépenses mili­taires, ce qui suf­fi­rait mal­heu­reu­se­ment à détruire plu­sieurs fois le monde. Une immense folie. On consent ces dépenses dans le monde, et nous devons prendre conscience du fait qu’il existe bien assez de res­sources pour soi­gner ce ter­rible can­cer, qui tue des dizaines de mil­lions de per­sonnes chaque année, qui fait tant d’handicapés, qui plonge des mil­lions et des mil­lions de per­sonnes dans le mal­heur. C’est pour­quoi nous asso­cions les deux choses : annu­ler la dette, abo­lir la dette ne résout pas le pro­blème. Nous en revien­drions au même point, parce que les fac­teurs qui sont à l’origine de cette situa­tion sub­sis­te­raient. Les deux choses sont donc asso­ciées : il faut abo­lir la dette et éta­blir le nou­vel ordre éco­no­mique international. »

    […]

    (La suite dans le com­men­taire suivant 🙂 ) 

    Réponse
  12. etienne

    (Suite)

    […]

    « Nous y avons ajou­té d’autres idées, car il faut mettre tout ceci en pra­tique. Et com­ment s’y prendre ? D’abord, il faut favo­ri­ser la prise de conscience, par­mi nous, les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes, et pas seule­ment par­mi nous, mais aus­si par­mi tous les peuples du Tiers-monde, ce qui nous ren­for­ce­ra ; favo­ri­ser aus­si la prise de conscience par­mi les pays indus­tria­li­sés ; por­ter le mes­sage à l’opinion publique des pays indus­tria­li­sés, lui démon­trer que nous sommes en train de vivre une grande folie ; nous adres­ser aux tra­vailleurs, aux étu­diants, aux intel­lec­tuels, aux femmes, aux couches moyennes. Eux aus­si ont leurs pro­blèmes, et peut-être la gué­ri­son de nos maux les aide­ra-t-elle à résoudre quelques-uns des leurs.

    Il est très impor­tant de dire à l’opinion publique des pays indus­tria­li­sés : ces for­mules que nous pro­po­sons ne vous font pas de tort, elles ne vont pas aug­men­ter vos contri­bu­tions, vos impôts, à condi­tion que les res­sources qu’on uti­lise sont sous­traites aux dépenses militaires.

    Nous devons envoyer un mes­sage à ceux qui déposent leur argent dans les banques. Lorsqu’ils disent que n’importe laquelle de ces for­mules mine le sys­tème finan­cier mon­dial, il faut leur répondre : non, c’est un men­songe. Si les res­sources qui ser­vi­ront à résoudre les pro­blèmes de la dette et du nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal sont sous­traites aux dépenses mili­taires per­sonne ne per­dra l’argent qu’il a dépo­sé en banque.

    Il ne faut pas oublier que dans le monde capi­ta­liste indus­tria­li­sé ils sont des mil­lions à ouvrir un compte en banque, même les ouvriers, les couches moyennes, les pro­fes­sions libé­rales, beau­coup de gens le font et on leur dit que les for­mules que nous pro­po­sons vont pro­vo­quer l’écroulement du sys­tème ban­caire et qu’ils y per­dront leur argent.

    II faut por­ter ce mes­sage aux ouvriers, dont le fléau est le chô­mage, car c’est le fléau de l’Europe, le fléau des États-Unis, leur dire : cette for­mule élè­ve­rait le pou­voir d’achat des pays du Tiers-monde, les indus­tries seraient plus uti­li­sées et il y aurait plus d’emplois dans les pays industrialisés.

    Quelqu’un a fait-cir­cu­ler ici article inti­tu­lé : « Cas­tro, key­né­sien ». J’ignore si c’était une ques­tion ou une affir­ma­tion. Je vais vous dire la véri­té : je ne me rap­pe­lais même pas l’existence de Keynes lorsque je me suis mis à réflé­chir à ces réa­li­tés. Il peut effec­ti­ve­ment y avoir une cer­taine res­sem­blance ; la hausse du pou­voir d’achat de cette énorme masse de néces­si­teux du Tiers-monde va évi­dem­ment aug­men­ter les expor­ta­tions et redres­ser la situa­tion de l’emploi dans le monde capi­ta­liste déve­lop­pé. Le capi­ta­lisme n’en sera pas sau­vé pour autant ! Car il n’y a pas moyen de sau­ver le capi­ta­lisme ! Pour le Tiers-monde, le pro­blème consiste à ne pas mou­rir avant le capi­ta­lisme (applau­dis­se­ments). Voi­là quel est le problème.

    S’ils conti­nuent de tuer le Tiers-monde de faim, s’ils conti­nuent d’investir des sommes énormes dans les arme­ments, ils peuvent liqui­der la vie sur la Terre en l’espace de quelques jours. Il est pos­sible que l’humanité meure avant que ne meure le capi­ta­lisme, et il vau­drait bien la peine de leur mettre une cami­sole de force, une petite cami­sole de force, et de leur dire : au lieu d’un bil­lion, vous allez dépen­ser 600, 700 mil­liards. Il vous reste assez d’argent pour vos folies, pour les folies que vous êtes en train de faire.

    Je suis convain­cu que le monde sous-déve­lop­pé, le Tiers-monde pour­rait leur impo­ser cela. Allons-nous renon­cer à l’idée de lut­ter ? Allons-nous être pes­si­mistes ? Allons-nous croire que l’opinion, la conscience, la volon­té, notre facul­té de convaincre l’opinion publique des pays indus­tria­li­sés ne valent rien, ne servent à rien ?

    Car ils ont deux pro­blèmes et deux grandes craintes. L’homme du Tiers-monde n’a pra­ti­que­ment pas le temps de pen­ser à la guerre parce qu’il meurt tous les jours. Ceux du monde riche ont des tas de belles choses, de choses magni­fiques, d’excellentes villes, tout le confort, ils sont à peu près bien nour­ris. Mais ils ont deux grands sou­cis : la guerre et le chô­mage. Je crois qu’il est abso­lu­ment cor­rect, tac­ti­que­ment cor­rect, d’associer nos pro­blèmes – le sous-déve­lop­pe­ment, la pau­vre­té, toutes ces cala­mi­tés sociales dont on a par­lé ici – aux pré­oc­cu­pa­tions de l’opinion publique du monde indus­tria­li­sé : en pre­mier lieu le dan­ger de guerre, car eux, ils ont tout le temps de réflé­chir à ce que pour­rait signi­fier une guerre, et ils voient clai­re­ment que cette folie qui consiste à accu­mu­ler de plus en plus de dizaines de mil­liers d’armes nucléaires peut conduire – et condui­ra sans aucun doute, si on n’y met pas un terme – à un grand désastre.

    Nous pou­vons asso­cier nos pré­oc­cu­pa­tions aux pré­oc­cu­pa­tions pour la paix et pour le chô­mage qui existent dans le monde indus­tria­li­sé. Nous devons être capables de trans­mettre ce message.

    Et il y a dans ces pays beau­coup de gens qui pensent. Tous ne sont pas pro­prié­taires de trans­na­tio­nales, tous ne sont pas bel­li­cistes. Je crois même que cette lutte peut contri­buer à iso­ler les bel­li­cistes, les va-t-en-guerre.

    Natu­rel­le­ment, l’impérialisme a besoin d’armes. Quelqu’un deman­dait ici – je ne me rap­pelle pas si c’est López Michel­sen ou Capriles – si ce que nous pro­po­sions c’était le désar­me­ment, la fin de la course aux arme­ments pour l’Occident seule­ment, ou aus­si pour les pays socia­listes. Lorsque le pré­sident de l’Équateur, Febres-Cor­de­ro, est venu en visite dans notre pays, je lui ai par­lé de ces pro­blèmes et il m’a posé la même ques­tion : « Cela veut-il dire que seuls les Occi­den­taux doivent se désar­mer ? » Non, bien sûr que non, lui ai-je répon­du, si je disais que l’Occident devait se désar­mer uni­la­té­ra­le­ment alors que les pays socia­listes conti­nue­raient de s’armer, ce ne serait pas hon­nête, ça ne méri­te­rait pas le moindre res­pect (applau­dis­se­ments).

    Ce qui se passe, c’est que je sais ce que pensent les pays socia­listes. Les pays socia­listes ont connu la guerre pour de bon, beau­coup plus que l’opinion publique des États-Unis. Pen­dant la deuxième guerre mon­diale, l’Union sovié­tique a eu vingt mil­lions de morts ; la Pologne, six mil­lions ; la You­go­sla­vie, un mil­lion et demi. La guerre ne s’est pas livrée sur le ter­ri­toire des États-Unis, qui n’ont eu que quelques cen­taines de mil­liers de morts, qui ne savent pas ce que c’est que la guerre, alors que le sou­ve­nir de la guerre est encore très frais dans la conscience des pays du camp socia­liste. La guerre ne les a jamais inté­res­sés. On les a entou­rés de bases nucléaires, on les a encer­clés avec des cui­ras­sés, des sous-marins, des bom­bar­diers, toutes sortes d’armes. Et il y a des gens qui se demandent pour­quoi ils s’arment. C’est comme si vous nous deman­diez à nous pour­quoi nous nous armons, avec le voi­sin que nous avons, qui nous menace tous les jours. En réa­li­té, je vous le dis, que peut faire un pays comme le nôtre sinon se pré­pa­rer à vendre bien cher sa vie. Et pas seule­ment à vendre bien cher sa vie, mais aus­si à faire échouer une agres­sion contre le pays ! (Applau­dis­se­ments.)

    Dans notre pays aus­si, mal­heu­reu­se­ment, l’uniforme sus­ci­tait la méfiance, la réserve, et même, en géné­ral, la crainte et la haine. Aujourd’hui, chaque homme, chaque femme du pays a son uni­forme. Je pense à ce que disait, avec une hon­nê­te­té extra­or­di­naire, impres­sion­nante, le prêtre boli­vien sur ses impres­sions et ses pré­ju­gés par rap­port à Cuba. Ça me rap­pe­lait bien sûr le poi­son dont par­lait Mén­dez Arceo, car ils sont deve­nus spé­cia­listes dans l’art de pro­duire des toxines à par­tir de ce qu’il appe­lait la pire mani­fes­ta­tion de la guerre bio­lo­gique. Heu­reuse méta­phore pour mon­trer ce qu’est la pro­pa­gande impé­ria­liste ! C’est répandre du poi­son par­tout, et en grandes quan­ti­tés. Mais aujourd’hui notre peuple res­pecte l’uniforme ; bien mieux, il l’aime : tous les hommes en ont un, toutes les femmes en ont un, car l’exercice des armes n’est plus le fait d’un groupe, il est le fait de tout le peuple, de tous les hommes et de toutes les femmes aptes à com­battre dans ce pays, et les armes sont aux mains du peuple, elles sont aus­si dans les usines et les centres de tra­vail ! (Applau­dis­se­ments.) Per­sonne n’a rien à craindre des uni­formes ni des armes ; c’est l’ennemi qui nous a impo­sé ça. Je dis aus­si que si la fonc­tion du mili­taire est par­fois désho­no­rante, la fonc­tion du com­bat­tant, du sol­dat peut être très digne et très hono­rable, sur­tout – et uni­que­ment, pour­rions-nous dire – lorsque la cause du sol­dat est la cause du peuple (applau­dis­se­ments).

    Nous savons aus­si ce que nous pour­rions faire avec l’argent que nous inves­tis­sons dans les armes, et à quel point il est dur d’investir des sommes consi­dé­rables dans les tran­chées, les for­te­resses, les tun­nels, les for­ti­fi­ca­tions de toutes sortes, d’affecter des dizaines de mil­liers d’hommes dans la fleur de l’âge, des tech­ni­ciens, des équi­pe­ments, des res­sources au ser­vice de la défense. Nous savons com­bien de loge­ments et d’écoles nous pour­rions construire avec les fonds que nous consa­crons à ça.

