CHRIS HEDGES : « SEULE LA GRÈVE GÉNÉRALE POURRA SAUVER LES CLASSES POPULAIRES. » sur Élucid

28/04/2022 | 2 commentaires

Encore un papier for­mi­dable, sur Élu­cid — à connaître et à faire connaître :

CHRIS HEDGES : « SEULE LA GRÈVE GÉNÉRALE POURRA SAUVER LES CLASSES POPULAIRES. »

« La seule façon de mettre fin à l’at­taque mon­diale contre les droits humains des tra­vailleurs est de se syndiquer.

Ren­dons hom­mage à ces tra­vailleurs qui ont tenu tête à Ama­zon, tout par­ti­cu­liè­re­ment à Chris Smalls, décrit par l’a­vo­cat en chef d’A­ma­zon comme « pas très malin et inca­pable de s’ex­pri­mer », qui a orga­ni­sé un débrayage dans l’en­tre­pôt Ama­zon de Sta­ten Island JFK8 au début de la pan­dé­mie, il y a deux ans, pour dénon­cer des condi­tions de tra­vail dan­ge­reuses. Il a été immé­dia­te­ment licencié.

Les pres­ti­gieux avo­cats d’A­ma­zon ont tou­te­fois eu une sur­prise. Smalls a réus­si à fédé­rer dans un syn­di­cat le pre­mier entre­pôt Ama­zon du pays. Avec son cofon­da­teur Der­rick Pal­mer, ils ont mis en place leur syn­di­cat, tra­vailleur par tra­vailleur, avec peu de sou­tien exté­rieur et sans affi­lia­tion à quelque groupe syn­di­cal natio­nal que ce soit, en récol­tant 120 000 dol­lars sur GoFundMe. Selon des docu­ments fédé­raux, Ama­zon a pour sa part dépen­sé plus de 4,3 mil­lions de dol­lars rien que l’an­née der­nière, pour payer des consul­tants hos­tiles à la syndicalisation.

Nous ne devons sur­tout pas sous-esti­mer cette vic­toire. Seules la recons­truc­tion des syn­di­cats et la grève géné­rale pour­ront enrayer la spi­rale des­cen­dante et sau­ver les classes popu­laires. Aucun poli­ti­cien ne le fera pour nous. Aucun des deux par­tis au pou­voir ne sera notre allié. Les médias seront hos­tiles. Le gou­ver­ne­ment, rede­vable aux entre­prises et aux riches, uti­li­se­ra ses res­sources, quel que soit le par­ti au pou­voir à la Mai­son-Blanche, pour écra­ser les mou­ve­ments ouvriers. Ce sera une lutte longue, dou­lou­reuse et solitaire.

Nous pou­vons connaître les grandes peurs des oli­garques en regar­dant ce qu’ils cherchent à détruire : les syn­di­cats. Ama­zon, le deuxième employeur des États-Unis après Wal­mart, consacre des res­sources fara­mi­neuses pour blo­quer la syn­di­ca­li­sa­tion, exac­te­ment comme Wal­mart. Selon des docu­ments du tri­bu­nal, Ama­zon a for­mé une cel­lule de crise com­po­sée de 10 équipes, dont un groupe de sécu­ri­té com­po­sé de vété­rans de l’ar­mée, pour empê­cher Sta­ten Island de s’or­ga­ni­ser, et a éla­bo­ré des plans pour bri­ser l’ac­ti­vi­té syn­di­cale dans son « Pro­test Res­ponse Play­book » (fas­ci­cule de réponses aux mani­fes­ta­tions) et son « Labor Acti­vi­ty Play­book » (Guide des acti­vi­tés liées à la main‑d’œuvre).

Les équipes de bri­seurs de grève ont orga­ni­sé jus­qu’à 20 réunions obli­ga­toires par jour, au cours des­quelles les super­vi­seurs déni­graient les syn­di­cats. Ama­zon a uti­li­sé toutes sortes de sub­ter­fuges pour rendre impos­sible tout vote d’un syn­di­cat. Ama­zon a pla­cé des affiches hos­tiles aux syn­di­cats dans les toi­lettes. Ama­zon a licen­cié des tra­vailleurs sus­pec­tés de vou­loir s’or­ga­ni­ser. Et Ama­zon s’est appuyé sur le déman­tè­le­ment de la légis­la­tion anti­trust et de l’OSHA, ain­si que sur la cas­tra­tion du Natio­nal Labor Rela­tions Board (NLRB), qui a lar­ge­ment désar­mé les tra­vailleurs, même si le NLRB a pris quelques déci­sions en faveur des orga­ni­sa­teurs de syndicats.

