En défense de la liberté d’expression, Jean Bricmont vient de rééditer un grand livre, « Les censeurs contre la République », aux éditions Jeanne, pour lequel j’ai préparé une longue PRÉFACE que je vous présente ici. Voici son plan, un outil pour la feuilleter ou pour la télécharger, et plus bas le texte sous une forme ordinaire :
- Liberté de parler pour protéger la démocratie contre les complots (la corruption ? l’oppression ?)
- Liberté de parler pour protéger la démocratie contre l’erreur : permettre aux citoyens d’identifier correctement le bien commun, de vouloir les bonnes décisions publiques
Je vous recommande le livre de Jean, c’est un livre important :
Préface :
La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire.
Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré.Jean-Paul Marat « Les Chaînes de l’esclavage », 1774.
Sous le gouvernement représentatif, surtout, c’est-à-dire, quand ce n’est point le peuple qui fait les lois, mais un corps de représentants, l’exercice de ce droit sacré [la libre communication des pensées entre les citoyens] est la seule sauvegarde du peuple contre le fléau de l’oligarchie. Comme il est dans la nature des choses que les représentants peuvent mettre leur volonté particulière à la place de la volonté générale, il est nécessaire que la voix de l’opinion publique retentisse sans cesse autour d’eux, pour balancer la puissance de l’intérêt personnel et les passions individuelles ; pour leur rappeler, et le but de leur mission et le principe de leur autorité. Là, plus qu’ailleurs, la liberté de la presse est le seul frein de l’ambition, le seul moyen de ramener le législateur à la règle unique de la législation. Si vous l’enchaînez, les représentants, déjà supérieurs à toute autorité, délivrés encore de la voix importune de ces censeurs, éternellement caressés par l’intérêt et par l’adulation, deviennent les propriétaires ou les usufruitiers paisibles de la fortune et des droits de la nation ; l’ombre même de la souveraineté disparaît, il ne reste que la plus cruelle, la plus indestructible de toutes les tyrannies ; c’est alors qu’il est au moins difficile de contester la vérité de l’anathème foudroyant de Jean-Jacques Rousseau contre le gouvernement représentatif absolu.
Robespierre, Le Défenseur de la Constitution, n° 5, 17 juin 1792.
La liberté d’expression, c’est la démocratie même
pour protéger la population contre les tyrans
et pour protéger l’opinion publique contre l’erreur
Ce livre est important. Il est courageux. C’est un acte de résistance à la tyrannie qui vient. Il m’a donné de nouveaux exemples de la fragilité de nos certitudes les plus enracinées, et il m’a conduit à actualiser et détailler ma conviction que nous avons tous un vital besoin de libre débat, pour nous détromper en toutes matières. Ce livre m’a aussi permis de mesurer l’ampleur et la gravité des persécutions qu’on peut subir en France pour simplement avoir exprimé des pensées, des paroles qui déplaisent aux puissants.
Le blasphème est une parole interdite par les prêtres de la religion du moment. Je pensais que ce qu’on appelle « Les Lumières » nous avaient débarrassés du délit d’opinion, qu’elles nous avaient libérés de toutes les formes de blasphème. Il n’en est rien : il est aujourd’hui à nouveau des opinions interdites, des avis dont ceux-qui-parlent-dans-les-micros répètent comme un mantra : « ce que vous dites là n’est pas une opinion, c’est un délit », sans admettre qu’ils sont évidemment par-là même en train d’accepter, et même d’encourager, le retour du délit d’opinion.
Sitôt que les citoyens cessent de lutter personnellement pour défendre leurs libertés, à commencer par leur liberté de penser, ils s’enfoncent progressivement dans la servitude, les « élus » et leurs complices leur mettent petit à petit des fers aux mains et aux pieds.
Et il est plus difficile de sortir de prison que de refuser d’y entrer pendant qu’on est encore libre. Ce livre est passionnant, je l’ai lu et relu le crayon à la main.
Un livre qui défend la liberté d’expression représente forcément un enjeu plus large : la démocratie — régime politique où le peuple délibère et décide lui-même des politiques publiques qu’il juge bonnes — est une organisation sociale fragile, toujours menacée par les intrigues secrètes de quelques-uns contre la volonté générale, et toujours menacée de se tromper, de prendre de mauvaises décisions, contraires au bien commun.
Comme démocrate, je vois deux raisons majeures de défendre la liberté d’expression, l’une liée à l’intérêt collectif, l’autre aux intérêts individuels :
- La liberté d’expression reconnue à tous les citoyens leur donne à la fois une arme d’alerte décisive et un entraînement fortifiant à la vigilance pour servir de « sentinelles du peuple », capables de surveiller l’exercice des pouvoirs d’un œil sourcilleux et de lancer l’alarme à la moindre intrigue des puissants contre la démocratie.
La liberté d’expression sert à inquiéter les pouvoirs abusifs. - La liberté d’expression reconnue à tous les citoyens permet à chacun de rechercher personnellement et activement ce qui est vrai, et donc de le comprendre en profondeur ; d’entendre et donc d’analyser tous les points de vue opposés sur chaque question intéressant la Cité ; de voir ainsi la vérité triompher du mensonge publiquement et méthodiquement, à travers une loyale mise en scène des conflits ; de vivre personnellement et en détail la mise en évidence du bien commun.
La liberté d’expression éclaire l’opinion et, par-là même, légitime les suffrages (fonde le droit d’opiner, de donner son opinion).
Alors que, symétriquement, les intrigants, les charlatans et les tyrans ont les deux bonnes raisons inverses d’entraver la liberté d’expression :
- Quand les citoyens ont peur de parler, il ne leur est plus possible de dénoncer les plus graves complots contre la démocratie.
Sans la liberté d’expression, les comploteurs ont la voie libre et la démocratie est perdue. - Quand les citoyens ont peur de parler, seules les idées reçues de la classe dominante sont visibles, les pires erreurs sont vouées à perdurer, et même la vérité n’est pas bien connue, ni bien comprise.