    Nous avons déjà ouvert des mil­liers d’écoles : des écoles pri­maires, des écoles secon­daires, des ins­ti­tuts tech­no­lo­giques ; tous les enfants et les jeunes de ce pays ont une école, mais nous vou­drions aus­si avoir une école d’art par pro­vince, des écoles d’orientation et de for­ma­tion pro­fes­sion­nelles. Notre pro­gramme avance petit à petit, mais ce n’est jamais assez, car les besoins sont illi­mi­tés. Lorsque vous avez les écoles, les hôpi­taux, les médi­ca­ments, il vous faut encore les loge­ments et lorsque vous avez les loge­ments, il vous faut encore des centres de loi­sirs, d’autres choses qui coûtent de l’argent. Lorsque le niveau moyen de sco­la­ri­té équi­vaut pra­ti­que­ment au pre­mier cycle du second degré – c’est le cas aujourd’hui dans notre pays – de nou­velles aspi­ra­tions sur­gissent, toutes les pro­vinces veulent leur école d’art, leurs groupes de théâtre, de musique, de danse.

    Les res­sources que nous avons dû affec­ter ces vingt der­nières années à la défense n’auraient-elles pas été mieux inves­ties dans tout ça ? Qu’avons-nous à faire d’armes ? Pour­quoi un pays socia­liste vou­drait-il des armes ? Qu’a‑t-il à faire de la course aux arme­ments ? A quoi peuvent lui ser­vir les guerres ? Le socia­lisme, tel que je le conçois, tel que le conçoivent tous les socia­listes et tous les véri­tables révo­lu­tion­naires, n’a rien à voir avec les armes. II faut être fou pour pen­ser que la contra­dic­tion socialisme/capitalisme pour­rait se résor­ber dans le monde contem­po­rain par les armes !

    Celui qui a besoin d’armes, c’est l’impérialisme, parce qu’il est à court d’idées (applau­dis­se­ments). Pour main­te­nir ce sys­tème d’opprobre, pour main­te­nir toutes ces situa­tions dont on a par­lé ici, il faut des armes, il faut recou­rir à la force. Mais s’il y a des idées, s’il existe des idées, on peut les défendre et les faire triom­pher ; les idées n’ont pas besoin d’armes dans la mesure où elles sont capables de ral­lier les grandes masses. Nul ne peut pen­ser résoudre la contra­dic­tion socia­lisme-capi­ta­lisme par la force, il faut être fou pour croire ça. Ceux qui croient ça, ce sont les impé­ria­listes, et c’est pour­quoi ils ont des bases mili­taires par­tout dans le monde, c’est pour­quoi ils menacent tout le monde, ils inter­viennent partout.

    Où sont les bases mili­taires des pays socia­listes ? Les États-Unis ont des cen­taines de bases mili­taires, ils ont des escadres dans tous les océans du monde. On a par­lé ici de l’île de Die­go Gar­cia, on a par­lé des Mal­vi­nas où ils ont ins­tal­lé une base, et ils en veulent main­te­nant une autre, à quatre mille milles du Chi­li, sur l’île de Pâques, pour y pré­pa­rer leur guerre des étoiles. C’est deve­nu leur obses­sion de tous les jours : trou­ver une île, un îlot, un bout de terre pour main­te­nir par la force leur sys­tème de domi­na­tion, leur sys­tème de pillage du monde. S’il existe une phi­lo­so­phie selon laquelle il faut piller le monde et puisque le pillage ne peut se main­te­nir que par la force, alors, cette foi aveugle dans les armes se justifie.

    Si le socia­lisme ne veut rien reti­rer à per­sonne, pas une par­celle de terre, s’il ne veut exploi­ter le tra­vail, et la sueur de per­sonne, pour­quoi aurait-il besoin d’armes ? Seul l’impérialisme, avec ses agres­sions et ses menaces constantes, est res­pon­sable de nos dépenses en armes.

    Je pars de cette concep­tion et je sais que tous les pays socia­listes sont par­fai­te­ment conscients de ce qu’ils pour­raient faire avec les res­sources qu’ils consacrent aux armes. J’en suis abso­lu­ment cer­tain, mais ça ne veut pas dire que j’ai envoyé une lettre aux diri­geants des pays socia­listes pour leur deman­der si je peux dire ça, s’ils sont d’accord ou pas. C’est la logique la plus élé­men­taire qui me le dit, qui me donne la cer­ti­tude de ne pas me trom­per sur la pen­sée socia­liste. Je suis tout aus­si sûr que les pays socia­listes, qui n’ont pas les pro­blèmes du Tiers-monde – bien qu’il y ait des pays socia­listes qui en font par­tie – sont aus­si pro­fon­dé­ment pré­oc­cu­pés par les dan­gers de guerre. Je n’en doute pas le moins du monde, je le sais d’après les décla­ra­tions qu’ils ont faites, je connais leur façon de pen­ser, je sais que les pays socia­listes appuie­raient aus­si le Tiers-monde dans cette lutte pour résoudre les pro­blèmes de la crise éco­no­mique, de la dette et du nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal (applau­dis­se­ments).

    Lorsque nous par­lons d’abolir la dette, nous par­lons de toutes les dettes qu’a contrac­tées le Tiers-monde auprès du monde indus­tria­li­sé, ce qui n’exclut pas les pays socia­listes (applau­dis­se­ments). Lorsque je parle du nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal et de prix justes, je n’exclus pas, loin de là, les pays socia­listes. Je suis sûr que ça repré­sen­te­rait pour eux des sacri­fices, mais ils com­pren­draient et appuieraient.

    J’ai par­lé ici de la ques­tion des droits de la mer. Je me rap­pelle, que lorsque le Pérou, l’Équateur, le Chi­li, ont enga­gé cette bataille, les pays socia­listes avaient déjà d’importantes flottes qui pêchaient en haute mer ; nous-mêmes, nous avions déjà une flotte impor­tante. His­to­ri­que­ment nous pêchions aux abords des côtes du Mexique, des États-Unis, du Cana­da et d’autres pays lorsque les limites des eaux éco­no­miques étaient de 12 milles. Les 200 milles de zone éco­no­mique exclu­sive nous por­taient pré­ju­dice ; cepen­dant, nous n’avons jamais hési­té à appuyer les pays d’Amérique latine et du Tiers-monde dans cette reven­di­ca­tion, à par­ler avec les pays socia­listes, à leur deman­der leur sou­tien, et les pays socia­listes ont appuyé la reven­di­ca­tion des 200 milles. Les Péru­viens le savent bien, Mer­ca­do Jar­rin le sait bien, tous ceux qui appar­te­naient à ces gou­ver­ne­ments le savent. Et ça leur fai­sait un tort consi­dé­rable, car les pays socia­listes avaient inves­ti des mil­liards dans de grandes flottes de pêche. Cela nous fai­sait du tort, mais nous avons fait par­tie de ceux qui ont défen­du le plus éner­gi­que­ment les 200 milles. On est main­te­nant par­ve­nu à un accord, mais les États-Unis veulent être maîtres de tous les fonds marins en dehors des deux cents milles, et ils exigent pour leurs trans­na­tio­nales le pri­vi­lège d’user et d’abuser de leurs tech­no­lo­gies pour exploi­ter ces res­sources sans la moindre res­tric­tion, pour obte­nir du chrome à bon mar­ché, des mine­rais à bon mar­ché, à meilleur mar­ché encore, pour rui­ner plus encore le Tiers-monde qui n’a pas ces tech­no­lo­gies pour aller cher­cher des mine­rais jusque dans les océans Paci­fique, Indien ou Atlan­tique. Quel ave­nir nous réserve tout ça ?

    Selon les accords sur les droits de la mer, les inves­tis­se­ments devraient béné­fi­cier à tous les pays. Les États-Unis refusent de l’accepter, comme d’ailleurs quelques-uns de leurs alliés.

    Je ne doute pas que les pays socia­listes appuie­ront cette cause. Ceci dit, il est très impor­tant que nous soyons conscients que ce com­bat n’est pas seule­ment celui de l’Amérique latine mais aus­si de tout le Tiers-monde, et c’est ça qui fera notre force. Ils ont les mêmes pro­blèmes que nous, plus graves, dans cer­tains cas, mais c’est à l’Amérique latine de diri­ger cette lutte parce qu’elle est plus déve­lop­pée sur le plan social et même poli­tique ; elle est dotée d’une struc­ture sociale plus avan­cée, elle a des mil­lions d’intellectuels, de membres de pro­fes­sions libé­rales, des dizaines de mil­lions d’ouvriers, de pay­sans, un cer­tain niveau de pré­pa­ra­tion poli­tique, et elle parle une seule et même langue.

    Les Afri­cains sont dans une situa­tion beau­coup plus déses­pé­rée : ils doivent presque 200 mil­liards mais leur situa­tion est pire encore, ils dépendent bien plus des ali­ments qui leur sont envoyés de temps en temps au milieu d’une famine épou­van­table, dans une situa­tion plus ter­rible encore, si on peut dire, que celle de l’Amérique latine. Mais tous les pays du Tiers-monde, ceux qui luttent aux Nations Unies, au sein du Groupe des 77, ceux qui luttent pour le nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal, ont conscience de ces problèmes.

    L’Amérique latine parle pra­ti­que­ment une seule langue. Ici les inter­ven­tions ont été tra­duites en fran­çais, anglais, por­tu­gais. Les luso­phones, qui consti­tuent une par­tie impor­tante de la popu­la­tion lati­no-amé­ri­caine, écou­taient les inter­ven­tions en espa­gnol et com­pre­naient par­fai­te­ment, et nous aus­si nous les com­pre­nions lorsqu’ils par­laient por­tu­gais. Les repré­sen­tants de quelques pays anglo­phones, comme le Belize et Cura­çao, où l’on parle papia­men­to – je crois que c’est ain­si que s’appelle leur langue – et même d’Haïti ont par­lé ici espa­gnol. Autre­ment dit, la com­mu­ni­ca­tion qui existe dans cette région n’existe dans aucune autre région du Tiers-monde : ni en Asie, ni en Afrique, ni nulle part ailleurs. Il est indis­cu­table que la région du monde qui est le plus en condi­tion de livrer cette lutte est l’Amérique latine. En Afrique, il serait très dif­fi­cile d’organiser une réunion comme celle-ci, et c’est vrai pour tout le Tiers-monde. II y a ici un déve­lop­pe­ment poli­tique supé­rieur, une struc­ture sociale plus pro­pice à cette lutte ; l’Amérique latine ren­ferme un poten­tiel beau­coup plus éle­vé non seule­ment au plan éco­no­mique, mais aus­si au plan politique.

    Voi­là pour les prin­cipes de base II ne s’agit pas d’une seule idée, l’idée d’abolir la dette. Cette idée est à asso­cier à celle du nou­vel ordre. En Amé­rique latine elle est aus­si asso­ciée à celle de l’intégration parce que même si on arrive à abo­lir la dette et à ins­tau­rer le nou­vel ordre éco­no­mique, sans inté­gra­tion nous res­te­rons des pays dépen­dants. Si on ne conçoit pas que l’Europe puisse vivre sans inté­gra­tion, com­ment pour­raient le faire ces pays, ces nom­breux pays de dimen­sions diverses et de niveaux de déve­lop­pe­ment divers ? Il y en a qui sont plus grands que d’autres. Le Bré­sil, bien sûr, a davan­tage de poten­tia­li­tés, mais même le Bré­sil a besoin de l’intégration, a besoin du reste de l’Amérique latine et des Caraïbes, tout comme le reste de l’Amérique latine et des Caraïbes a besoin du Bré­sil. Tous les pays de ce conti­nent ont besoin de l’intégration et c’est pour ça qu’on parle d’intégration éco­no­mique, une des ques­tions que nous avons sou­le­vées. C’est essen­tiel, c’est élé­men­taire. Ce sont des idées de base. Quand et com­ment tout ceci sera mis en pra­tique, c’est une autre ques­tion. Je crois que dans la mesure où ces idées sor­ti­ront des tours d’ivoire, dans la mesure où elles seront par­ta­gées par les masses, l’opinion publique, le peuple, dans la mesure où ces idées devien­dront celles des ouvriers, des pay­sans, des étu­diants, des intel­lec­tuels et des couches moyennes d’Amérique latine, tôt ou tard, et plus tôt qu’on ne le pense, elles triom­phe­ront, et en par­ti­cu­lier l’idée de l’intégration éco­no­mique (applau­dis­se­ments).