« Ils nous ont trai­tés de voyous », a décla­ré Smalls aux jour­na­listes après le vote de 2 654 contre 2 131 en faveur de la créa­tion d’un syn­di­cat. « Ils ont essayé de répandre des rumeurs racistes. Ils ont essayé de dia­bo­li­ser nos per­son­na­li­tés, mais ça n’a pas mar­ché ».

Ama­zon, comme la plu­part des grandes entre­prises, n’a pas plus de res­pect pour les droits des tra­vailleurs que pour la nation. Elles évitent les impôts grâce à une série de niches éla­bo­rées par leurs lob­byistes à Washing­ton et adop­tées par le Congrès. En 2021, Ama­zon a échap­pé à envi­ron 5,2 mil­liards de dol­lars d’im­pôts fédé­raux sur le reve­nu des socié­tés, alors même qu’elle décla­rait des béné­fices records de plus de 35 mil­liards de dol­lars. Elle n’a payé que 6 % de ces béné­fices en impôt fédé­ral sur les sociétés.

Ama­zon a affi­ché des reve­nus de plus de 11 mil­liards de dol­lars en 2018, mais n’a payé aucun impôt fédé­ral et a reçu un rem­bour­se­ment d’im­pôt fédé­ral de 129 mil­lions de dol­lars. Jeff Bezos, deuxième homme le plus riche du monde, vaut plus de 180 mil­liards de dol­lars. Tout comme Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, qui vaut 277 mil­liards de dol­lars, s’a­muse avec des fusées spa­tiales comme s’il s’a­gis­sait de jouets, et ter­mine à pré­sent les tra­vaux de son yacht qui vaut 500 mil­lions de dol­lars, le plus grand du monde.

Bezos pos­sède le Washing­ton Post. Le mil­liar­daire bios­cien­ti­fique Patrick Soon-Shiong pos­sède le Los Angeles Times. Les fonds spé­cu­la­tifs et autres socié­tés finan­cières pos­sèdent la moi­tié des quo­ti­diens des États-Unis. La télé­vi­sion est, en gros, entre les mains d’une demi-dou­zaine de socié­tés qui contrôlent 90 % de ce que les Amé­ri­cains regardent. War­ner­Me­dia, actuel­le­ment déte­nue par AT&T, pos­sède CNN et Time War­nerMSNBC est déte­nue par Com­cast, qui est une filiale de Gene­ral Elec­tric, le 11plus grand entre­pre­neur de défense des États-Unis. News Corp pos­sède le Wall Street Jour­nal et le New York Post.

Les oli­garques au pou­voir ne se sou­cient pas de ce que nous regar­dons, tant que nous res­tons fas­ci­nés par les spec­tacles futiles et char­gés d’é­mo­tions qu’ils nous offrent. Aucun de ces médias ne remet en cause les inté­rêts de ses pro­prié­taires, fussent-ils action­naires ou annon­ceurs, qui orchestrent l’at­taque contre les tra­vailleurs. Plus les tra­vailleurs devien­dront puis­sants, mieux les médias seront armés pour les contrer.

Le pre­mier article que j’ai publié dans un grand jour­nal, le Chris­tian Science Moni­tor, por­tait sur la cam­pagne de répres­sion que la socié­té amé­ri­caine Gulf and Wes­tern a menée contre l’or­ga­ni­sa­tion d’un syn­di­cat dans sa zone franche indus­trielle de La Roma­na, en Répu­blique domi­ni­caine, cam­pagne qui impli­quait l’in­ti­mi­da­tion, le pas­sage à tabac, le licen­cie­ment et l’as­sas­si­nat d’or­ga­ni­sa­teurs syn­di­caux dominicains.