Sans la liberté d’expression, l’opinion populaire, facilement trompée, perd sa fiabilité, et l’amour du bien commun ne peut pas s’imposer dans les esprits.
- Protéger la démocratie contre les complots (la corruption ? l’oppression?)
Complot : dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l’intention de nuire à l’autorité d’un personnage public ou d’une institution.
(Définition du Trésor de la langue française.)
Pour simplement survivre aux corruptions et aux complots de toutes sortes contre l’intérêt général, surtout ceux des gouvernants, une démocratie a besoin de citoyens-soldats armés, au moins intellectuellement, pour la protéger : c’est pour cette raison que, il y a 2 500 ans déjà, à Athènes, l’iségoria, droit de parole libre pour tous les citoyens athéniens, à tout propos et à tout moment, donnait à chacun la puissance d’agir pour protéger lui-même sa Cité : l’isègoria dotait la démocratie de milliers de paires d’yeux de sentinelles vigilantes. Si des intrigants venaient à mentir pour tromper le peuple, ou à manigancer pour prendre le pouvoir, des lanceurs d’alerte, bien protégés par des institutions démocratiques dignes de ce nom, alertaient (grâce à leur parole libre) les autres citoyens, pour les mobiliser contre le danger et pour protéger la démocratie.
Ce grand droit de libre parole entraînait naturellement avec lui une grande responsabilité : chacun pouvait avoir des comptes à rendre, devant une assemblée de citoyens tirés au sort, du mauvais usage qu’il pouvait avoir fait de l’isègoria :
« Cependant quiconque exerçait son droit fondamental d’iségoria courait le risque d’une condamnation sévère, pour une proposition qu’il avait eu le droit de faire, même si cette proposition avait été adoptée par l’Assemblée. La fonction du graphe paranomon, procédure par laquelle un homme pouvait être accusé et jugé pour avoir fait une « proposition illégale » à l’Assemblée, est assez claire, une fonction double : modérer l’iségoria par la discipline, et donner au peuple, au démos, la possibilité de reconsidérer une décision prise par lui-même. Un graphe paranomon aboutissant à une condamnation avait pour effet d’annuler un vote positif de l’Assemblée, grâce au verdict, non pas d’une élite restreinte telle que la Cour suprême des États-Unis, mais du démos, par l’intermédiaire d’un jury populaire nombreux, choisi par tirage au sort. Notre système protège la liberté des représentants grâce aux privilèges parlementaires, or ces mêmes privilèges, de façon paradoxale, protègent aussi l’irresponsabilité des représentants. Le paradoxe athénien se situait dans une voie tout à fait opposée : il protégeait à la fois la liberté de l’Assemblée en son ensemble, et celle de ses membres pris individuellement en leur refusant l’immunité. »
Moses I. Finley, « Démocratie antique et démocratie moderne », Payot 1972, p. 73–74.
Cette liberté d’expression était si importante pour les démocrates, si vitale, que les Athéniens la jugeaient encore plus importante que l’isonomia (l’égalité devant la loi) :
« Quand Hérodote décrit la naissance de la démocratie athénienne, il met en évidence l’isègoria et non l’isonomia comme principe de l’égalité démocratique ; et d’ailleurs son exposé est conforme à ce qu’on trouve dans les sources athéniennes : ce que les démocrates athéniens chérissent le plus dans l’égalité, c’est l’isègoria, pas l’isonomia. »
Mogens H. Hansen, « La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène », Les Belles Lettres 2003, p. 111.
Ils jugeaient même la liberté d’expression si consubstantielle à la démocratie qu’ils pouvaient utiliser les deux termes démocratie et isègoria indifféremment, comme s’ils étaient synonymes :
« Le mot iségoria, le droit pour tous de parler à l’assemblée, était quelquefois employé par les écrivains grecs comme un synonyme de « démocratie ». »
Moses I. Finley, « Démocratie antique et démocratie moderne », Payot 1972, p. 65.
Depuis cette lointaine époque athénienne, les plus grands penseurs ont continué à défendre la liberté de parole pour les citoyens dans le but précis de résister aux pouvoirs abusifs, quels qu’ils soient (même au pouvoir d’une majorité populaire devenue intolérante). Il est utile de garder vivante la mémoire de leurs luttes, et de méditer lentement ces pensées passées, car leurs arguments pourraient tous nous servir aujourd’hui.
Au premier reproche opposé au peuple pour lui refuser le droit à la parole libre, le reproche d’incompétence, nous avons (nous le peuple) compris depuis longtemps que cette incompétence était soigneusement entretenue :
« Les mêmes qui lui ont ôté les yeux reprochent au peuple d’être aveugle. »
John Milton (1608−1674).
Aristote déjà, il y a 2 500 ans, pensait la foule capable d’une intelligence collective supérieure à l’intelligence individuelle d’un prince :
« D’après ces (considérations) il semble manifeste qu’aucun de ces critères [vertu, richesse, naissance, liberté] n’est correct au nom desquels certains estiment convenable que ce soit eux qui gouvernent et que tous les autres leur soient soumis. Car même à ceux qui s’estiment dignes d’être souverains sur le gouvernement au nom de leur vertu, tout comme à ceux qui invoquent leur richesse, les masses pourraient opposer un argument juste : rien n’empêche à un certain moment la masse d’être meilleure que le petit nombre ni d’être plus riche (que lui), non pas chaque individu, mais l’ensemble des gens. »
Aristote (-384 – 322 av JC)„ « Les politiques », III, 13, 1283‑b, Folio p. 251.
Cette observation devrait conduire logiquement à protéger le droit de cette foule à s’exprimer librement.