    II est clair que si, à une étape his­to­rique don­née, ceux qui ont la res­pon­sa­bi­li­té d’avancer dans une direc­tion n’avancent pas, les masses, elles, avancent, les dépassent et réa­lisent les objec­tifs his­to­riques (applau­dis­se­ments).

    Il existe une autre idée essen­tielle, celle de l’unité, que nous avons com­men­cé à pro­mou­voir dès le pre­mier moment : uni­té à l’intérieur des pays et uni­té entre les pays. À l’intérieur des pays, là où il existe des condi­tions mini­mum d’unité. C’est heu­reu­se­ment le cas, aujourd’hui, de la majo­ri­té des pays d’Amérique latine, mais pas de tous, comme nous l’avons expli­qué minu­tieu­se­ment. On ne conçoit pas d’unité sous la tyran­nie de Pino­chet ou sous celle de Stroess­ner il y a d’autres cas, mais ils ne sont pas si nom­breux. L’unité à l’intérieur parce qu’il faut de la force pour livrer ce com­bat au plan inté­rieur, et l’unité entre pays d’Amérique latine et entre tous les pays du tiers monde parce qu’il faut aus­si de la force au plan exté­rieur. II faut aus­si recher­cher l’unité avec cer­tains pays indus­tria­li­sés, et je suis sûr que cette lutte pour­rait béné­fi­cier du sou­tien de nom­breux pays indus­tria­li­sés, ceux qui ne sont pas le centre du pou­voir mon­dial et qui, d’une façon ou d’une autre, ont aus­si souf­fert de la poli­tique moné­ta­riste et aven­tu­riste de l’actuelle admi­nis­tra­tion étasunienne.

    Je crois que si cette lutte est menée de façon consé­quente, les États-Unis res­te­ront iso­lés avec une poi­gnée de leurs par­te­naires, ceux-là même qui s’opposent aux sanc­tions contre l’Afrique du Sud de l’apartheid, ceux-là mêmes qui s’opposent à la signa­ture des accords sur les droits de la mer. Je suis sûr que si cette lutte est menée de l’avant jusqu’à ses der­nières consé­quences, ils se retrou­ve­ront iso­lés. C’est pour­quoi ils vont essayer par tous les moyens de nous divi­ser, de nous inti­mi­der. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient lan­cé une peau de banane sur le che­min du Pérou, à ce qu’ils se soient livrés à cette pro­vo­ca­tion : ils sont nerveux.

    Venons-en main­te­nant à une ques­tion impor­tante, qui a été posée ici et qui m’a obli­gé à m’étendre. C’est Díaz Ran­gel qui l’a posée. C’est la deuxième fois qu’il me tend son piège, parce qu’il a fait la même chose à la réunion des syn­di­cats : poser une ques­tion depuis la tri­bune. Je dis « piège » dans le bon sens, pas dans le sens impé­ria­liste… Il a posé la ques­tion du dia­logue : faut-il dia­lo­guer ou non ? Je me suis mis à révi­ser un peu ce que j’ai dit à ce sujet. Je sais ce que j’ai dit, mais je vou­lais y regar­der de plus près, puisque j’en ai déjà abon­dam­ment parlé.

    J’ai par­lé de ces pro­blèmes dans mon inter­view au jour­nal Excel­sior – vous en avez le texte, car vous avez reçu une docu­men­ta­tion abon­dante. Vous avez eu accès à une grande quan­ti­té de bro­chures. Il est vrai que vous n’avez sans doute pas eu le temps de les lire ; même Díaz Ran­gel, parce que s’il l’avait bien lue il n’aurait pas posé la ques­tion (rires). Je disais donc :

    « Impo­ser l’embargo éco­no­mique au Tiers-monde, ou nous enva­hir pour des his­toires de dette, comme on l’a fait dans les pre­mières décen­nies de ce siècle en Haï­ti, en Répu­blique domi­ni­caine et dans d’autres pays ; se repar­ta­ger le monde pour garan­tir les livrai­sons de matières pre­mières et les mar­chés, comme ça se pas­sait à d’autres époques, c’est aujourd’hui abso­lu­ment impossible.

    […]

    « La lutte pour une demande aus­si ration­nelle que la solu­tion de l’endettement exté­rieur et des rela­tions éco­no­miques justes entre les pays du Tiers-monde et le monde indus­tria­li­sé est si cru­ciale pour la sur­vie et l’avenir des peuples lati­no-amé­ri­cains qu’elle pour­rait comp­ter, à ne pas en dou­ter, sur le sou­tien de toutes les couches sociales et don­ner lieu à une grande uni­té non seule­ment dans chaque pays, mais aus­si dans l’ensemble des pays lati­no-amé­ri­cains, et qu’elle serait sou­te­nue sans la moindre hési­ta­tion, avec enthou­siasme et déci­sion, par tous les pays en déve­lop­pe­ment d’Asie et d’Afrique.

    « Je suis même convain­cu que de nom­breux pays indus­tria­li­sés sou­tien­dront ces reven­di­ca­tions. Tout comme je suis convain­cu que l’idéal, ce qui serait le plus construc­tif, c’est que ces pro­blèmes se règlent par un dia­logue poli­tique et des négo­cia­tions, en vue de mettre en œuvre des solu­tions essen­tielles d’une façon ordon­née. Autre­ment, il ne fait aucun doute qu’un cer­tain nombre de pays, en proie au déses­poir, seront contraints d’adopter des mesures uni­la­té­rales. Ce n’est pas dési­rable, mais si c’est le cas, je n’ai pas non plus le moindre doute que tous les autres pays en Amé­rique latine et dans le reste du monde se join­dront à eux. » (Applau­dis­se­ments.)

    Cette idée est reprise dans l’entretien que j’ai eu avec un pro­fes­seur et un repré­sen­tant éta­su­nien, qui sera édi­té sous forme de livre, en par­ti­cu­lier tout ce qui a été dit sur les ques­tions éco­no­miques. Cet entre­tien aus­si est déjà impri­mé. Je cite :

    « …les pays indus­tria­li­sés n’ont en ce moment aucune for­mule ration­nelle, effi­cace pour com­battre la crise.

    « Je crois que la dif­fi­cul­té prin­ci­pale réside dans l’incompréhension de la nature et de la gra­vi­té du pro­blème ( … ) L’annulation de la dette ( … ) avan­ta­ge­rait même (…) les entre­prises qui ont des rela­tions com­mer­ciales avec ces pays, les entre­prises qui pro­duisent des mar­chan­dises pour ces pays, tan­dis que les États des pays créan­ciers ne seraient pas tou­chés éco­no­mi­que­ment, bien au contraire, puisqu’ils pour­raient accroître les niveaux d’emploi et mieux uti­li­ser les capa­ci­tés indus­trielles ; leurs banques n’essuieraient pas de pertes, leurs contri­buables ne devraient pas payer d’impôts supplémentaires,

    « Si l’on com­prend cela, si on en prend conscience, je crois que cela fraie­rait consi­dé­ra­ble­ment la voie à la solu­tion, par le dia­logue, par des accords entre pays indus­tria­li­sés et pays du Tiers-monde. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, cela ne tou­che­rait que la course aux arme­ments insen­sée, la folie fré­né­tique des armes et de la guerre, et dans une bien faible pro­por­tion, mal­heu­reu­se­ment. C’est là une mesure très salu­taire, car on pour­rait com­men­cer à vaincre la mala­die la plus ignoble et dan­ge­reuse de notre époque. Si le nou­vel ordre éco­no­mique mon­dial pro­cla­mé et accor­dé par les Nations Unies était appli­qué en com­plé­ment indis­pen­sable de l’annulation de la dette, alors, oui, cela impli­que­rait une réduc­tion accrue des dépenses militaires.

    […]

    « Si l’on n’obtient pas une solu­tion sur ce point, que va-t-il se pas­ser ? Eh bien, au lieu d’y par­ve­nir par un accord négo­cié entre les par­ties, les pays du Tiers-monde vont l’imposer, vous pou­vez en être sûr. Le fond du pro­blème est bien simple : il leur est maté­riel­le­ment impos­sible de rem­bour­ser la dette et ses inté­rêts, et ils ne pour­ront pas la rem­bour­ser pour cette rai­son aus­si élé­men­taire que com­pré­hen­sible : cela coû­te­rait des tor­rents de sang d’imposer aux peuples les sacri­fices que ce rem­bour­se­ment impli­que­rait, et tout ça pour rien. Aucun gou­ver­ne­ment n’aurait assez de pou­voir pour y par­ve­nir. Cette ques­tion mérite d’être ana­ly­sée, dis­cu­tée et réso­lue d’un com­mun accord entre créan­ciers et débi­teurs. N’oubliez jamais que l’initiative est main­te­nant entre les mains des nations dont on exige un sacri­fice si monstrueux.

    « Si les pays débi­teurs du Tiers-monde sont obli­gés de décré­ter uni­la­té­ra­le­ment une sus­pen­sion des paie­ments, les pays indus­tria­li­sés auront per­du toute pos­si­bi­li­té d’action de rechange. Un embar­go éco­no­mique, une inva­sion du Tiers-monde, un nou­veau par­tage du monde, comme dans les siècles pré­cé­dents, pour s’assurer les matières pre­mières et les mar­chés ou se faire rem­bourse la dette, est pure­ment et sim­ple­ment impos­sible, toute per­sonne sen­sée le com­prend. On ne pour­rait même pas impo­ser un embar­go éco­no­mique à un pays ou à un groupe de pays qui auraient décré­té une sus­pen­sion des paie­ments, car cela sus­ci­te­rait immé­dia­te­ment la soli­da­ri­té des autres.

    « Nous sommes une grande famille, et les temps ont beau­coup chan­gé. Quelques folies ont été dépas­sées et d’autres, dont j’ai ana­ly­sé cer­taines pen­dant cette inter­view, ne tar­de­ront pas à les suivre. »

    Autre­ment dit, nous n’avons pas fait de décla­ra­tion de guerre aux pays indus­tria­li­sés ; nous ne fai­sons que leur dire ce qui se passe et ce qui va se pas­ser. À mon avis, il est pré­fé­rable qu’ils en prennent conscience et que nous nous asseyions tous à la table des conver­sa­tions. II ne s’agit pas de conver­ser pour payer la dette, enten­dons-nous bien, mais de conver­ser sur le nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal (applau­dis­se­ments). Pour impo­ser l’abolition de la dette, il n’est pas stric­te­ment indis­pen­sable de négo­cier, mais pour le nou­vel ordre éco­no­mique, c’est tout à fait indis­pen­sable. Les bases étant claires, les conver­sa­tions peuvent por­ter sur les deux ques­tions : com­ment abo­lir la dette, de quelle façon. Nous leur avons mon­tré le remède dont ils ont besoin, dont leurs banques ont besoin. Ils devraient nous être recon­nais­sants de leur dire : voi­là, il va se pas­ser telle et telle chose, et nous pro­po­sons des solu­tions à vos propres problèmes.

    Je reste convain­cu que l’idéal serait qu’ils prennent conscience des réa­li­tés. Cela veut-il dire que je compte là-des­sus ? Natu­rel­le­ment, ils sont aujourd’hui plus inquiets que jamais, ils ont vrai­ment com­men­cé à s’inquiéter, et il est bon, très bon qu’ils s’inquiètent. Ce qui serait grave, c’est qu’ils soient tota­le­ment indif­fé­rents à cette tragédie.

    S’ils sont conscients, s’ils com­prennent bien cela, s’ils se rendent compte que la dette est impos­sible à payer, nous pour­rons nous asseoir à la table des conver­sa­tions pour voir de quelle façon élé­gante, cha­ri­table, nous abo­lis­sons la dette.

