[Dérive du pouvoir scolaire] Le préparateur – Alain, 25 août 1906

15/11/2024 | 0 commentaires

[LE PRÉPARATEUR]

Un nou­vel exa­men vient d’être ins­ti­tué, à la suite duquel on pour­ra rece­voir un cer­ti­fi­cat d’ap­ti­tude aux fonc­tions de magis­trat. Il en sera de cet exa­men comme de tous les autres, il don­ne­ra de bons résul­tats au com­men­ce­ment, et de mau­vais ensuite.

Lors­qu’un exa­men nou­veau est consti­tué, les can­di­dats se pré­parent un peu à l’a­ven­ture, et les juges inter­rogent de même. Tous deux tâtonnent et jettent la sonde. Le juge se défie de lui-même, passe d’une ques­tion à l’autre, et le can­di­dat finit par dire ce qu’il a à dire, ce qu’il vou­lait dire. C’est un peu comme si le juge disait avec bon­ho­mie : « Par­lez-moi de ce que vous savez le mieux. »

L’exa­men paraît alors facile ; mais c’est là une erreur ; car il faut que le can­di­dat montre quelque chose qui soit à lui ; et c’est le triomphe de celui qui sait bien une chose sur celui qui sait médio­cre­ment un grand nombre de choses. Le juge applique alors cette belle maxime, qui est, je crois, de Vauvenargues :

« Il faut juger un homme non par ce qu’il ignore, mais par ce qu’il sait et par la manière dont il le sait. »

On cite sou­vent à ce pro­pos l’exa­men d’un can­di­dat à l’É­cole poly­tech­nique, qui mon­tra, dans la suite, mieux que du talent. « Qu’est-ce qui vous a spé­cia­le­ment occu­pé ? – Le calen­drier. – Eh bien, par­lez-moi du calen­drier. » Voi­là une manière d’in­ter­ro­ger qui tue les médiocres.

Mais, dès qu’un exa­men com­mence à vieillir, alors une tra­di­tion se forme. L’exa­mi­na­teur cesse d’im­pro­vi­ser et de jeter la sonde ; une ornière se creuse dans le che­min, et la roue y retombe tou­jours, et, y retom­bant, la creuse encore ; le juge laisse voir des pré­fé­rences et des tics ; les ques­tions se fixent, et les réponses aussi. 

Alors gran­dit le pré­pa­ra­teur, homme habile, qui sait les exa­mens, fait la sta­tis­tique des ques­tions posées, et dresse, en quelque sorte, la carte de l’exa­mi­na­teur : ici une belle route ; là un tour­nant dan­ge­reux ; plus loin un pré­ci­pice. Il ne s’a­git que de rendre cette topo­gra­phie fami­lière au can­di­dat, en lui fai­sant, comme pour le cir­cuit de la Sarthe [24h du Mans], essayer bien des fois la piste. Les jésuites excellent dans cet art de pré­pa­rer les jeunes gens aux exa­mens ; mais l’U­ni­ver­si­té s’y est mise, elle aus­si, et les suit de près. Et voi­là notre can­di­dat bien gavé, bien bour­ré de réponses toutes faites, soli­de­ment atta­chées par l’ha­bi­tude à toutes les ques­tions pro­bables. L’exa­mi­na­teur déguste la for­mule en connais­seur ; il ne pense plus à grat­ter cette mince sur­face ; il n’en a même plus l’oc­ca­sion ; d’au­tant que le nombre de can­di­dats aug­mente, et qu’il faut aller vite.

Ain­si peu à peu la Mémoire détrône l’In­tel­li­gence, et le dres­sage rem­place l’ins­truc­tion. Ain­si les jeunes gens de vingt ans parlent comme s’ils avaient soixante ans, et pensent comme s’ils avaient quatre ans.

Alain (Émile Char­tier), 25 août 1906 (Pro­pos d’un Nor­mand 187).

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