Contre le reproche d’incompétence et d’inconstance, souvent opposé au peuple pour le faire taire, Machiavel a aussi écrit des pages étonnantes en l’honneur de l’intelligence collective populaire, sorte de « sagesse des foules » :
« Tite-Live et tous les autres historiens affirment qu’il n’est rien de plus changeant et de plus inconstant que la foule. […] Mais, quoi qu’il en soit, je ne pense ni ne penserai jamais que ce soit un tort que de défendre une opinion par le raisonnement, sans vouloir recourir ni à la force ni à l’autorité.
Je dis donc que ce défaut dont les écrivains accusent la foule, on peut en accuser tous les hommes personnellement, et notamment les princes. Car tout individu qui n’est pas soumis aux lois peut commettre les mêmes erreurs qu’une foule sans contraintes. […]
Car on doit les comparer [les princes sages] avec une foule réglée par les lois, comme ils le sont eux-mêmes. On trouvera alors en cette foule la même vertu que nous constatons chez les princes ; et l’on ne verra pas qu’elle domine avec orgueil, ni qu’elle serve avec bassesse. […]
Aussi ne faut-il pas accuser davantage la nature de la foule que celle des princes, car ils se trompent tous, quand ils peuvent sans crainte se tromper. […]
Je conclus donc contre l’opinion générale, qui prétend que les peuples, quand ils ont le pouvoir, sont changeants, inconstants et ingrats. Et j’affirme que ces défauts ne sont pas différents chez les peuples et chez les princes. Qui accuse les princes et les peuples conjointement peut dire la vérité ; mais, s’il en excepte les princes, il se trompe. Car un peuple qui gouverne et est bien réglementé est aussi constant, sage et reconnaissant, et même davantage, qu’un prince estimé pour sa sagesse. Et, d’autre part, un prince affranchi des lois est plus ingrat, changeant et dépourvu de sagesse qu’un peuple.
La différence de leurs conduites ne naît pas de la diversité de leur nature, parce qu’elle est identique chez tous — et, s’il y a une supériorité, c’est celle du peuple ; mais du plus ou moins de respect qu’ils ont pour les lois, sous lesquelles ils vivent l’un et l’autre. […]
Quant à la sagesse et à la constance, je dis qu’un peuple est plus sage, plus constant et plus avisé qu’un prince. Ce n’est pas sans raison que l’on compare la parole d’un peuple à celle de Dieu. Car on voit que l’opinion générale réussit merveilleusement dans ses pronostics ; de sorte qu’elle semble prévoir par une vertu occulte le bien et le mal qui l’attendent. Quant à son jugement, il arrive rarement, lorsqu’un peuple entend deux orateurs opposés et de force égale, qu’il ne choisisse pas le meilleur avis et qu’il ne soit pas capable de discerner la vérité qu’on lui dit. Si, dans les entreprises risquées ou qui lui semblent profitables, il se trompe, un prince se trompe aussi très souvent dans ses passions, qui sont beaucoup plus nombreuses que celles du peuple. […]
On voit en outre que les cités où le peuple gouverne font en très peu de temps des progrès inouïs : beaucoup plus grands que les cités qui ont toujours vécu sous un prince. […] Ceci ne peut provenir que du fait que le gouvernement des peuples est meilleur que celui des princes. »
Machiavel, « Discours sur la Première Décade de Tite-Live » (1531) Livre 1, Chapitre 58 « La foule est plus sage et plus constante qu’un prince ».
Là encore, si la foule est sage, on peut en déduire qu’il faut protéger sa liberté de parole.
Au 18e siècle, contre les élites de censeurs, Condorcet (1743−1794) a calculé sous forme probabiliste ce qui peut s’appeler « la sagesse des foules » :
« Nous nous souvenons du principe de Scott Page : « La diversité prime sur la compétence », et si j’y reviens, c’est qu’il représente la condition d’une idée soutenant tout l’édifice de la démocratie délibérative : le théorème de Condorcet. Condorcet a fait et écrit des choses admirables. Il est probablement l’un de ceux, dans l’histoire de la pensée, qui a le premier tenté de modéliser les phénomènes sociaux. S’intéressant à la question des assemblées qui délibèrent, il a mis en relief le risque que certains choix collectifs deviennent intransitifs. Mais il a défendu aussi de façon précoce l’idée de la sagesse des foules en considérant, dans son célèbre « Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix » (chapitre CLXXX), que si chaque votant a une probabilité de chance supérieure à 50 % de prendre une bonne décision, plus l’assemblée est importante, plus la probabilité est grande qu’une décision collective, prise à la majorité, tende vers une conclusion optimale et rationnelle.
Ce théorème central de la démocratie délibérative est exprimé d’une autre façon par Hélène Landemore (en 2010) : « Dans la mesure où la diversité cognitive est, jusqu’à un certain point, fonction du nombre de participants, la délibération au sein d’un groupe nombreux est, d’un point de vue épistémique, supérieure à la délibération au sein d’un petit groupe. »
Les erreurs des uns étant compensées par les erreurs des autres, comme dans le cas de l’expérimentation de Kate Gordon portant sur l’évaluation de la masse d’objets, on peut supposer que le nombre accroît les chances qu’une assemblée tende vers la sagesse.
Gérald Bronner, La démocratie des crédules (2013), évoquant le théorème de Condorcet, p 234.
La mauvaise image du peuple (qu’on peut donc faire taire) — comme la bonne image des princes (qui peuvent donc parler librement) — a été analysée très tôt par les plus grands esprits, qui ont repéré dans ces préjugés les effets de la parole libre, comme ceux de la parole asservie :
« Mais si l’on veut savoir d’où naît le préjugé défavorable au peuple, généralement répandu, c’est que tout le monde a la liberté d’en dire ouvertement le plus grand mal, même au moment où il domine ; au lieu que ce n’est qu’avec la plus grande circonspection et en tremblant qu’on parle mal des princes. »
Machiavel, « Discours sur la première décade de Tite-Live », publié en 1521, Livre Premier, chap LVIII.