    S’ils ne prennent pas conscience, si la situa­tion conti­nue d’évoluer dans le même sens, il va se pas­ser – et on en voit déjà des signes annon­cia­teurs – ce que nous avons pré­vu : quelques pays, déses­pé­rés, vont prendre des déci­sions uni­la­té­ra­le­ment, et ils béné­fi­cie­ront alors de la soli­da­ri­té de tout le reste de l’Amérique latine et du Tiers-monde. C’est cer­tain, je n’en doute pas le moins du monde.

    Le sou­ve­nir des Mal­vi­nas est encore frais : mal­gré la ter­rible situa­tion poli­tique que connais­sait ce pays au plan interne, les peuples d’Amérique latine n’ont pas hési­té à appuyer le peuple argen­tin, et les peuples du Tiers-monde ont réagi de même. Il y avait ici même, dans cette salle, une réunion de ministres des Affaires étran­gères des pays non ali­gnés pen­dant ces jour­nées de guerre ; le sujet a été abor­dé, le ministre argen­tin était là, nous avons conver­sé avec les repré­sen­tants des pays du Tiers-monde, et ils ont été presque una­nimes à appuyer le peuple argen­tin dans le conflit des Malvinas.

    Or, dans la lutte des Mal­vi­nas, per­sonne n’avait rien à gagner ou à perdre éco­no­mi­que­ment par­lant, c’était une ques­tion sen­ti­men­tale, affec­tive, une ques­tion de prin­cipe, de condam­na­tion du colo­nia­lisme. Mais dans une situa­tion où il y va de la vie ou de la mort de tous les peuples d’Amérique latine et du Tiers-monde, si un groupe de pays déses­pé­rés, ou même un petit groupe de pays ayant un cer­tain poids éco­no­mique engagent cette bataille, ils seront appuyés, je n’en doute abso­lu­ment pas, par le reste de l’Amérique latine et du Tiers-monde, et leur sou­tien sera dix fois plus éner­gique que celui qu’ils ont appor­té à l’Argentine pen­dant la guerre des Mal­vi­nas (applau­dis­se­ments).

    Dans cette lutte, nous avons été en contact avec les pays d’Afrique et avec les pays du Tiers-monde. Toute cette docu­men­ta­tion dont on vous a inon­dés a été envoyée aux Nations Unies, une bonne par­tie a été envoyée aux chefs d’État, aux chefs d’État des pays indus­tria­li­sés, aux chefs d’État des pays du Tiers-monde. On a tra­vaillé et lut­té pour essayer de for­mer une conscience qui garan­tisse la soli­da­ri­té. Et aujourd’hui, il y a déjà eu des signes, il ne s’en est pas fal­lu de beau­coup pour que se déchaî­né la soli­da­ri­té avec le Pérou. En effet, que per­sonne ne doute que si l’impérialisme prend des mesures de cette nature contre le Pérou ou contre tout autre pays se voyant dans l’obligation d’adopter des mesures uni­la­té­rales, même si ce ne sont pas des mesures radi­cales, que si l’impérialisme prend des mesures éco­no­miques contre ce pays ou contre tout autre pays dans des condi­tions simi­laires, ceux-ci auront droit à toute notre soli­da­ri­té, et je suis sûr qu’ils auront droit à votre soli­da­ri­té, à la soli­da­ri­té de l’Amérique latine et du Tiers-monde. Je n’ai aucun doute là-des­sus (applau­dis­se­ments).

    Ici on joue cartes sur table. C’est une stra­té­gie ouverte, claire, trans­pa­rente, et une par­tie de cette stra­té­gie a consis­té à créer une conscience ; l’un des objec­tifs fon­da­men­taux de la dif­fu­sion de tous ces docu­ments est de créer une conscience pour la soli­da­ri­té. Je suis convain­cu, j’ai la cer­ti­tude abso­lue que c’est un méca­nisme sûr. L’impérialisme sème­ra des peaux de bananes, mais au moment où il s’y atten­dra le moins il pour­rait bien glis­ser lui-même des­sus (applau­dis­se­ments).

    Il existe une autre idée essen­tielle, et là Capriles a démon­tré qu’il avait sai­si l’essence du pro­blème lorsqu’il a dit : « Si nous leur impo­sons une sus­pen­sion de paie­ment ou un mora­toire, ils devront s’asseoir et dis­cu­ter. » Il a com­pris l’essence de l’idée.

    Et alors, com­ment tout ça va-t-il s’agencer, com­ment cela va-t-il évo­luer ? Des for­mules com­mencent à appa­raître. On a même dit ici qu’un théo­ri­cien de l’impérialisme a déjà pro­po­sé un Plan Mar­shall. Quand j’ai lu ca, ça m’a fait rire et je me suis dit : Le pro­blème est si grave que ce n’est pas un Plan Mar­shall qu’il fau­drait, mais vingt. Et ils n’ont même pas d’argent pour ça, sauf s’ils renoncent à. leurs folies bel­li­cistes. Comme on peut le voir, toutes sortes de for­mules font déjà leur apparition.

    S’ils ne veulent pas dis­cu­ter du pro­blème de bon gré il faut les y obli­ger. C’est là une idée essen­tielle. Ça signi­fie que ce sont les pays du Tiers-monde qui ont l’initiative. Je me sou­viens que quand je suis allé aux Nations Unies – on devait alors 335 mil­liards – nous pro­po­sions, dans le cadre des for­mules des Nations unies, d’affecter 300 mil­liards de dol­lars addi­tion­nels au déve­lop­pe­ment pour la décen­nie des années 80. A cette époque, nous ten­dions la main : s’il vous plaît, la situa­tion est grave, il faut des res­sources, il faut résoudre ces pro­blèmes. Mais ils ont fait la sourde oreille, et nous en sommes arri­vés à cette situa­tion intenable.

    Aujourd’hui, comme nous l’avons expli­qué à une occa­sion, nous ne deman­dons pas, nous don­nons, et ce n’est pas très dif­fi­cile de lais­ser ses bras tran­quilles, de ne pas plon­ger la main dans sa poche pour en sor­tir des res­sources, de ne pas conti­nuer à se lais­ser piller. Et là il n’y a pas à faire appel aux armes, dans ce cas, ils ne peuvent pas uti­li­ser les armes contre les pays du Tiers-monde, même avec leur guerre des étoiles ils ne pour­ront pas recou­vrer leur dette ; ils ne pour­ront pas la recou­vrer même avec des armes spa­tiales, même avec des armes nucléaires, rien n’y fera. Comme nous le disions aux Nations Unies, avec des bombes on pour­ra tuer les affa­més, les igno­rants, les malades, mais on ne pour­ra pas tuer la faim, l’ignorance, les mala­dies, la pau­vre­té (applau­dis­se­ments).

    C’est de nou­veau une lutte de l’esprit, de la conscience contre la tech­no­lo­gie, et face à la réa­li­té, face à plus de cent pays qui se trouvent dans cette situa­tion, face à plus de cent pays qui sont dans leur plein droit, qui ont la rai­son pour eux, toute leur tech­no­lo­gie est inutile ; elle est réel­le­ment impuis­sante à empê­cher notre uni­té d’action. Voi­là ce que nous disons.

    Natu­rel­le­ment, il y aura une solu­tion. L’idéal est un consen­sus préa­lable. Mais par­vien­dra-t-on à un consen­sus des pays débi­teurs d’Amérique latine avant que la crise se déclenche ? L’idéal est un consen­sus préa­lable et une dis­cus­sion avec les créan­ciers, mais cela arri­ve­ra-t-il ? Le plus pro­bable, c’est que des crises sérieuses éclatent et qu’à la suite de ces crises ils veuillent négo­cier ; c’est le plus pro­bable. Per­sonne ne peut pré­voir exac­te­ment ce qui va se pas­ser, mais pour ma part je n’ai jamais vrai­ment cru à un consen­sus avant la crise bien que je ne pense pas que cela soit impos­sible. II se peut que, la situa­tion s’aggravant, ce consen­sus préa­lable entre les débi­teurs se pro­duise ; ce n’est pas impos­sible, mais c’est à mon avis peu probable.

    Mais si cette lutte conti­nue, si les masses prennent conscience de la situa­tion, si chaque citoyen de nos pays com­prend le pro­blème, les pos­si­bi­li­tés d’exercer une influence et de créer des condi­tions favo­rables aug­mentent ; un gou­ver­ne­ment ne peut livrer cette bataille tout seul, alors on pour­rait faire en sorte qu’ils adhèrent à l’idée d’une réunion pour adop­ter une poli­tique, pour prendre une déci­sion ferme et correcte.

    Je vous ai expli­qué tout cela pour que vous sachiez ce que nous pen­sons et que vous com­pre­niez qu’il ne s’agit pas d’une guerre décla­rée à l’avance ; mais nous connais­sons bien l’égoïsme des exploi­teurs, des pillards, et nous ne fai­sons que pré­voir l’évolution pos­sible des évé­ne­ments, bien que per­sonne ne puisse savoir avec cer­ti­tude ce qui se pas­se­ra ; mais il faut être prêt à toute éven­tua­li­té, c’est très important.

    J’ai par­lé fon­da­men­ta­le­ment de l’aspect éco­no­mique du pro­blème ; je ne vais pas m’étendre beau­coup plus, parce qu’il reste trois autres aspects extrê­me­ment importants.

    Nous disons : la dette est impos­sible à payer. Impos­sible à payer pour des rai­sons mathé­ma­tiques, éco­no­miques, ce qui n’implique pas une appré­cia­tion morale, légale ou poli­tique du pro­blème. Dans aucun pays d’Amérique latine les gou­ver­ne­ments ne sont capables d’appliquer les mesures du Fonds moné­taire ; dans aucun, même en met­tant le pays à feu et à sang. Pino­chet essaie de le faire, mais il se débat dans une crise crois­sante. Nous avons appris aujourd’hui la démis­sion du chef des cara­bi­niers – qui était à ce poste depuis des années – à la suite du sau­vage assas­si­nat de trois citoyens, qui ont été enle­vés et égorgés.

    Nous avions jus­te­ment reçu il y a trois jours une lettre de la famille de l’une des vic­times, qui laisse quatre enfants de onze, six, quatre et deux ans. Une lettre impres­sion­nante qui contient un auto­por­trait et une poé­sie émou­vante qu’elle a écrite et qu’on aurait dit faite pour lui. Trois vic­times de plus, oui, mais déjà Pino­chet a peur, le régime tremble devant les pro­tes­ta­tions de l’opinion mon­diale et sur­tout devant les pro­tes­ta­tions du peuple, devant la colère du peuple, l’irritation du peuple (applau­dis­se­ments). II ne pour­ra pas se main­te­nir au pou­voir encore longtemps.

    Com­ment les gou­ver­ne­ments d’ouverture démo­cra­tique pour­raient-ils appli­quer ces mesures alors que, dans beau­coup d’entre eux, le niveau de vie a bais­sé de moi­tié ? On apprend qu’au Mexique, pays au régime consti­tu­tion­nel stable, le pou­voir d’achat a bais­sé de 33 p. 100 au cours des dix-huit der­niers mois et de 50 p. 100 au cours des trente der­niers mois. Nous voyons les efforts héroïques que fait le gou­ver­ne­ment mexi­cain pour sor­tir de la crise et payer la dette ; cepen­dant, tout au long de 1985, l’excédent indis­pen­sable de sa balance com­mer­ciale s’est réduit de façon soutenue.

    L’excédent com­mer­cial des trois prin­ci­paux pays expor­ta­teurs, le Bré­sil, le Mexique et l’Argentine, qui en 1984 a été de près de 30 mil­liards, attein­dra cette année à peine 20 mil­liards, et ils doivent conti­nuer à payer des inté­rêts qui se montent à 12 mil­liards pour le pre­mier, 12 mil­liards envi­ron pour le deuxième et 4 à 5 mil­liards pour le troi­sième. C’est une situa­tion très dif­fi­cile, pra­ti­que­ment impos­sible à contrôler.