L’his­toire a ini­tia­le­ment été reprise par la sec­tion Out­look du Washing­ton Post jus­qu’à ce que Gulf and Wes­tern, pro­prié­taire de Para­mount Pic­tures, menace de reti­rer sa publi­ci­té ciné­ma­to­gra­phique du jour­nal. Le Moni­tor, finan­cé par l’É­glise de la Science Chré­tienne, ne conte­nait pas de publi­ci­té. Cette his­toire a consti­tué une pre­mière et impor­tante leçon quant aux contraintes sévères impo­sées par la presse marchande.

Un an plus tôt, le New York Times avait vidé de sa sub­stance un article d’in­ves­ti­ga­tion écrit par celui qui est pro­ba­ble­ment notre plus grand jour­na­liste d’in­ves­ti­ga­tion, Sey­mour Hersh, celui qui a révé­lé le meurtre par l’ar­mée amé­ri­caine de quelque 500 civils non armés à My Lai ain­si que la tor­ture per­pé­trée à Abu Ghraib, tra­vaillant avec Jeff Gerth lors­qu’il s’a­gis­sait de Gulf and Western.

Hersh et Gerth ont docu­men­té la manière dont Gulf and Wes­tern a pra­ti­qué la fraude, les abus, l’é­va­sion fis­cale et ont dénon­cé ses liens avec le crime orga­ni­sé. Charles Bluh­dorn, le PDG de Gulf and Wes­tern, entre­te­nait des rela­tions avec l’é­di­teur Arthur « Punch » Sulz­ber­ger, qui l’in­vi­tait notam­ment à vision­ner des films Para­mount en avant-pre­mière dans la salle de ciné­ma pri­vée du domi­cile de Bluh­dorn. Bluh­dorn s’est ser­vi de ses rela­tions au sein du jour­nal pour dis­cré­di­ter Hersh et Gerth, ain­si que pour assaillir le jour­nal de lettres accu­sa­trices et d’ap­pels télé­pho­niques mena­çants. Il a enga­gé des détec­tives pri­vés pour déter­rer des ragots sur Hersh et Gerth.

Lorsque les deux repor­ters ont publié leur article de 15 000 mots, le rédac­teur éco­no­mique en chef, John Lee, et, selon les mots de Hersh, « sa cote­rie de rédac­teurs cré­tins lèche-cul », peut-être par peur d’être pour­sui­vis, l’ont édul­co­ré. C’é­tait une chose, selon Hersh, de s’op­po­ser à une ins­ti­tu­tion publique. C’en était une autre de s’at­ta­quer à une grande entre­prise. Plus jamais il ne devait être enga­gé pour tra­vailler régu­liè­re­ment pour un journal.

Dans son livre de sou­ve­nirs, « Repor­ter », Hersh écrit :

« L’ex­pé­rience était frus­trante et exas­pé­rante. Écrire sur l’A­mé­rique des entre­prises avait sapé mon éner­gie, déçu les rédac­teurs en chef et m’a­vait angois­sé. Les entre­prises amé­ri­caines ne seraient jamais contrô­lées, telle était ma crainte : la cupi­di­té l’a­vait empor­té. Le sale affron­te­ment avec Gulf and Wes­tern avait tel­le­ment secoué l’é­di­teur et les rédac­teurs en chef que ceux qui diri­geaient les pages d’é­co­no­mie avaient été auto­ri­sés à déna­tu­rer et saper tout le bon tra­vail que Jeff et moi avions fait. Je ne pou­vais man­quer de me deman­der si les rédac­teurs en chef avaient été infor­més des liens per­son­nels qui exis­taient entre Bluh­dorn et Punch. Quoi qu’il en soit, il était clair pour Jeff et moi que le cou­rage dont le Times avait fait preuve en affron­tant la colère d’un pré­sident et d’un pro­cu­reur géné­ral lors de la crise des Penta­gon Papers en 1971 ne serait plus de mise face à une bande d’es­crocs du monde des affaires… »

Les États-Unis ont connu les guerres ouvrières les plus vio­lentes du monde indus­tria­li­sé : des cen­taines de tra­vailleurs ont été assas­si­nés par des hommes de main et les milices des entre­prises, des mil­liers d’autres ont été bles­sés et des dizaines de mil­liers ont été mis sur liste noire. Les luttes pour la créa­tion de syn­di­cats, et avec ceux-ci pour des salaires décents, des avan­tages sociaux et la pro­tec­tion de l’emploi, se sont sol­dés par des rivières de sang ouvrier et d’im­menses souf­frances. La for­ma­tion de syn­di­cats, comme par le pas­sé, entraî­ne­ra une longue et vio­lente guerre de classe. L’ap­pa­reil de sécu­ri­té et de sur­veillance, y com­pris le Home­land Secu­ri­ty et le FBI, sera déployé, ain­si que des sous-trai­tants pri­vés et des voyous enga­gés par les entre­prises, pour sur­veiller, infil­trer et détruire les mou­ve­ments en faveur d’une syndicalisation.