Machiavel, dont on sait trop peu combien il défendait le peuple contre les princes, tenait déjà (au 16e siècle) à ce que chacun entende tous les points de vue afin de se former un jugement digne de ce nom — ce qui suppose que tous les points de vue soient librement exprimés :
« La manière la plus prompte de faire ouvrir les yeux à un peuple est de mettre individuellement chacun à même de juger par lui-même et en détail de l’objet qu’il n’avait jusque-là apprécié qu’en gros. »
Machiavel, « Discours sur la première décade de Tite-Live » (« Discorsi ») livre I, chap. 47.
Le même Machiavel soulignait l’intérêt cardinal des conflits entre dominants et dominés — et donc, logiquement, de leur liberté de parole — pour produire les meilleures lois. Ici, c’est Alain Supiot, juriste passionnant, qui le cite et le commente :
C’est à cette histoire romaine que Machiavel s’est référé pour affirmer que les bonnes lois sont celles qui s’enracinent dans l’expérience des conflits :
« Dans toute république, écrit-il, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition […]. On ne peut […] qualifier de désordonnée une république [la République romaine] où l’on voit briller tant de vertus : c’est la bonne éducation qui les fait éclore, et celle-ci n’est due qu’à de bonnes lois ; les bonnes lois à leur tour sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si inconsidérément.23 »Ainsi que l’a montré Claude Lefort, Machiavel découvre ici une vérité scandaleuse : dans une cité libre, la loi n’est pas une œuvre de la froide raison, mais le fruit du heurt de deux désirs également illimités, le désir des Grands de toujours posséder davantage et celui du peuple de ne pas être opprimé. Aussi la loi n’est-elle jamais donnée une fois pour toute : elle demeure ouverte aux conflits qui toujours conduisent à la réformer.24
Alain Supiot, La gouvernance des nombres, p. 114.
23 Machiavel, « Discours sur la première décade de Tite-Live », I, 4, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 390.
24 Claude Lefort, « Le Travail de l’œuvre : Machiavel » [1972], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p. 472 et s.
Pour le faire taire, on a aussi reproché au peuple des paroles immodérées qui pourraient inciter à la haine et à la violence, et donc troubler l’ordre public. Mais là aussi, nous savons depuis longtemps que c’est un argument fallacieux, utilisé de mauvaise foi le plus souvent soit par les tyrans soit par ceux qui se savent illégitimes et incapables de prouver leurs propres thèses :
« Si l’on y fait attention, l’on trouvera qu’il ne peut point y avoir de livre vraiment dangereux. Qu’un écrivain vienne nous dire que l’on peut assassiner ou voler, on n’en assassinera et l’on n’en volera pas plus pour cela, parce que la loi dit le contraire. Il n’y a que lorsque la religion et le zèle diront d’assassiner ou de persécuter que l’on pourra le faire, parce qu’alors on assassine impunément ou de concert avec la loi, ou parce que dans l’esprit des hommes la religion est plus forte que la loi et doit être préférablement écoutée. Quand les prêtres excitent les passions des hommes, leurs déclamations ou leurs écrits sont dangereux parce qu’il n’existe plus de frein pour contenir les passions sacrées qu’ils ont excitées, et parce que les dévots n’examinent jamais ce que disent leurs guides spirituels.
Il n’y a que l’imposture et la mauvaise foi qui puissent craindre ou interdire l’examen. La discussion fournit de nouvelles lumières au sage, elle n’est affligeante que pour celui qui veut d’un ton superbe imposer ses opinions ou pour le fourbe qui connaît la faiblesse de ses preuves, ou pour celui qui a la conscience de la futilité de ses prétentions. L’esprit humain s’éclaire même par ses égarements, il s’enrichit des expériences qu’il a faites sans succès, elles lui apprennent au moins à chercher des routes nouvelles.
Haïr la discussion, c’est avouer qu’on veut tromper, qu’on doute soi-même de la bonté de sa cause, ou qu’on a trop d’orgueil pour revenir sur ses pas. »
Paul-Henri Thiry d’Holbach, « Essai sur les préjugés ; ou De l’influence des opinions sur les mœurs & sur le bonheur des hommes », 1770.
En fait, la censure voulue par les puissants contre leurs opposants est repérée depuis longtemps :
« La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire. Quand il est permis de tout dire, la vérité parle d’elle-même et son triomphe est assuré. »
Jean-Paul Marat « Les Chaînes de l’esclavage », 1774.
Et la préférence affichée « pour la vérité et contre l’erreur », dans la bouche des dominants, n’est souvent qu’un prétexte :
« La vérité est le nom que les plus forts donnent à leur opinion. »
Alphonse Karr (1808−1890).
C’est une fonction littéralement vitale, pour une société démocratique, que celle de rester toujours vigilant et capable de lancer l’alarme quand les puissants abusent de leur puissance. Marat et les révolutionnaires de 1789 voyaient les journalistes comme des « sentinelles du peuple », de précieux lanceurs d’alerte, chargés d’entretenir la méfiance des citoyens et d’éclairer leur opinion :
« Pour rester libre, il faut être sans cesse en garde contre ceux qui gouvernent : rien de plus aisé que de perdre celui qui est sans défiance ; et la trop grande sécurité des peuples est toujours l’avant-coureur de leur servitude.
Mais comme une attention continuelle sur les affaires publiques est au-dessus de la portée de la multitude, trop occupée d’ailleurs de ses propres affaires, il importe qu’il y ait dans l’État des hommes qui tiennent sans cesse leurs yeux ouverts sur le cabinet, qui suivent les menées du gouvernement, qui dévoilent ses projets ambitieux, qui sonnent l’alarme aux approches de la tempête, qui réveillent la nation de sa léthargie, qui lui découvrent l’abîme qu’on creuse sous ses pas, et qui s’empressent de noter celui sur qui doit tomber l’indignation publique. Aussi, le plus grand malheur qui puisse arriver à un État libre, où le prince est puissant et entreprenant, c’est qu’il n’y ait ni discussions publiques, ni effervescence, ni partis.