    Il est très dif­fi­cile aux gou­ver­ne­ments démo­cra­tiques d’appliquer indé­fi­ni­ment les mesures de plus en plus dures qu’impose le Fonds moné­taire. Si les pays essayaient de le faire, ils auraient à affron­ter une crise poli­tique, et si, en assas­si­nant à tour de bras, Pino­chet n’y arrive pas, com­ment un gou­ver­ne­ment démo­cra­tique pour­rait-il y arri­ver sans s’autodétruire ? Il est tout aus­si impos­sible poli­ti­que­ment de faire payer cette dette, d’exiger du peuple les sacri­fices qu’implique le paie­ment de cette dette.

    Nous disions que c’est impos­sible mora­le­ment. Il est pra­ti­que­ment inutile d’insister sur cet aspect du pro­blème, dont on a beau­coup par­lé ici, que tous ont expo­sé avec force, spé­cia­le­ment les chré­tiens. C’est aus­si un des points que nous avons exposés.

    Il peut y avoir des cas, nous l’admettons, où avec ces cré­dits on a pu faire quelque inves­tis­se­ment utile ; une petite por­tion de l’ensemble de la dette a été inves­tie dans des pro­jets utiles. Mais nous savons tous qu’une grande par­tie a été inves­tie dans les armes, a été dila­pi­dée, gas­pillée, détour­née et nous savons en outre qu’une grande par­tie n’est même pas arri­vée en Amé­rique latine. Je crois que c’est le com­pañe­ro Liber Sere­gni qui a signa­lé que les Lati­no-Amé­ri­cains ont 160 mil­liards de dol­lars dépo­sés à l’étranger et c’est une esti­ma­tion conser­va­trice, il est pos­sible qu’il y en ait plus. La fuite des capi­taux est logique dans ces condi­tions éco­no­miques : une infla­tion constante, une mon­naie affai­blie, un dol­lar sur­éva­lué, des taux d’intérêt éle­vés aux États-Unis ; tout s’en va, jusqu’au der­nier sou.

    Actuel­le­ment, les fuites annuelles atteignent dix mil­liards de dol­lars – dix mil­liards de dol­lars ! Et il y a eu des années où dans un pays – le Vene­zue­la, je crois – d’après la Banque mon­diale, pour chaque dol­lar prê­té il sor­tait 1,23 dol­lar ; c’est-à-dire que non seule­ment le dol­lar qui arri­vait – ou qui n’arrivait pas – au Vene­zue­la en res­sor­tait aus­si­tôt, mais que 1,23 dol­lar pris sur les réserves ou les expor­ta­tions du pays était dépo­sé à l’étranger.

    Cet argent va-t-il reve­nir ? Qu’est-ce qui pour­rait le faire reve­nir ? Vous pen­sez qu’avec cette situa­tion il va reve­nir ? Qui ose­rait rêver de créer ces condi­tions idéales, par­faites, attrayantes pour que l’argent, géné­reux, revienne spon­ta­né­ment dans nos pays, tout seul, à la nage, en nageant même contre le Gulf Stream ? (Rires.) Per­sonne n’y croit, per­sonne ne se l’imagine. C’est uto­pique. Tout ça est idéa­liste, uto­pique, mais pas ce que nous proposons.

    Qu’est deve­nu cet argent ? À qui va-t-on le faire payer main­te­nant ? On a don­né ici des exemples déchi­rants. Edgar­do Enrí­quez a deman­dé par exemple à cette tri­bune s’il devait rem­bour­ser l’argent qui a été remis à Pino­chet pour assas­si­ner ses enfants, pour assas­si­ner ses petits-enfants, pour assas­si­ner et faire dis­pa­raître d’autres êtres chers.

    La com­pañe­ra indi­gène de l’Équateur a aus­si sou­li­gné cet aspect avec élo­quence quand elle a deman­dé : qu’ont reçu les com­mu­nau­tés indi­gènes ? Ont-elles reçu une école, un hôpi­tal ou autre chose de ce genre ? Et main­te­nant, elles devraient payer ?

    Beau­coup ont com­men­té tous ces aspects moraux. Quelqu’un a dit, je crois que c’est le repré­sen­tant de Belize, que dans la légis­la­tion anglaise la dette de jeu ne se paie pas, appor­tant ain­si un élé­ment de carac­tère légal. J’ai cité l’exemple de quelqu’un qui emprunte 1 000 dol­lars, joue cette somme à la rou­lette et perd tout ; on demande ensuite à son fils de cinq ans de rem­bour­ser les 1 000 dol­lars. C’est indé­fen­dable du point de vue moral, et c’est très impor­tant parce qu’il ne s’agit pas seule­ment de ce qui est pos­sible. « On ne peut pas » est un argu­ment assez fort, mais « On ne doit pas » est un argu­ment encore plus fort (applau­dis­se­ments). Comme on l’a dit et répé­té ici, ça va à l’encontre des droits de l’homme les plus élémentaires.

    Les Occi­den­taux parlent beau­coup des droits de l’homme et il se trouve qu’avec leurs méthodes – j’ai d’ailleurs eu l’occasion de le dire à quelques Éta­su­niens – ils assas­sinent tous les jours des mil­liers de per­sonnes. À qui impu­ter la res­pon­sa­bi­li­té de ce mil­lion d’enfants de moins d’un an qui meurent chaque année en Amé­rique latine ? Qui est res­pon­sable de leur mort ? Ici même, dans cette salle, lors d’une ren­contre de pédia­trie, le direc­teur de l’UNICEF fai­sait remar­quer que les choses iraient autre­ment en Amé­rique latine si seule­ment le niveau de san­té des enfants était le même qu’à Cuba, où le taux de mor­ta­li­té infan­tile ne dépasse pas 15 pour 1 000 enfants nés vivants – nous avons atteint cet indice l’an der­nier. II a par­lé de la réduc­tion consi­dé­rable de nos indices de mor­ta­li­té pour les tranches d’un à cinq ans et de cinq à quinze ans ; de l’espérance de vie dans notre pays pour laquelle nous sommes d’ores et déjà à éga­li­té avec les États-Unis. Car Cuba peut main­te­nant leur faire concur­rence en matière de san­té, bien qu’elle appar­tienne au Tiers-monde, et cela grâce aux efforts de nos méde­cins, de nos infir­mières (applau­dis­se­ments) ; parce que la Révo­lu­tion s’est occu­pée de la san­té, parce qu’il n’y a pas d’enfants mal nour­ris à Cuba, pas d’enfants sans chaus­sures, il n’y a pas men­diants, pas de drogue, pas de pros­ti­tu­tion, il n’y a pas de jeu dans notre pays. Tous ces acquis sont bien connus (applau­dis­se­ments).

    En bavar­dant avec Frei Bet­to il n’y a pas long­temps, je lui disais ceci : si l’Église édi­fiait un jour une socié­té régie par les prin­cipes qui sont les siens, cette socié­té serait plus ou moins comme celle que nous sommes en train de construire, car je ne pense pas qu’elle accep­te­rait la pros­ti­tu­tion, le jeu ou la drogue (applau­dis­se­ments). Est-il quelque chose qui puisse avoir plus de force morale que l’œuvre humaine d’une révo­lu­tion qui évite aux femmes la tra­gé­die de la pros­ti­tu­tion, une tare ter­rible dans nos pays, au même titre que la drogue, le jeu, la men­di­ci­té ? Nous avons éli­mi­né ces cala­mi­tés sociales, de même que l’insalubrité, l’analphabétisme, le chô­mage, c’est là un des corol­laires d’une Révo­lu­tion qui a appor­té la jus­tice au peuple.

    Que disait donc le direc­teur de l’UNICEF ? Que si les pays d’Amérique latine avaient les indices de san­té de Cuba, 800 000 enfants échap­pe­raient à la mort chaque année, huit cent milles enfants ! Et si c’est le direc­teur de l’UNICEF, un orga­nisme des Nations unies, qui le dit, moi je demande : Et qui tue chaque année ces 800 000 enfants de moins d’un an ? (Applau­dis­se­ments.) Qui tue ces mil­lions d’enfants de un à quinze ans ? Qui a réduit l’espérance de vie à qua­rante, qua­rante-cinq et cin­quante ans dans tant de pays et pen­dant tant de siècles ? C’est bien ce qui s’est pas­sé et conti­nue à se pas­ser à notre grande honte. C’est l’exploitation qui les tue, le colo­nia­lisme hier, l’impérialisme aujourd’hui. Toutes ces vies ne comptent pas ? Et ces mil­lions d’enfants han­di­ca­pés phy­siques ou men­taux de nais­sance, qui est res­pon­sable de tout ça ? A qui la faute ?

    Logi­que­ment, du point de vue des prin­cipes, il est clair que c’est l’impérialisme.

    Et s’il y a cent dix mil­lions de chô­meurs et de sous-employés, à qui la faute ? Il faut com­men­cer par cher­cher le cou­pable. Il ne suf­fit pas de citer des chiffres, des sta­tis­tiques, il faut aus­si se deman­der pour­quoi, se deman­der com­bien de temps cette situa­tion va encore durer.

    Le recou­vre­ment de la dette et le sys­tème injuste de rela­tions éco­no­miques actuel­le­ment en vigueur consti­tuent la plus fla­grante, la plus bru­tale des vio­la­tions des droits de l’homme, de toutes celles qu’on peut ima­gi­ner. On a dit que la dette avait déjà été payée, qui sait com­bien de fois avec tout ce que l’on nous a volé ! Rien que l’an der­nier, on nous a volé 20 mil­liards de dol­lars par le biais de l’échange inégal, 10 mil­liards par celui des fuites de capi­tal, 37,3 mil­liards au titres des inté­rêts, et 4 à 5 mil­liards qui sont à mettre au compte de la sur­éva­lua­tion du dol­lar, 70 mil­liards en un an, 70 mil­liards de pillés ; il y a eu une entrée de 10 mil­liards, des inves­tis­se­ments et quelques prêts, tan­dis que les fuites qu’il est pos­sible de comp­ta­bi­li­ser se sont mon­tées à 70 mil­liards. D’autres pertes ne peuvent pas être chif­frées comme le dom­mage occa­sion­né par les mesures pro­tec­tion­nistes, le dum­ping et toutes ces pra­tiques mises en œuvre contre notre pays.

    Un conti­nent peut-il avoir un ave­nir dans ces condi­tions ? Y a‑t-il moyen de jus­ti­fier un tel sys­tème ? Sans comp­ter, c’est l’aspect moral du pro­blème, que le Tiers-monde, et sur­tout l’Amérique latine, a finan­cé le déve­lop­pe­ment de l’Europe et des États-Unis pen­dant des siècles. Avec ces mines d’or et d’argent dont par­lait Guaya­samín ici, celles du Poto­si et bien d’autres mines dont l’exploitation a coû­té bien plus de vies qu’il n’a dit, bien plus de 4 mil­lions ! Rien qu’au Mexique, la popu­la­tion est pas­sée de six à deux mil­lions d’habitants au cours des pre­mières années de la conquête ; il y a eu quatre mil­lions de morts rien que pen­dant les pre­mières années qui ont sui­vi la conquête, des vic­times de l’exploitation, des sévices cor­po­rels, de l’esclavage et même des mala­dies appor­tées par les Euro­péens. Ce ne sont pas quatre mil­lions de per­sonnes mais des dizaines et des dizaines de mil­lions qui sont mortes en tra­vaillant comme esclaves, et pas seule­ment des enfants de l’Amérique : de l’Amérique et de l’Afrique.

    Aux États-Unis, l’esclavage a encore duré près d’un siècle après cette fameuse Décla­ra­tion où il était pro­cla­mé avec autant de solen­ni­té que d’hypocrisie que tous les hommes naissent libres et égaux et reçoivent du Créa­teur le droit à liber­té et à la vie. Des droits, oui, mais pour les Blancs euro­péens, pas pour les esclaves, pas pour les hommes libres qui ont été ame­nés d’Afrique et réduits à l’esclavage dans ce conti­nent, pas pour les Indiens qui ont été exter­mi­nés même après la fameuse Décla­ra­tion d’Indépendance et ses véri­tés irréfutables.