Pen­dant un cer­tain temps, grâce aux syn­di­cats, il a été pos­sible de mettre en place un salaire don­nant accès à la classe moyenne aux ouvriers de l’au­to­mo­bile, aux conduc­teurs de bus, aux élec­tri­ciens et aux ouvriers du bâti­ment. Mais ces avan­cées ont été réduites à néant. Si le salaire mini­mum avait sui­vi le rythme de la hausse de la pro­duc­ti­vi­té, comme le sou­ligne le New York Times, aujourd’­hui les tra­vailleurs gagne­raient au moins 20 dol­lars de l’heure.

L’or­ga­ni­sa­tion nais­sante chez Ama­zon, Star­bucks, Uber, Lyft, John Deere, Kel­logg, l’u­sine Spe­cial Metals de Hun­ting­ton, en Vir­gi­nie occi­den­tale, appar­te­nant à Berk­shire Hatha­way ; REI, le syn­di­cat des char­pen­tiers du Nord-Ouest, Kro­ger, les ensei­gnants de Chi­ca­go, de Sacra­men­to, de Vir­gi­nie occi­den­tale, d’Ok­la­ho­ma et d’A­ri­zo­na ; les tra­vailleurs de la res­tau­ra­tion rapide, des cen­taines d’in­fir­mières à Wor­ces­ter, dans le Mas­sa­chu­setts, et les membres de l’Al­liance inter­na­tio­nale des employés de scène de théâtre, sont le signe que les tra­vailleurs découvrent que le seul pou­voir réel dont ils dis­posent est celui du col­lec­tif, bien qu’un maigre 9 % de la main-d’œuvre amé­ri­caine seule­ment soit syn­di­quée. Les 1 400 tra­vailleurs d’une usine Kel­logg’s d’O­ma­ha ont obte­nu un nou­veau contrat pré­voyant des aug­men­ta­tions de salaire de plus de 15 % sur trois ans après avoir fait grève pen­dant près de trois mois l’au­tomne dernier.

La tra­hi­son de la classe ouvrière par le Par­ti démo­crate, tout par­ti­cu­liè­re­ment pen­dant l’ad­mi­nis­tra­tion Clin­ton, s’est tra­duite par des accords com­mer­ciaux qui per­met­taient aux tra­vailleurs exploi­tés au Mexique ou en Chine de prendre la place des tra­vailleurs syn­di­qués ici, sur notre ter­ri­toire. Au nom des grandes entre­prises, des lois anti-ouvrières ont été approu­vées par des poli­ti­ciens des deux par­tis au pou­voir, ache­tés et sou­doyés. La dés­in­dus­tria­li­sa­tion et la pré­ca­ri­té de l’emploi se sont pro­gres­si­ve­ment méta­mor­pho­sées en une éco­no­mie de type « gig », une éco­no­mie qui contraint les tra­vailleurs à vivre avec un salaire de sur­vie, sans avan­tages sociaux ni sécu­ri­té de l’emploi, et avec peu de droits.

Les capi­ta­listes, comme l’a sou­li­gné Karl Marx, n’ont que deux objec­tifs : réduire le coût du tra­vail, ce qui implique appau­vrir et exploi­ter les tra­vailleurs, et aug­men­ter les taux de pro­duc­tion, ce qui passe sou­vent par l’au­to­ma­ti­sa­tion, bien illus­trée par les omni­pré­sents robots tra­pé­zoïdes oranges d’A­ma­zon qui trans­portent des rayon­nages jaunes dans des entre­pôts qui font un mil­lion de mètres car­rés. Lorsque les êtres humains inter­fèrent avec ces deux objec­tifs capi­ta­listes, on les sacrifie.