Tout est perdu, quand le peuple devient de sang-froid, et que sans s’inquiéter de la conservation de ses droits, il ne prend plus de part aux affaires : au lieu qu’on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la sédition. »
Jean-Paul Marat, « Les chaînes de l’esclavage » (1774).
Plus généralement, l’idée même, pour un homme ou un groupe, d’imposer une pensée et une parole aux autres est illégitime et indéfendable :
« Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d’une intelligence supérieure à l’intelligence humaine, ils pourraient exercer cet empire sur les pensées ; mais s’ils ne sont que des hommes, s’il est absurde que la raison d’un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la manifestation des opinions n’est qu’une absurdité. »
Maximilien Robespierre, Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Sté des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791.
La qualité même des pouvoirs dépend de leur exposition (ou pas) à la libre critique des personnes soumises à leur autorité :
« Tout pouvoir est méchant dès qu’on le laisse faire ; tout pouvoir est sage dès qu’il se sent jugé. »
Émile Chartier dit « Alain », « Propos », 25 janvier 1930.
Nos libertés publiques dépendent donc aussi de l’exposition des pouvoirs à la libre critique :
« La liberté réelle suppose une organisation constamment dirigée contre le pouvoir. La liberté meurt si elle n’agit point. »
Alain (Émile Chartier), « Mars ou la guerre jugée » (1936), page 122.
Au 18e siècle, on attendait du pouvoir législatif qu’il protège le peuple contre les abus du pouvoir exécutif :
« La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent. »
DDHC, Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, article 9.
Mais l’expérience éternelle montre que des législateurs corrompus peuvent empêcher les opposants de s’exprimer en votant des lois de censure, lois scélérates. C’est ce type de lois illégitimes que le 1er amendement a voulu interdire définitivement au Parlement américain :
« Le Parlement n’adoptera aucune loi pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. »
Premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique, Bill of Rights ratifié en 1791.
L’isègoria des Grecs est donc restée une idée bien vivante à travers les siècles, comme rempart contre les pouvoirs abusifs. Au 17e, au 18e, au 19e comme au 20e siècle, la liberté de parole, c’est presque la liberté tout court, et c’est une vieille grande idée de protéger le peuple contre ses représentants en les empêchant de jamais museler les représentés.
Ainsi, pour Machiavel, il faut que tous les pouvoirs institués aient peur de quelque chose :
« Le peuple, quand il fait des magistrats, doit les créer de manière qu’ils aient lieu d’appréhender, s’ils venaient à abuser de leur pouvoir. »
Nicolas Machiavel, « Discours sur la première décade de Tite-Live », livre 1, chap. 41.
Alors que ces pouvoirs, précisément, cherchent toujours, évidemment, à n’avoir peur de rien de sérieux, à commencer par la parole libre de leurs opposants :
« Il y en a pour qui la liberté d’expression c’est la liberté de penser comme eux.
Priver un homme des moyens que la nature et l’art ont mis en son pouvoir de communiquer ses sentiments et ses idées, pour empêcher qu’il n’en fasse un mauvais usage, ou bien enchaîner sa langue de peur qu’il ne calomnie, ou lier ses bras de peur qu’il ne les tourne contre ses semblables, tout le monde voit que ce sont là des absurdités du même genre, que cette méthode est tout simplement le secret du despotisme qui, pour rendre les hommes sages et paisibles, ne connaît pas de meilleur moyens que d’en faire des instruments passifs ou de vils automates. »
Robespierre, « Discours sur la liberté de la presse », prononcé à la Société des Amis de la Constitution le 11 mai 1791, et utilisé devant l’Assemblée Nationale le 22 août 1791.
« Les despotes eux-mêmes ne nient pas que la liberté ne soit excellente ; seulement ils ne la veulent que pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les autres en sont tout à fait indignes. »
Alexis de Tocqueville, « L’Ancien Régime et la Révolution », 1866 [décrivant honnêtement le fond de l’idéologie esclavagiste dite libérale].
« La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège. »
Rosa Luxembourg, « La révolution russe », 1918.
Et même plus encore dans un gouvernement représentatif que dans une démocratie véritable, la totale liberté de parole est absolument essentielle, fondamentale, vitale :
« Sous le gouvernement représentatif, surtout, c’est-à-dire, quand ce n’est point le peuple qui fait les lois, mais un corps de représentants, l’exercice de ce droit sacré [la libre communication des pensées entre les citoyens] est la seule sauvegarde du peuple contre le fléau de l’oligarchie. Comme il est dans la nature des choses que les représentants peuvent mettre leur volonté particulière à la place de la volonté générale, il est nécessaire que la voix de l’opinion publique retentisse sans cesse autour d’eux, pour balancer la puissance de l’intérêt personnel et les passions individuelles ; pour leur rappeler, et le but de leur mission et le principe de leur autorité.
Là, plus qu’ailleurs, la liberté de la presse est le seul frein de l’ambition, le seul moyen de ramener le législateur à la règle unique de la législation. Si vous l’enchaînez, les représentants, déjà supérieurs à toute autorité, délivrés encore de la voix importune de ces censeurs, éternellement caressés par l’intérêt et par l’adulation, deviennent les propriétaires ou les usufruitiers paisibles de la fortune et des droits de la nation ; l’ombre même de la souveraineté disparaît, il ne reste que la plus cruelle, la plus indestructible de toutes les tyrannies ; c’est alors qu’il est au moins difficile de contester la vérité de l’anathème foudroyant de Jean-Jacques Rousseau contre le gouvernement représentatif absolu. »
Robespierre, Le Défenseur de la Constitution, n° 5, 17 juin 1792.
