[LE PRÉPARATEUR]
Un nouvel examen vient d’être institué, à la suite duquel on pourra recevoir un certificat d’aptitude aux fonctions de magistrat. Il en sera de cet examen comme de tous les autres, il donnera de bons résultats au commencement, et de mauvais ensuite.
Lorsqu’un examen nouveau est constitué, les candidats se préparent un peu à l’aventure, et les juges interrogent de même. Tous deux tâtonnent et jettent la sonde. Le juge se défie de lui-même, passe d’une question à l’autre, et le candidat finit par dire ce qu’il a à dire, ce qu’il voulait dire. C’est un peu comme si le juge disait avec bonhomie : « Parlez-moi de ce que vous savez le mieux. »
L’examen paraît alors facile ; mais c’est là une erreur ; car il faut que le candidat montre quelque chose qui soit à lui ; et c’est le triomphe de celui qui sait bien une chose sur celui qui sait médiocrement un grand nombre de choses. Le juge applique alors cette belle maxime, qui est, je crois, de Vauvenargues :
« Il faut juger un homme non par ce qu’il ignore, mais par ce qu’il sait et par la manière dont il le sait. »
On cite souvent à ce propos l’examen d’un candidat à l’École polytechnique, qui montra, dans la suite, mieux que du talent. « Qu’est-ce qui vous a spécialement occupé ? – Le calendrier. – Eh bien, parlez-moi du calendrier. » Voilà une manière d’interroger qui tue les médiocres.
Mais, dès qu’un examen commence à vieillir, alors une tradition se forme. L’examinateur cesse d’improviser et de jeter la sonde ; une ornière se creuse dans le chemin, et la roue y retombe toujours, et, y retombant, la creuse encore ; le juge laisse voir des préférences et des tics ; les questions se fixent, et les réponses aussi.
Alors grandit le préparateur, homme habile, qui sait les examens, fait la statistique des questions posées, et dresse, en quelque sorte, la carte de l’examinateur : ici une belle route ; là un tournant dangereux ; plus loin un précipice. Il ne s’agit que de rendre cette topographie familière au candidat, en lui faisant, comme pour le circuit de la Sarthe [24h du Mans], essayer bien des fois la piste. Les jésuites excellent dans cet art de préparer les jeunes gens aux examens ; mais l’Université s’y est mise, elle aussi, et les suit de près. Et voilà notre candidat bien gavé, bien bourré de réponses toutes faites, solidement attachées par l’habitude à toutes les questions probables. L’examinateur déguste la formule en connaisseur ; il ne pense plus à gratter cette mince surface ; il n’en a même plus l’occasion ; d’autant que le nombre de candidats augmente, et qu’il faut aller vite.
Ainsi peu à peu la Mémoire détrône l’Intelligence, et le dressage remplace l’instruction. Ainsi les jeunes gens de vingt ans parlent comme s’ils avaient soixante ans, et pensent comme s’ils avaient quatre ans.
Alain (Émile Chartier), 25 août 1906 (Propos d’un Normand 187).
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