La détresse finan­cière des tra­vailleurs, pris au piège de l’es­cla­vage de la dette et exploi­tés par les banques, les socié­tés de cartes de cré­dit, les socié­tés de prêts étu­diants, les ser­vices publics pri­va­ti­sés, la « gig eco­no­my », un sys­tème de san­té à but lucra­tif qui n’a pas empê­ché les États-Unis d’a­voir envi­ron un sixième de tous les décès par Covid-19 signa­lés dans le monde – bien que nous ayons moins d’un dou­zième de la popu­la­tion mon­diale – et des employeurs qui paient de maigres salaires et ne four­nissent pas d’a­van­tages sociaux, ne cesse d’empirer, en par­ti­cu­lier avec l’in­fla­tion grandissante.

Biden, tout en dis­pen­sant géné­reu­se­ment 13,6 mil­liards de dol­lars à l’U­kraine et en por­tant le bud­get mili­taire à 754 mil­liards de dol­lars, a pilo­té la fin de l’ex­ten­sion des allo­ca­tions de chô­mage, de l’aide au loyer, de la rené­go­cia­tion des prêts étu­diants, des chèques d’ur­gence, du mora­toire sur les expul­sions et main­te­nant la fin de l’ex­ten­sion du cré­dit d’im­pôt pour les familles avec enfants. Il a refu­sé de tenir ne serait-ce que ses pro­messes de cam­pagne les plus timides, notam­ment l’aug­men­ta­tion du salaire mini­mum à 15 dol­lars de l’heure et l’an­nu­la­tion des prêts étu­diants. Son pro­jet de loi « Build Back Bet­ter » a été vidé de sa sub­stance et pour­rait bien ne pas être relancé.

Les tra­vailleurs d’A­ma­zon, comme de nom­breux tra­vailleurs amé­ri­cains, subissent des condi­tions de tra­vail épou­van­tables. Ils sont affec­tés à des postes de tra­vail qui sont obli­ga­toi­re­ment de 12 heures. Ils n’ont pas droit à des pauses toi­lettes et doivent sou­vent uri­ner dans des bou­teilles. Ils endurent des tem­pé­ra­tures étouf­fantes dans l’en­tre­pôt en été. Il leur faut scan­ner un nou­vel article toutes les 11 secondes pour atteindre leur quo­ta. L’en­tre­prise sait immé­dia­te­ment quand ils prennent du retard. Si on ne res­pecte pas le quo­ta, c’est le licen­cie­ment immédiat.

Will Evans, dans un article d’in­ves­ti­ga­tion pour Reveal du Cen­ter for Inves­ti­ga­tive Repor­ting, a décou­vert que « la course à la vitesse de l’en­tre­prise, véri­table obses­sion, a trans­for­mé ses entre­pôts en véri­tables fabriques à bles­sés ». Will Evans a réuni des rap­ports concer­nant les bles­sures en interne pro­ve­nant de 23 des 110 « centres d’exé­cu­tion » de la socié­té dans tout le pays :

« Glo­ba­le­ment, le taux de bles­sures graves dans ces ins­tal­la­tions était plus de deux fois supé­rieur à la moyenne natio­nale consta­tée dans le sec­teur des entre­pôts : 9,6 bles­sures graves pour 100 tra­vailleurs à temps plein en 2018, contre une moyenne du sec­teur cette année-là qui était de 4. »

Ceux qui sont bles­sés, a consta­té Evans, sont « reje­tés comme des biens ava­riés ou réaf­fec­tés dans des emplois qui leur infligent davan­tage de bles­sures ».

« La pro­cé­dure interne d’A­ma­zon visant Par­ker Knight montre la cruelle rigueur du sys­tème Ama­zon, il s’a­git d’un vété­ran han­di­ca­pé qui a tra­vaillé à l’en­tre­pôt de Trout­dale, dans l’O­re­gon, cette année. Knight avait été auto­ri­sé à tra­vailler sur des périodes plus courtes après avoir été vic­time de bles­sures au dos et à la che­ville dans l’en­tre­pôt, mais [le pro­gramme de sui­vi du logi­ciel pro­prié­taire] ADAPT ne l’a pas épar­gné. En mai, à trois reprises, Knight a été signa­lé par écrit pour avoir failli à son quo­ta. Les attentes étaient pré­cises. Il devait pré­le­ver 385 petits articles ou 350 articles moyens par heure. Une semaine, il a atteint 98,45 % de son taux pré­vu, mais ce n’é­tait pas suf­fi­sant. Ce manque de vitesse de 1,55 % lui a valu son der­nier aver­tis­se­ment écrit — le der­nier avant  licenciement ».