Je trouve que ces pensées de Robespierre sont d’une actualité parfaite pour nous aider à penser la tyrannie qui vient aujourd’hui, et nous devrions les faire lire — et même méditer — par nos enfants, pour qu’ils soient bien conscients en profondeur de ces conditions vitales de leur propre liberté.
Je fais remarquer que la liberté d’acheter un média abandonne littéralement les principaux médias aux plus riches : la liberté de la presse est comme assassinée par un législateur qui consent à ce que les médias soient achetés comme on achète une marchandise : cette licence a permis en France à neuf milliardaires de contrôler finalement toute la presse du pays France, ce qui leur permet de ne publier que les « oppositions contrôlées » (© Orwell, 1984) et de faire silence sur toute les oppositions réelles, non contrôlées. Cette appropriation est criminelle. La liberté de la presse bien conçue, pour éclairer correctement l’opinion, devrait rendre inaliénables, indépendants à la fois des puissances politiques et des puissances économiques, tous les médias importants : les journaux, les radios et les télévisions, bien sûr, mais aussi les agences de presse, les instituts de sondages et les instituts statistiques.
Les partisans de l’ordre, qui acceptent la censure pour être paisible, devraient comprendre qu’il est déraisonnable de vouloir à la fois la liberté et la tranquillité :
« Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles, et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. »
Montesquieu, « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence », 1721, Chapitre IX Deux causes de la perte de Rome, p. 51.
En fait, tout le monde, même le tyran du moment, a intérêt, un jour ou l’autre, à la liberté d’expression sans réserves, car nul ne peut être certain de rester toujours à l’abri des censures qu’il désire pour les autres :
« Celui qui veut conserver sa liberté doit protéger même ses ennemis de l’oppression ; car s’il ne s’y astreint pas il créera ainsi un précédent qui l’atteindra un jour. »
Thomas Paine (1737−1809).
D’autant plus que, au fond, la censure ne fonctionne pas : elle fait des censurés des martyrs et elle les aide même à se faire connaître, sous le manteau. Seule la libre controverse permet d’affaiblir vraiment les oppositions mal fondées :
« L’autorité ne doit jamais proscrire une religion, même quand elle la croit dangereuse. […] Le seul moyen d’affaiblir une opinion, c’est d’établir le libre examen. Or, qui dit libre examen dit éloignement de toute espèce d’autorité, absence de toute convention collective : l’examen est essentiellement individuel. »
Benjamin Constant, « Cours de politique constitutionnelle » (1861).
C’est quelquefois la population elle-même qui fixe des interdits à la parole, tantôt par intolérance, tantôt par lâcheté. Tocqueville, penseur « libéral » (entre guillemets parce que les « libéraux » sont souvent libéraux pour eux et esclavagistes pour les autres, prêts à enfermer leurs opposants — le sujet d’étude du voyage en Amérique de Tocqueville était… le système carcéral, enjeu majeur pour les « libéraux »), redoutait le risque de censure par la majorité :
« En Amérique, la majorité trace un cercle formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un autodafé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des persécutions de tous les jours. La carrière politique lui est fermée : il a offensé la seule puissance qui ait la faculté de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. Avant de publier ses opinions, il croyait avoir des partisans ; il lui semble qu’il n’en a plus, maintenant qu’il s’est découvert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hautement, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son courage, se taisent et s’éloignent.
Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprouvait des remords d’avoir dit vrai. »
Alexis de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique », tome 1, 1835 – 2ème partie – Chapitre 7 Du pouvoir qu’exerce la majorité en Amérique sur la pensée.
Mais la population elle-même, comme les pouvoirs, n’est pas légitime à imposer une parole ou une autre à qui que ce soit. Ici, c’est Mill qui le clame :
« Un législatif ou un exécutif dont les intérêts ne seraient pas identifiés à ceux du peuple n’est pas autorisé à lui prescrire des opinions ni à déterminer pour lui les doctrines et les arguments à entendre. […]
Supposons donc que le gouvernement ne fasse qu’un avec le peuple et ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de coercition, à moins d’être en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exercer une telle coercition, que ce soit de lui-même ou par l’intermédiaire de son gouvernement, car ce pouvoir est illégitime. Le meilleur gouvernement n’y a pas davantage de droit que le pire : un tel pouvoir est aussi nuisible, si ce n’est plus, lorsqu’il s’exerce en accord avec l’opinion publique qu’en opposition avec elle. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859)
Christopher Lasch a bien analysé certains ressorts intellectuels qui conduisent les populations à devenir progressivement intolérantes et à redouter les controverses :
« Ces développements jettent une lumière supplémentaire sur le déclin du débat démocratique. « La diversité » — slogan qui semble séduisant à première vue — en est arrivée à signifier le contraire de ce qu’elle semble vouloir dire. Dans la pratique, la diversité sert à légitimer un nouveau dogmatisme, dans lequel des minorités rivales s’abritent derrière un ensemble de croyances qui échappe à la discussion rationnelle. La ségrégation physique de la population dans des ghettos racialement homogènes et refermés sur eux-mêmes a pour pendant la balkanisation de l’opinion. Chaque groupe essaye de se claquemurer derrière ses propres dogmes. Nous sommes devenus une nation de minorités ; il ne manque que leur reconnaissance officielle en tant que telles pour achever le processus.
Cette parodie de « communauté » — terme fort à la mode mais qui n’est pas très bien compris — charrie avec elle le postulat insidieux selon lequel on peut attendre de tous les membres d’un groupe donné qu’ils pensent de la même manière. L’opinion devient ainsi fonction de l’identité raciale ou ethnique, du sexe ou de la préférence sexuelle. Des « porte-parole » auto-désignés de la minorité appliquent ce conformisme en frappant d’ostracisme ceux qui dévient de la ligne du parti — par exemple ces noirs qui « pensent blanc ». Combien de temps encore l’esprit de libre examen et de débat ouvert peut-il survivre dans de telles conditions ? »
Christopher Lasch, « La révolte des élites », 1996.