    Qui a finan­cé le déve­lop­pe­ment des États-Unis eux-mêmes ? Ce sont les esclaves et, indi­rec­te­ment, nos peuples, les Indiens et les Noirs de l’Amérique latine et des Caraïbes, c’est nous qui, en finan­çant l’Europe, l’avons finan­cé. Et main­te­nant nous conti­nuons à les finan­cer. Tout au long de l’histoire, les pays du Tiers-monde ont finan­cé le capi­ta­lisme déve­lop­pé. Pour­quoi donc cette dette ne pour­rait-elle pas être abo­lie ? Ils exigent main­te­nant que nous payions. Cela me fait pen­ser à ce que disait le com­pañe­ro d’Haïti, à savoir que les esclaves ont dû indem­ni­ser les escla­va­gistes après avoir recou­vré leur liberté.

    Ceux-là même qui les ont ame­nés d’Afrique, qui les ont sépa­rés de leurs familles et trai­tés comme il n’est pas per­mis de trai­ter un être humain ceux qui les ont exploi­tés, les ont tués de mille façons, ce sont eux, ce sont ces colo­ni­sa­teurs qu’ils ont dû indem­ni­ser pen­dant cent ans, après avoir recou­vré leur liber­té. Je pense que nous devons quant à nous conqué­rir notre liber­té et n’indemniser aucun de nos oppres­seurs (applau­dis­se­ments).

    On a avan­cé ici des argu­ments, y com­pris des argu­ments juri­diques. López Michel­sen a par­lé d’exécution impos­sible ; d’autres fois, on a fait valoir des rai­sons de force majeure ; mais, à toutes ces rai­sons morales, poli­tiques et éco­no­miques, il faut encore ajou­ter une série de rai­sons juri­diques : qui a pas­sé le contrat ? Qui jouit de la sou­ve­rai­ne­té ? En ver­tu de quel prin­cipe peut-on affir­mer que le peuple s’est enga­gé à payer, qu’il a reçu ou concer­té ces cré­dits ? La majo­ri­té de ces cré­dits ont été concer­tés avec les dic­ta­tures mili­taires, avec les régimes répres­sifs, sans jamais consul­ter les couches popu­laires. Pour­quoi les dettes contrac­tées par les oppres­seurs des peuples, les enga­ge­ments qu’ils prennent devraient-ils être hono­rés par les oppri­més ? Quel est le fon­de­ment phi­lo­so­phique, le fon­de­ment moral de cette concep­tion, de cette idée ?

    Les par­le­ments n’ont pas été consul­tés, le prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té a été vio­lé, quels par­le­ments ont été consul­tés à l’heure de contrac­ter la dette, ou en ont sim­ple­ment été infor­més ? Qui a été mis au cou­rant des conver­sa­tions, où a‑t-on voté ? Ils ont tel­le­ment hypo­thé­qué nos pays que nous devons plus de 17 000 dol­lars par kilo­mètre car­ré en Amé­rique latine, et qui donc les a hypo­thé­qués ? Il fau­drait poser la ques­tion : est-ce que ce sont les peuples qui les ont hypo­thé­qués ? Qui donc exerce la sou­ve­rai­ne­té ? Com­ment peut-on prendre des enga­ge­ments dans le dos du peuple sou­ve­rain ? (Applau­dis­se­ments.)

    On a par­lé ici de la conti­nui­té de cet effort. Il y aura conti­nui­té, oui, non pas parce qu’il va sor­tir d’ici une orga­ni­sa­tion quel­conque, nous nous en sommes tenus stric­te­ment à ce qui avait été conve­nu, il n’y aura pas non plus de décla­ra­tion, non ; il y en a eu beau­coup, par pays, mais nous nous en sommes tenus stric­te­ment à ce qui avait été dit dans la convo­ca­tion. Il s’agit d’un mou­ve­ment. Une réunion de par­le­men­taires aura lieu pro­chai­ne­ment en Uru­guay, du 10 au 13 octobre, pour dis­cu­ter de la dette exté­rieure. Quelle magni­fique occa­sion pour l’intégration, pour l’unité ! Que les par­le­men­taires aillent donc là-bas pour dis­cu­ter de cette dette qu’ils n’ont pas approu­vée, pour ana­ly­ser le problème.

    Je pense qu’il nous faut en pre­mier lieu appor­ter un grand sou­tien à cette réunion par­le­men­taire en don­nant à cette ren­contre toute l’importance qu’elle mérite. C’est à mon avis une nou­velle occa­sion qui nous est offerte de contri­buer à une meilleure prise de consciente de ces pro­blèmes. Quel que soit l’angle sous lequel on exa­mine la ques­tion, les argu­ments avan­cés sont solides, irré­fu­tables ; il s’agit en outre d’un pro­blème qui nous touche tous de très près, beau­coup plus que n’importe quel autre ; ce sont les femmes qui l’ont posé ici, ce sont les ouvriers qui l’ont posé, les pay­sans, les couches moyennes : cha­cun a expli­qué de quelle façon cette situa­tion l’affecte.

    Nous n’avons pas lan­cé de mot d’ordre de sub­ver­sion. Nous n’avons pas par­lé de révo­lu­tion sociale, tout au contraire : nous ne pou­vons pas pla­cer le socia­lisme en pre­mier, attendre qu’il arrive pour ensuite résoudre ce pro­blème. Il s’agit d’un pro­blème urgent, il faut trou­ver une solu­tion et tout de suite. Et pour cela il importe que l’unité se fasse avec tout le monde, toutes les couches sociales, excep­té la mino­ri­té insi­gni­fiante qui est ven­due au capi­tal finan­cier inter­na­tio­nal, ven­due à l’impérialisme. Il y a de la place pour tout le monde ici, y com­pris pours les indus­triels qui ont pris la parole dans cette salle, pour les ban­quiers, les chefs d’entreprise, les agri­cul­teurs, il y a de la place pour tout le monde. Ce que cette lutte a jus­te­ment de bon, c’est qu’elle peut et doit être très large afin de résoudre tous ces pro­blèmes qui ne peuvent pas attendre jusqu’à ce que nos peuples aient une conscience socia­liste, jusqu’à ce que soient réunis tous les fac­teurs sub­jec­tifs, qui passent pour l’heure au deuxième plan après les fac­teurs objec­tifs, même si nous avan­çons très rapi­de­ment. Ce ne serait d’ailleurs pas pru­dent, à mon sens, au moment où se livre une bataille déci­sive pour l’indépendance de nos peuples. Com­ment peut-on appe­ler indé­pen­dant un gou­ver­ne­ment, un pays qui doit aller tous les mois dis­cu­ter avec le Fonds moné­taire de ce qu’il doit faire chez lui ? Une telle indé­pen­dance n’est rien qu’une fic­tion, et nous voyons cette lutte comme une lutte de libé­ra­tion natio­nale, qui peut vrai­ment regrou­per, pour la pre­mière fois dans l’histoire de notre conti­nent, toutes les couches sociales en lutte pour leur véri­table indépendance.

    Nous ne pou­vons pas faire du socia­lisme une condi­tion préa­lable. Nous ne recom­man­dons pas le socia­lisme. Bien enten­du, nous ne le décon­seillons pas non plus (rires et applau­dis­se­ments). Vous com­pre­nez, ce qui ne me semble pas cor­rect, c’est d’en faire le centre de la lutte. De toute façon, cette crise pro­fonde va entraî­ner une grande prise de conscience par­mi nos peuples. Je ne pense pas que nous allons nous éloi­gner du socia­lisme ; à mesure que les masses prennent davan­tage conscience des réa­li­tés, la pers­pec­tive d’une socié­té plus juste se rap­proche for­cé­ment ; mais se fixer dès à pré­sent le socia­lisme comme objec­tif serait une erreur ; nous avons un pro­blème urgent à résoudre ; je pense que s’il y a une prise de conscience, si les tra­vailleurs, les pay­sans, les étu­diants, les intel­lec­tuels, les chefs d’entreprise ont une nette conscience du pro­blème, on peut iso­ler les bra­deurs de patrie, ceux qui sont au ser­vice de l’impérialisme, et gagner cette bataille.

    J’imagine que les gou­ver­ne­ments vont prendre des mesures pour que pas un cen­time ne prenne la fuite. Je peux dire qu’ici, dans ce pays, en vingt-six ans de Révo­lu­tion, pas un cen­time, pas une devise n’a pris la fuite, en vingt-six ans (applau­dis­se­ments). Ici il n’y a pas de sous-fac­tu­ra­tion, pas de sur­fac­tu­ra­tion, ni rien de sem­blable. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit pour le moment ; dans les cir­cons­tances actuelles il va fal­loir prendre toutes les mesures sus­cep­tibles d’éviter le gas­pillage, la fuite de devises et tout le reste ; pour notre part, nous avons évi­té par prin­cipe d’analyser dans tout ce pro­blème les ques­tions en rap­port avec les affaires inté­rieures de chaque pays. Nous posons le prin­cipe géné­ral de l’unité, de l’unité entre pays, de l’unité entre les pays du Tiers-monde, mais nous évi­tons de sug­gé­rer des mesures de type interne et je pense que cette posi­tion est cor­recte ; il serait absurde que nous nous mêlions de don­ner des conseils sur ce qu’il convien­drait selon nous de faire à l’intérieur, ce ne serait pas pru­dent non plus. Ça ne veut pas dire que nous ayons renon­cé à nos idéaux révo­lu­tion­naires, à notre concep­tion socia­liste ; en essence, je le répète, nous voyons ça comme une grande lutte de libé­ra­tion natio­nale contre des forces puis­santes, et nous pen­sons qu’il est pos­sible de mobi­li­ser des forces suf­fi­santes pour mener à bien cette lutte. »

    […]

    (suite et fin dans le com­men­taire suivant)

    Réponse
  13. etienne

    Fidel Castro : La dette ne doit pas être payée

    (Suite et fin)

    […]

    « Nous allons voir com­ment les choses évo­luent au cours des pro­chains mois parce que la crise est en train d’atteindre un point limite. A mon avis, il convient d’accélérer la prise de conscience.

    On a pro­non­cé ici des paroles admi­rables, des mes­sages encou­ra­geants ont été lus, et pour ceux qui pensent que nos pro­po­si­tions sont radi­cales, voi­ci la lettre du car­di­nal Arns de Sao Pau­lo ; vous en avez pris connais­sance, mais si vous me le per­met­tez, je vais en relire ici les prin­ci­paux points car je crois qu’ils ont encore plus de poids après le débat.

    « Pre­miè­re­ment, le peuple lati­no-amé­ri­cain et cari­béen n’a pas la pos­si­bi­li­té réelle de prendre en charge le far­deau du paie­ment des dettes colos­sales contrac­tées par nos gou­ver­ne­ments. Il n’est pas pos­sible non plus de conti­nuer à payer les taux d’intérêt éle­vés en sacri­fiant notre déve­lop­pe­ment et notre bien-être.

    « Deuxiè­me­ment, le pro­blème de la dette, plus que finan­cier, est fon­da­men­ta­le­ment poli­tique, et il doit être trai­té comme tel. Ce ne sont pas les comptes des créan­ciers inter­na­tio­naux qui sont en jeu, mais la vie de mil­lions de per­sonnes qui ne peuvent sup­por­ter la menace per­ma­nente des mesures de réces­sion et du chô­mage qui entraînent la misère et la mort.

    « Troi­siè­me­ment, au nom des droits de l’homme, de bonne volon­té du conti­nent et des Caraïbes, tous les sec­teurs res­pon­sables doivent s’unir pour cher­cher de toute urgence une solu­tion réa­liste au pro­blème de la dette exté­rieure, afin de pré­ser­ver la sou­ve­rai­ne­té de nos nations et de défendre le prin­cipe selon lequel le prin­ci­pal enga­ge­ment de nos gou­ver­ne­ment n’est pas celui qui les lie aux créan­ciers mais celui qu’ils ont contrac­té vis-à-vis des peuples qu’ils repré­sentent (applau­dis­se­ments)

    « Qua­triè­me­ment, la défense intran­si­geante du prin­cipe d’autodétermination de nos peuples exige la fin de l’ingérence d’organismes inter­na­tio­naux dans l’administration finan­cière de nos nations. Consi­dé­rant que le gou­ver­ne­ment est une enti­té publique, tous les docu­ments signés avec de tels orga­nismes doivent être immé­dia­te­ment por­tés à la connais­sance de l’opinion publique.