Le New York Times a révé­lé l’an­née der­nière que régu­liè­re­ment, Ama­zon péna­lise aus­si les nou­veaux parents, les patients confron­tés à des pro­blèmes médi­caux et autres tra­vailleurs vul­né­rables en congé :

« Dans tout le pays, des tra­vailleurs confron­tés à des pro­blèmes médi­caux et à d’autres moments per­son­nels dif­fi­ciles ont été licen­ciés lorsque le logi­ciel de pré­sence les a indi­qués par erreur comme absents, selon d’an­ciens et actuels membres du per­son­nel des res­sources humaines, dont cer­tains n’ont vou­lu par­ler que sous cou­vert d’a­no­ny­mat par crainte de repré­sailles, rap­porte le jour­nal. Les rap­ports des méde­cins ont dis­pa­ru dans les trous noirs des bases de don­nées d’A­ma­zon. Les employés avaient du mal à joindre leurs res­pon­sables de dos­siers, se débat­tant dans des arbo­res­cences télé­pho­niques auto­ma­ti­sées qui ache­mi­naient leurs appels vers des employés admi­nis­tra­tifs débor­dés qui se trou­vaient au Cos­ta Rica, en Inde et à Las Vegas.

Et l’en­semble du sys­tème de ges­tion des congés était géré par un patch­work de logi­ciels qui, sou­vent, n’é­taient pas com­pa­tibles. Cer­tains tra­vailleurs qui étaient prêts à reve­nir ont décou­vert que le sys­tème était trop encom­bré pour trai­ter leur cas, ce qui leur a fait perdre des semaines voire des mois de reve­nus. Les employés de l’en­tre­prise mieux rému­né­rés, qui devaient navi­guer dans les mêmes sys­tèmes, ont consta­té que l’or­ga­ni­sa­tion d’un congé de rou­tine pou­vait se trans­for­mer en un véri­table imbroglio. »

La classe diri­geante, par le biais de gou­rous du déve­lop­pe­ment per­son­nel comme Oprah, de pré­di­ca­teurs d’un « évan­gile de pros­pé­ri­té » et de l’in­dus­trie du diver­tis­se­ment, a effec­ti­ve­ment pri­va­ti­sé l’es­poir. Ils entre­tiennent le fan­tasme que la réa­li­té ne serait jamais un obs­tacle à ce que nous dési­rons. Si nous croyons en nous-mêmes, si nous tra­vaillons dur, si nous sai­sis­sons que nous sommes vrai­ment excep­tion­nels, nous pou­vons avoir tout ce que nous voulons.

La pri­va­ti­sa­tion de l’es­poir est un phé­no­mène per­vers et auto­des­truc­teur. Lorsque nous ne par­ve­nons pas à atteindre nos objec­tifs, lorsque nos rêves sont irréa­li­sables, alors on nous inculque que ce n’est pas dû à une injus­tice éco­no­mique, sociale ou poli­tique, mais bien à des failles qui nous sont propres. L’his­toire a démon­tré que le seul pou­voir des citoyens passe par le col­lec­tif, sans ce col­lec­tif nous sommes ton­dus comme des mou­tons. C’est une véri­té que la classe diri­geante passe beau­coup de temps à occulter.

Toute avan­cée que nous fai­sons en matière de jus­tice sociale, poli­tique et éco­no­mique est immé­dia­te­ment atta­quée par la classe diri­geante. Cette der­nière gri­gnote petit à petit les acquis que nous obte­nons, c’est ce qui s’est pro­duit après la pro­gres­sion des mou­ve­ments de masse dans les années 1930 et plus tard dans les années 1960. Les oli­garques cherchent à étouf­fer ce que le poli­to­logue Samuel Hun­ting­ton avec cynisme a appe­lé « excès de démo­cra­tie ». C’est ce qui a conduit le socio­logue Max Weber à qua­li­fier la poli­tique de vocation.