Chomsky a souvent décrit les façons insidieuses, indirectes, par la bande, de censurer sans que ça se voie :
« La façon la plus intelligente de maintenir la passivité des gens, c’est de limiter strictement l’éventail des opinions acceptables, mais en permettant un débat vif à l’intérieur de cet éventail et même d’encourager des opinions plus critiques et dissidentes. Cela donne aux gens l’impression d’être libres de leurs pensées, alors qu’en fait, à tout instant, les présuppositions du système sont renforcées par les limites posées au débat. »
Noam Chomsky, « Le bien commun », 1998.
À propos de façons insidieuses de censurer les opinions dissidentes, il faut connaître la technique utilisée par les puissants au 20e siècle pour dépolitiser progressivement les choix de société les plus importants. C’est Alain Supiot (dans ses formidables conférences au Collège de France sur la Gouvernance par les nombres et sur le Retour des liens d’allégeance de type féodal) qui m’a rendu sensible cette ruse décisive (que les citoyens devraient bien connaître et faire connaître) : le prétendu « Prix Nobel d’économie » est en fait un prix décerné par la Banque de Suède (!) « en l’honneur d’Alfred Nobel » ; c’est donc en fait un Grand-prix-des-usuriers (des banquiers) ; ce faux « Prix Nobel » sert à enraciner dans l’opinion publique l’affirmation (fausse) que « l’économie est une science ». Or, les sciences ne sont pas délibérées au Parlement, on ne soumet pas les lois de la gravitation au suffrage universel ; ce qui relève des sciences est soustrait au champ politique. Ainsi, en parlant de « sciences économiques » plutôt que d’« économie politique », on fait taire les penseurs hétérodoxes qui auraient bien des propositions alternatives aux lois cruelles des usuriers. C’est une forme de censure diaboliquement astucieuse.
Supiot souligne aussi l’étonnant parallèle qu’on peut observer entre le scientisme de l’URSS, le scientisme des nazis, et le scientisme de… l’Union européenne ! Dans tous ces cas, les puissants mettent le débat démocratique hors-jeu au prétexte qu’il s’agit de sciences, qu’on vise l’efficacité et qu’ « il n’y a pas d’alternative » (TINA). L’économie politique se transforme ainsi en religion, avec des dogmes rigides, incohérents et mystérieux, des rites, des prêtres cruels, des excommunications, des sacrifices, etc. Le scientisme est une façon moderne, détournée mais très efficace, de priver les citoyens de leur droit de parole.
Parmi ses innombrables vertus, la liberté d’expression permet de dissiper les mystères entretenus par les puissants pour fonder frauduleusement leur domination :
« Tout gouvernement a besoin d’effrayer sa population et une façon de le faire est d’envelopper son fonctionnement de mystère. C’est la manière traditionnelle de couvrir et de protéger le pouvoir : on le rend mystérieux et secret, au-dessus de la personne ordinaire. Sinon, pourquoi les gens l’accepteraient-ils ? »
Noam Chomsky, « Comprendre le pouvoir, premier mouvement », 1993.
C’est pourquoi, pour les dominants, il est extrêmement important de décourager les opposants politiques de parler librement :
« On sait, en effet, que la propagande totalitaire n’a pas besoin de convaincre pour réussir et même que ce n’est pas là son but. Le but de la propagande est de produire le découragement des esprits, de persuader chacun de son impuissance à rétablir la vérité autour de soi et de l’inutilité de toute tentative de s’opposer à la diffusion du mensonge. Le but de la propagande est d’obtenir des individus qu’ils renoncent à la contredire, qu’ils n’y songent même plus.
Cet intéressant résultat, l’abasourdissement médiatique l’obtient très naturellement par le moyen de ses mensonges incohérents, péremptoires et changeants, de ses révélations fracassantes et sans suite, de sa confusion bruyante de tous les instants.
Cependant, si chacun, là où il se trouve, avec ses moyens et en temps utile, s’appliquait à faire valoir les droits de la vérité en dénonçant ce qu’il sait être une falsification, sans doute l’air du temps serait-il un peu plus respirable. »
Encyclopédie des Nuisances, George Orwell devant ses calomniateurs, Quelques observations.
Les pires tyrans l’écrivent eux-mêmes clairement, ils savent très bien qu’il est vital pour leur domination que les dissidents dénonçant leurs mensonges soient bâillonnés :
« Si vous proférez un mensonge assez gros et continuez à le répéter, les gens finiront par le croire. Le mensonge ne peut être maintenu que le temps que l’État puisse protéger les gens des conséquences politiques, économiques et/ou militaires du mensonge. Il devient donc d’une importance vitale pour l’État d’utiliser tous ses pouvoirs pour réprimer la dissidence, car la vérité est l’ennemi mortel du mensonge, et donc par extension, la vérité est le plus grand ennemi de l’État. »
Phrases attribuées à Joseph Goebbels, Ministre à l’Éducation du peuple et à la Propagande sous le Troisième Reich de 1933 à 1945.
Et ceux qui procèdent à la censure des libres penseurs sont toujours des complices du pouvoir :
« Les gouvernements protègent et récompensent les hommes à proportion de la part qu’ils prennent à l’organisation du mensonge. »
Léon Tolstoï, « L’esclavage moderne », 1900.
C’est notre humaine vulnérabilité aux bobards qui rend efficaces et utiles les mensonges des gouvernants — et c’est elle aussi qui rend si nécessaire la liberté générale et absolue de dénoncer les mensonges pour détromper les citoyens :
« Abusés par les mots, les hommes n’ont pas horreur des choses les plus infâmes, décorées de beaux noms ; et ils ont horreur des choses les plus louables, décriées par des noms odieux. Aussi l’artifice ordinaire des cabinets est-il d’égarer les peuples en pervertissant le sens des mots ; et souvent des hommes de lettres avilis ont l’infamie de se charger de ce coupable emploi.