    « Cin­quiè­me­ment, il est urgent de réta­blir les bases concrètes d’un nou­vel ordre éco­no­mique inter­na­tio­nal, qui sup­prime les rela­tions inégales entre pays riches et pays pauvres et assure au Tiers-monde le droit inalié­nable de gérer son propre des­tin, sans ingé­rence impé­ria­liste et sans mesures spo­lia­trices dans les rela­tions com­mer­ciales internationales. »

    On dit que les thèses que je défends aujourd’hui sont radi­cales. Eh bien, je sous­cris à cent pour cent le pro­gramme en cinq points de cet illustre Bré­si­lien qu’est Pau­lo Eva­ris­to, le car­di­nal Arns (applau­dis­se­ments). J’espère qu’on ne vien­dra plus nous dire que ces idées sont extré­mistes. J’en ajou­te­rai un sixième, qui est l’intégration éco­no­mique de l’Amérique latine ; et un sep­tième que l’on per­çoit dans son pro­pos : cette lutte est une lutte pour les peuples d’Amérique latine et du Tiers-monde, pour la vie de quatre mil­liards de per­sonnes qui souffrent, et subissent les consé­quences de cet ordre éco­no­mique inhu­main et injuste.

    Aucun docu­ment n’a été rédi­gé, et ce n’est pas néces­saire. L’objectif n’était pas de sor­tir d’ici un docu­ment mais de favo­ri­ser la prise de conscience. Et ceux d’entre nous qui s’occupent de la ques­tion depuis long­temps se sentent eux-mêmes confor­tés dans leurs convic­tions, plus sûrs que jamais de la jus­tesse de leurs idées après avoir écou­té ici des dizaines et des dizaines de brillantes inter­ven­tions de la part de per­sonnes qui ont fait montre ici de grands talents. Et pour notre peuple c’est un vrai cadeau, un cadeau sans pré­cé­dent qui lui a per­mis de suivre ce dia­logue de jour en jour, d’heure en heure, de minute en minute. Sin­cè­re­ment, nous vous en sommes pro­fon­dé­ment reconnaissants.

    Ce dont nous avons besoin, c’est d’une prise de conscience. Aucune Église n’a sur­gi d’un docu­ment L’indépendance des peuples d’Amérique latine n’a pas sur­gi d’un docu­ment, elle non plus ; la véri­té c’est qu’à un moment don­né, les Églises, les grands mou­ve­ments spi­ri­tuels et poli­tiques ont sur­gi d’une crise spi­ri­tuelle ou poli­tique, d’une prise de conscience. Nous sommes main­te­nant au cœur de la crise et la prise de conscience est chose faite.

    J’ai comme vous la convic­tion que notre mou­ve­ment, notre lutte pro­gres­se­ront et que la vic­toire est certaine.

    Je vous remer­cie. » (Ova­tion.)

    Source : CADTM

    Relayée par Inves­tig’Ac­tion (Michel Col­lon) : http://​www​.inves​ti​gac​tion​.net/​f​i​d​e​l​-​c​a​s​t​r​o​-​l​a​-​d​e​t​t​e​-​n​e​-​d​o​i​t​-​p​a​s​-​e​t​r​e​-​p​a​yee

    Réponse
  14. etienne

    [Intéressante synthèse] Fidel est mort, pas la Révolution

    par Jérôme Leu­leu chez Jacques Sapir :

    Je publie ici un court texte écrit par Jérôme Leleu, doc­to­rant au CEMI-EHESS, qui écrit sa thèse sur Cuba et qui tra­vaille sur les archives de Charles Bet­tel­heim. Jérôme Leleu a eu l’occasion de faire plu­sieurs mis­sions d’études à Cuba. Il coor­donne avec Blan­dine Des­tre­mau (IRIS/CNRS), Nils Gra­ber (Cermes3/EHESS) le numé­ro 84 des Cahiers des Amé­riques Latines qui sera consa­cré a Cuba : les tem­po­ra­li­tés et ten­sions du chan­ge­ment et qui sera publié en mars 2017. Il assure aus­si un ensei­gne­ment col­lec­tif (sémi­naire de centre) sur les Pro­blèmes éco­no­miques et sociaux contem­po­rains à Cuba à l’EHESS. J. Sapir.

    ————————–

    « Le décès de Fidel Cas­tro le 25 novembre 2016 marque la fin d’un per­son­nage poli­tique majeur de la seconde moi­tié du XXe siècle. Que ce soit pour Cuba, natu­rel­le­ment, mais aus­si pour le conti­nent amé­ri­cain, les pays en déve­lop­pe­ment et le monde en général.

    Sym­bole de la résis­tance face à l’impérialisme état­su­nien, de la libé­ra­tion natio­nale de Cuba, Fidel Cas­tro incarne la Révo­lu­tion cubaine de 1959, à tra­vers ses suc­cès et ses échecs. Suc­cès dans les domaines de la san­té et de l’éducation dont les indi­ca­teurs sont sem­blables à ceux des pays déve­lop­pés. Et en cela Cuba est un exemple pour l’ensemble des pays en déve­lop­pe­ment et montre qu’une volon­té poli­tique peut per­mettre de sur­mon­ter ces pro­blé­ma­tiques. Suc­cès aus­si dans l’accès à la culture, au sport. La soli­da­ri­té natio­nale et l’organisation de l’État per­mettent à Cuba de faire face fiè­re­ment aux phé­no­mènes cli­ma­tiques. Ain­si, aucun décès ne fut à déplo­rer lors du pas­sage de l’ouragan Mat­thew en octobre 2016 contrai­re­ment à Haï­ti ou aux États-Unis. Cuba est aus­si aux pre­miers rangs de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale à tra­vers dif­fé­rentes mis­sions pérennes ou tem­po­raires dans d’autres régions du monde. Des méde­cins et per­son­nels de san­té cubains sont pré­sents depuis de nom­breuses années en Haï­ti ou au Saha­ra Occi­den­tal ou ont été envoyé en Afrique de l’Ouest pour com­battre Ebo­la ou au Népal après le séisme d’avril 2015, pour citer quelques exemples.

    Les échecs majeurs de la Révo­lu­tion sont sou­vent dési­gnés comme éco­no­miques. Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique rela­tif de la fin des années 1970 et des années 1980 était mas­qué par l’aide sub­stan­tielle de l’Union Sovié­tique et des pays du Conseil d’Assistance Eco­no­mique Mutuel (CAEM). Un sec­teur pro­duc­tif sou­vent non effi­cient, trop cen­tra­li­sé, ne satis­fai­sant pas les besoins sociaux de la popu­la­tion carac­té­rise encore aujourd’hui l’économie cubaine, bri­dé évi­dem­ment par l’embargo des États-Unis qui dure depuis 1962.

    Les natio­na­li­sa­tions trop rapides effec­tuées au cours des années 1960, même dans une optique de construc­tion socia­liste, et le mépris de cer­taines lois éco­no­miques objec­tives – le pro­fes­seur Bet­tel­heim avait aler­té le gou­ver­ne­ment cubain sur ces sujets – ont contraint le déve­lop­pe­ment éco­no­mique cubain et conti­nue de le contraindre aujourd’hui bien qu’une série de réformes éco­no­miques entre­prises depuis 2008 reviennent sur cer­taines « erreurs » anté­rieures. Mieux vaut tard que jamais ! On revient depuis 2013, quoique assez timi­de­ment, sur les natio­na­li­sa­tions des PME de mars 1968, sur­ement une des « erreurs » éco­no­miques les plus impor­tantes de la Révolution.

    Les suc­cès sont rela­tifs, car tou­jours per­fec­tibles, les échecs le sont aus­si. Le déve­lop­pe­ment du sec­teur phar­ma­ceu­tique et bio­tech­no­lo­gique est un suc­cès éco­no­mique, qui a, de plus, des réper­cus­sions sociales notables pour le sec­teur de la san­té publique à Cuba et pour d’autres pays en déve­lop­pe­ment et est une des réus­sites les plus impor­tantes de l’économie cubaine et du sys­tème de pla­ni­fi­ca­tion. Ce der­nier a aus­si per­mis de main­te­nir un sec­teur indus­triel (méca­nique, chi­mique, agroa­li­men­taire…) après la chute de l’URSS, qui, bien que dis­po­sant d’une tech­no­lo­gie et d’un savoir faire par­fois obso­lète et ne pro­dui­sant pas suf­fi­sam­ment, peut ser­vir de base pour un déve­lop­pe­ment éco­no­mique futur par l’intermédiaire des réformes éco­no­miques en cours. Les trans­ferts de tech­no­lo­gie et de savoir-faire poten­tiel­le­ment per­mis par l’augmentation des IDE et le pro­ces­sus de décen­tra­li­sa­tion des entre­prises d’État, en cours depuis 2013, pour­raient per­mettre une libé­ra­tion des forces pro­duc­tives au sein du tis­su pro­duc­tif national.

    Cuba est sor­tie plus ou moins volon­tai­re­ment de la spé­cia­li­sa­tion sucrière. Ses expor­ta­tions, ou plu­tôt ses sources de reve­nus exté­rieurs se sont diver­si­fiées. Mais cela est encore loin d’être suf­fi­sant. Cer­tains sec­teurs expor­ta­teurs ne pro­duisent pas suf­fi­sam­ment et les niveaux d’importation, sur­tout ali­men­taire, sont très éle­vés. La dépen­dance exté­rieure au Vene­zue­la, crois­sante au cours des années 2000, fait craindre une nou­velle crise éco­no­mique comme celle qui a sui­vi la chute de l’URSS et le déman­tè­le­ment du CAEM. Les dif­fi­cul­tés éco­no­miques du Vene­zue­la ont fait chu­ter les livrai­sons de pétrole, en par­ti­cu­lier depuis le pre­mier semestre 2016, ce qui a obli­gé les auto­ri­tés cubaines à revoir à la baisse les objec­tifs du plan annuel en cours d’année. Celles-ci ont conscience du dan­ger et depuis 2014, elles cherchent à diver­si­fier leurs par­te­naires éco­no­miques par exemple en rené­go­ciant des anciennes dettes (Rus­sie, Mexique, Club de Paris…).

    Poli­ti­que­ment, la Révo­lu­tion cubaine n’a pas encore réus­si à construire une démo­cra­tie « socia­liste ». Les espoirs de la décen­nie 1960 ont été vite déçus par un sys­tème se rap­pro­chant de celui de l’Union Sovié­tique au cours des années 1970 et 1980. La popu­la­tion cubaine est consul­tée lorsque de grandes déci­sions doivent être prises (pour la consti­tu­tion de 1992 lors de la période spé­ciale, ou avant le VIe congrès du PCC en 2011 entre autres). Mais être consul­té n’est pas délibérer[1]. La par­ti­ci­pa­tion des tra­vailleurs – pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion selon la consti­tu­tion – au pro­ces­sus d’élaboration du plan est sim­ple­ment for­melle mais non effec­tive et à pre­mière vue n’a pas subi d’évolution posi­tive au cours de la Révolution[2]. Or, cette par­ti­ci­pa­tion est garante de la pro­prié­té effec­tive des tra­vailleurs sur les moyens de pro­duc­tion. La démo­cra­tie « socia­liste » c’est avant tout le pou­voir des tra­vailleurs de déci­der de l’utilisation du sur­pro­duit natio­nal, créé par eux-mêmes.

    Les poli­tiques éco­no­miques et sociales, sur­tout au cours du pou­voir de Fidel Cas­tro, ont mon­tré une volon­té d’assurer un mini­mum de bien être à la popu­la­tion cubaine, mais dans une pers­pec­tive volon­ta­riste, par­fois sans réflexion sur les impli­ca­tions à long terme et sans suf­fi­sam­ment de par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion aux pro­ces­sus de décision.