La trans­for­ma­tion sociale ne peut être obte­nue sim­ple­ment par le biais du vote. Elle exige un effort sou­te­nu, conti­nuel. Il s’a­git d’une lutte sans fin pour un nou­vel ordre poli­tique, qui requiert le dévoue­ment de toute une vie, la capa­ci­té de s’or­ga­ni­ser pour tenir en échec les excès rapaces du pou­voir et le sens du sacri­fice. Cette vigi­lance per­pé­tuelle est la clé du succès.

À l’heure où j’é­cris, la vaste méca­nique d’A­ma­zon est sans doute en train de com­plo­ter pour réduire à néant le syn­di­cat de Sta­ten Island. Le groupe ne peut pas per­mettre que ce soit un exemple de réus­site. Ama­zon pos­sède 109 « centres d’exé­cu­tion » pour les­quels la socié­té est déter­mi­née à s’as­su­rer qu’il n’y aura jamais de syn­di­ca­li­sa­tion. Mais, si nous ne nous lais­sons pas aller à la faci­li­té, si nous conti­nuons à nous orga­ni­ser et à résis­ter, si nous joi­gnons nos forces à celles de nos alliés syn­di­qués dans tout le pays, si nous sommes capables de faire grève, alors nous avons une chance.

Chris Hedges

Article tra­duit et repro­duit avec l’autorisation de Chris Hedges.
Date de publi­ca­tion ori­gi­nale : 04/04/2022 – Scheer­post

 


 

Cet article de Chris Hedge (que j’aime lire depuis des années, et que nous pou­vons tous lire en fran­çais grâce au tra­vail for­mi­dable d’O­li­vier Ber­ruyer et de son équipe des crises​.fr) me fait pen­ser à deux autres outils d’é­du­ca­tion popu­laire impor­tants (dont je vous parle depuis longtemps) :

• Le magni­fique film de Mar­tin Ritt, « Nor­ma Rae », en 1979 :

Norma Rae Union

(Union signi­fie Syn­di­cat en français)

Ce film est à voir abso­lu­ment, à ache­ter et à mon­trer à nos enfants et à leurs amis.

• Le livre de Gré­goire Cha­mayou « La socié­té ingou­ver­nable. Généa­lo­gie du libé­ra­lisme auto­ri­taire », livre essen­tiel pour la mémoire des luttes, à lire le crayon à la main, pour com­prendre en pro­fon­deur le tra­vail métho­dique (véri­table com­plot contre le bien com­mun) des patrons contre les tra­vailleurs, ici depuis les années 70 :


https://​lafa​brique​.fr/​l​a​-​s​o​c​i​e​t​e​-​i​n​g​o​u​v​e​r​n​a​b​le/

Étienne.

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Étienne

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2 Commentaires

  1. Dboumghar

    Quid de la France ?
    N’im­porte qui SAIT que la CGT et tous les syn­di­cats roulent pour l’é­tat et uni­que­ment l’état.
    Cet article confonds allè­gre­ment oli­gar­chie ; depp-state avec quelques milliardiares.
    On vou­drait camou­fler la véri­table iden­ti­té du depp-state que l’on fe ferait pas autrement.
    Nulle part il ne montre com­ment une grève géné­rale pour­rait être bénéfique.
    On est en grève géné­rale for­cée depuis 2 ans et demi pour pas mal de monde et pour quel résultat ?
    Tous ces réflexes de gauche bien pen­sante sont dépas­sés et has-been ; il fau­dra vraie­ment trou­ver autre chose.

    Il point bien le fait de l’au­to­ma­ti­sa­tion et quelle pro­po­si­tion fait-il ? Aucune.
    Tout le monde sait que la meme gauche bien pen­sante hurle quand on parle de reve­nus uni­ver­sels incon­di­tion­nel pour garan­tir l’in­dis­pen­sable dorit de vivre et d’ex­pri­mer son libre-arbitre dans les temps modernes.
    Ils agissent comme relais des oli­gar­chies pone pré­sen­ter le reve­nu uni­ver­sel que comme condi­tion­nel et contre contrôles permanents.

    Il y a une vraie réfléxion à faire car c’est comme confondre droit de vote avec obli­ga­tion de vote.
    Un rac­cour­ci trop facile pour les faibles d’esprit.

    Réponse

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