    Je me per­mets ici de citer Charles Bettelheim :

    « On met en avant non le rôle des masses mais celui de la direc­tion de la révo­lu­tion incar­née par son diri­geant suprême. On tend ain­si, objec­ti­ve­ment, et quoi qu’on puisse dire par ailleurs, à réduire l’initiative de la base au pro­fit d’une direc­tion cen­trale. C’est là un des effets de l’idéologie domi­nante qui est l’idéologie petite bour­geoise de l’humanisme ».[3]

    Fidel Cas­tro a peut-être trop incar­né la Révo­lu­tion cubaine au détri­ment du peuple cubain et son héri­tage ne peut qu’être nuan­cé. Le peuple cubain est ren­tré dans l’histoire avec la Révo­lu­tion de 1959, comme il y était déjà ren­tré lors des luttes anti­co­lo­niales au XIXe siècle. C’est à lui que revient la tâche de sur­mon­ter les défis internes (éco­no­miques, sociaux, poli­tiques) et externes, en exi­geant sans com­pro­mis­sion la levée totale de l’embargo état­su­nien. La for­ma­tion sociale cubaine conserve des bases éco­no­miques, idéo­lo­giques, poli­tiques – peut-être impar­faites – mais qui seront néces­saires pour créer, ou conti­nuer de construire, un modèle de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social libé­ré de l’exploitation, sou­te­nable et prospère. »

    Jérôme Leu­leu.

    Notes

    [1] https://​you​tu​.be/​T​S​9​S​L​i​q​l​kM8. José Luis Rodri­guez fut ministre de l’économie et de la pla­ni­fi­ca­tion à Cuba de 1995 à 2009.

    [2] Ce constat est par­ta­gé par de nom­breux uni­ver­si­taires cubains.

    [3] Charles Bet­tel­heim, Sur les étapes de la révo­lu­tion cubaine, texte non publié, dis­po­nible dans les archives de Charles Bettelheim.

    Source : Rus­seu­rope, http://​rus​seu​rope​.hypo​theses​.org/​5​468

    Réponse
  15. etienne

    Rafael Correa : Fidel est mort invaincu


    https://​www​.legrand​soir​.info/​f​i​d​e​l​-​e​s​t​-​m​o​r​t​-​i​n​v​a​i​n​c​u​.​h​tml

    Lors de l’hommage post­hume à Fidel sur la place de la Révo­lu­tion, le 29 novembre 2016

    « Peuples de Notre Amé­rique et du monde : Fidel est mort.

    Il est mort invain­cu. Seul le pas inexo­rable des années a pu le vaincre. Il est mort le même jour où, soixante ans avant, à quatre-vingt-deux patriotes, il est par­ti du Mexique pour mar­quer l’Histoire.

    Il est mort en fai­sant hon­neur à son pré­nom : Fidel, digne de foi. La foi que son peuple et toute notre grande patrie [l’Amérique latine] a mise en lui ; la foi qu’il n’a jamais déçue, encore moins trahie.

    Ceux qui meurent pour la vie, on ne peut jamais les appe­ler des morts.

    Fidel conti­nue­ra de vivre dans les visages des enfants qui vont à l’école, des malades qui sauvent leur vie, des ouvriers maîtres du fruit de leur tra­vail. Sa lutte conti­nue dans l’effort de chaque jeune idéa­liste achar­né à chan­ger le monde.

    Sur le conti­nent qui connaît les pires inéga­li­tés de la pla­nète, tu nous as lais­sé le seul pays avec zéro dénu­tri­tion, avec l’espérance de vie la plus éle­vée, avec une sco­la­ri­sa­tion de cent pour cent, sans aucun enfant vivant à la rue (applau­dis­se­ments).

    Éva­luer le suc­cès ou l’échec du modèle éco­no­mique cubain en fai­sant abs­trac­tion d’un blo­cus cri­mi­nel de plus de cin­quante ans, c’est de l’hypocrisie pure et simple ! (Applau­dis­se­ments.) N’importe quel pays capi­ta­liste d’Amérique latine en butte à un blo­cus sem­blable s’effondrerait en quelques mois.

    C’est pro­ba­ble­ment par ta for­ma­tion chez les jésuites que tu as très bien com­pris, comme le disait saint Ignace de Loyo­la, que dans une for­te­resse assié­gée, toute dis­si­dence est une trahison. 

    Pour éva­luer son sys­tème poli­tique, il faut com­prendre que Cuba a subi une guerre per­ma­nente. Dès le début de la Révo­lu­tion, il existe une Cuba du Nord, là-bas à Mia­mi, guet­tant en per­ma­nence la Cuba du Sud, celle qui est libre, digne, sou­ve­raine, majo­ri­taire sur la terre nour­ri­cière, non en des terres étran­gères (applau­dis­se­ments). Ils n’ont pas enva­hi Cuba parce qu’ils savent qu’ils ne pour­ront pas vaincre tout un peuple (applau­dis­se­ments).

    Ici, sur cette île mer­veilleuse, on a éri­gé des murailles, mais non de celles qu’érigent les empires : des murailles de digni­té, de res­pect, de soli­da­ri­té ! (Applau­dis­se­ments.)

    Cuba ira de l’avant en rai­son de ses prin­cipes révo­lu­tion­naires, de son extra­or­di­naire talent humain, mais aus­si parce que la résis­tance est inté­grée à sa culture. Fort de l’exemple de Fidel, le peuple cubain ne per­met­tra jamais que son pays rede­vienne la colo­nie d’aucun empire (applau­dis­se­ments).

    Il n’existe ni être humain ni action majeure sans détrac­teurs, et Fidel et sa Révo­lu­tion ont trans­cen­dé l’espace et trans­cen­de­ront le temps.

    Tu concré­tises ce que notre vieux com­bat­tant, le géné­ral Eloy Alfa­ro, l’ami de Martí, avait l’habitude de dire : Si, au lieu d’affronter le péril, j’avais com­mis la lâche­té de pas­ser à l’ennemi, nous aurions joui de la paix, d’une grande paix : la paix du colonialisme.

    Cuba a été soli­daire avec la révo­lu­tion libé­rale d’Alfaro à la fin du XIXe siècle et elle a été soli­daire avec notre Révo­lu­tion citoyenne du XXIe siècle.

    Mer­ci beau­coup, Fidel ; mer­ci beau­coup, peuple cubain ! (Applau­dis­se­ments.)

    La majo­ri­té t’a aimé pas­sion­né­ment ; une mino­ri­té t’a haïe, et nul n’a pu t’ignorer. Cer­tains com­bat­tants sont accep­tés dans leur vieillesse jusque par leurs détrac­teurs le plus récal­ci­trants, parce qu’ils cessent d’être dan­ge­reux, mais toi, tu n’as même pas eu cette trêve, parce que jusqu’à la fin ta parole claire et ton esprit lucide n’ont lais­sé aucun prin­cipe sans défense, aucune véri­té dans le silence, aucun crime sans dénon­cia­tion ! (Applau­dis­se­ments.)

    Ber­tolt Brecht disait que seuls les hommes qui luttent toute leur vie sont indis­pen­sables. J’ai connu Fidel, et je sais que, même s’il n’a jamais cher­ché à être indis­pen­sable, en revanche il a lut­té toute sa vie (applau­dis­se­ments). Il est né, il a vécu et il est mort avec « la stu­pi­di­té de ce qui s’avère aujourd’hui stu­pide : la stu­pi­di­té de faire face à l’ennemi, la stu­pi­di­té de vivre sans être monnayable ».

    « Nous conti­nue­rons de jouer à qui-perd-gagne [1] », et tu conti­nue­ras de « vibrer dans la mon­tagne, avec un rubis, cinq bandes et une étoile [2] » (applau­dis­se­ments).

    Notre Amé­rique doit affron­ter de nou­velles tem­pêtes, peut-être plus fortes que celles que tu as défiées pen­dant soixante-dix ans de lutte, d’abord comme étu­diant et à la Mon­ca­da, ensuite comme gué­rille­ro dans la Sier­ra Maes­tra et enfin à la tête d’une révo­lu­tion triomphante.

    Aujourd’hui, plus unis que jamais, peuples de Notre Amé­rique ! (Applau­dis­se­ments.)

    Cher Fidel, ta pro­fonde convic­tion mar­ti­nienne t’a conduit à tou­jours être, « non du côté où l’on vit mieux, mais du côté où se trouve le devoir [3] ».

    « Révo­lu­tion, cela veut dire avoir le sens du moment his­to­rique ; cela veut dire chan­ger tout ce qui doit être chan­gé ; cela veut dire l’égalité et la liber­té pleines ; cela veut dire être trai­té soi-même et trai­ter autrui comme un être humain ; cela veut dire nous libé­rer par nous-mêmes et par nos propres efforts ; cela veut dire défier de puis­santes forces domi­nantes dans l’arène sociale et natio­nale et au-dehors ; cela veut dire défendre des valeurs aux­quelles on croit au prix de n’importe quel sacri­fice ; cela veut dire modes­tie, dés­in­té­res­se­ment, altruisme, soli­da­ri­té et héroïsme ; cela veut dire lut­ter avec audace, intel­li­gence et réa­lisme ; cela veut dire ne jamais men­tir, ne jamais vio­ler de prin­cipes moraux ; cela veut dire convic­tion pro­fonde qu’il n’existe pas de force au monde capable d’écraser la force de la véri­té et des idées [4]. »

    C’est avec toi, coman­dante Fidel Cas­tro Ruz, avec Cami­lo Cien­fue­gos, avec le Che, avec Hugo Chá­vez Frías, que nous avons appris à croire en l’homme nou­veau lati­no-amé­ri­cain, capable de livrer, orga­ni­sé et conscient, la lutte per­ma­nente des idées libé­ra­trices pour édi­fier un monde de jus­tice et de paix (applau­dis­se­ments).

    C’est pour ces idées-là que nous conti­nue­rons de nous battre. Nous le jurons ! (La foule reprend l’expression.)

    Une étreinte soli­daire à Dalia, à Raúl, à tes enfants.

    Has­ta la vic­to­ria siempre, Coman­dante ! »(Applau­dis­se­ments.)

    Rafael Cor­rea

    [1] Cor­rea cite ici des extraits d’une chan­son très fameuse de Sil­vio Rodrí­guez : El Necio, écrit au moment de la Période spé­ciale, après l’effondrement du camp socia­liste et la dés­in­té­gra­tion de l’Union sovié­tique, quand amis et enne­mis conseillaient à la Révo­lu­tion cubaine, face à une telle débâcle, de renon­cer à ses prin­cipes et au socia­lisme. Cette chan­son que presque tous les Cubains connaissent par cœur est la per­son­ni­fi­ca­tion de la résis­tance cubaine. Le necio, c’est donc ce quelqu’un d’assez « stu­pide » pour ne pas virer casaque et se vendre au plus offrant. (N.d.T.)

    [2] Cor­rea cite de nou­veau quelques vers d’une autre chan­son archi­con­nue, Cuba, que lin­da es Cuba : la mon­tagne, c’est bien enten­du la Sier­ra Maes­tra, tan­dis que les autres élé­ments évoquent le dra­peau cubain.

    [3] Cor­rea cite une des très fameuses maximes de José Martí, que Fidel a constam­ment reprise et qui a appa­raît chez lui dès ses pre­miers écrits d’avant la vic­toire révolutionnaire.

    [4] Cor­rea cite ici tex­tuel­le­ment le « concept de révo­lu­tion » émis le 1er mai 2000 par Fidel et que tous les Cubains ont été invi­tés, durant les neuf jours de deuil natio­nal, à rati­fier de leur nom et de leur signa­ture dans les mil­liers de locaux ouverts à ces fins dans toute l’île, en hom­mage à Fidel et à ses idées.

    (Tra­duc­tion de Jacques-Fran­çois Bonal­di, La Havane)

    https://​www​.legrand​soir​.info/​f​i​d​e​l​-​e​s​t​-​m​o​r​t​-​i​n​v​a​i​n​c​u​.​h​tml

    Source : Le Grand Soir

    httpv://www.youtube.com/watch?v=M5firoow-YQ

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