En fait de politique, quelques vains sons mènent le stupide vulgaire, j’allais dire le monde entier. Jamais aux choses leurs vrais noms. Les princes, leurs ministres, leurs agents, leurs flatteurs, leurs valets, appellent art de régner celui d’épuiser les peuples, de faire de sottes entreprises, d’afficher un faste scandaleux, et de répandre partout la terreur ; politique, l’art honteux de tromper les hommes ; gouvernement, la domination lâche et tyrannique ; prérogatives de la couronne, les droits usurpés sur la souveraineté des peuples ; puissance royale, le pouvoir absolu ; magnificence, d’odieuses prodigalités ; soumission, la servitude ; loyauté, la prostitution aux ordres arbitraires ; rébellion, la fidélité aux lois ; révolte, la résistance à l’oppression ; discours séditieux, la réclamation des droits de l’homme ; faction, le corps des citoyens réunis pour défendre leurs droits ; crimes de lèse-majesté, les mesures prises pour s’opposer à la tyrannie ; charges de l’état, les dilapidations de la cour et du cabinet ; contributions publiques, les exactions ; guerre et conquête, le brigandage à la tête d’une armée, art de négocier, l’hypocrisie, l’astuce, le manque de foi, la perfidie et les trahisons ; coups d’État, les outrages, les meurtres et les empoisonnements ; officiers du prince, ses satellites ; observateurs, ses espions ; fidèles sujets, les suppôts du despotisme ; mesure de sûreté, les recherches inquisitoriales ; punition des séditieux, le massacre des ennemis de la liberté. Voilà comment ils parviennent à détruire l’horreur qu’inspire l’image nue des forfaits et de la tyrannie. »
Jean-Paul Marat, « Les chaînes de l’esclavage » (1774), « 53 – Dénaturer les noms des chose ».
Et une longue pratique des mensonges endurcis — pas contredits à temps — rend difficile l’acceptation de la vérité :
« Les vieux mensonges ont plus d’amis que les nouvelles vérités. Quand un tissu de mensonges bien emballé a été vendu progressivement aux masses pendant des générations, la vérité paraîtra complètement absurde et son représentant un fou furieux. »
Pensée attribuée à « Dresde James ».
« En des temps de supercherie, dire la vérité est un acte révolutionnaire. » Orwell.
Souvent, c’est la parole la plus subversive et la plus légitime qui fait l’objet d’une censure ; au point qu’on peut être tenté de voir la censure d’une pensée comme un indicateur de pensée-utile-au-bien-commun, comme une preuve, une légion d’honneur, de résistance digne de nom :
« Il y a la question de savoir quelle information est importante pour le monde, quel type d’information peut permettre le changement. Et il y a une grande quantité d’information. Alors, l’information que les organisations font un effort économique pour cacher, c’est vraiment un bon signal que, quand l’information sort, il y ait un espoir que ça fasse du bien. Parce que les organisations qui la connaissent le mieux, qui la connaissent de l’intérieur, travaillent à la dissimuler. Et c’est ce que nous avons découvert par la pratique. Et c’est là l’histoire du journalisme. »
Julian Assange, entretien pour Ted, 2010.
Quand on parle de liberté d’expression en 2020, on ne peut pas ne pas évoquer le scandale du traitement de Julian Assange. Julian a utilisé son immense maîtrise en informatique pour offrir à tous les journalistes du monde WikiLeaks, un outil (inédit dans l’histoire des hommes) permettant à n’importe qui de dénoncer un complot, un mensonge ou un crime sans jamais rien craindre des censeurs, en garantissant aux lanceurs d’alerte le plus inviolable anonymat, et en offrant aux peuples du monde la totalité de l’information brute en accès direct.
WikiLeaks est un cauchemar pour tous les censeurs du monde.
Eh bien, pour avoir ainsi permis de dénoncer impunément des crimes d’État (et toutes sortes de mensonges crapuleux d’élus et de responsables de tout poil), dénonciation publique qui est la fonction première des journalistes, pour ce service rendu à l’humanité, Julian Assange est carrément torturé en prison depuis dix ans sans jugement et sans pouvoir se défendre, suivant une simulacre de justice digne des procès staliniens, avec la complicité de tous les gouvernements et de tous les « journalistes » mainstream du monde (tous vendus à quelques milliardaires), qui entretiennent un silence de mort sur son supplice au lieu de le défendre bec et ongles, si bien que, aujourd’hui encore, la plupart des citoyens ignorent tout des crimes commis par leurs représentants contre leur meilleur ami.
Julian est un héros mondial, il incarne à la fois le journalisme (le vrai), la liberté d’expression (la vraie), et la cruauté arbitraire impunie des pouvoirs pour censurer leurs vrais opposants.
Les tyrans n’acceptent que les « oppositions contrôlées » (© 1984, Orwell), c’est-à-dire les opposions dont ils n’ont rien à craindre. Avec le cas Assange, on voit bien que la censure est toujours là, terrible, contre les opposants dignes de ce nom.
La liberté d’Assange, c’est notre liberté. Le combat d’Assange, ce devrait être le nôtre : l’isègoria n’est pas un concept théorique antique pour le plaisir de penser, c’est une exigence pratique moderne pour garantir les libertés. Le martyr d’Assange, c’est notre propre avenir, cauchemardesque, si nous n’arrivons pas à le sortir des griffes des tyrans. Julian n’a que nous, les simples citoyens, pour le défendre. En fait, la liberté d’expression elle-même n’a que nous, les simples citoyens, pour la défendre.
Liberté d’expression garantie ou pas par la puissance publique, les humains fiers de leur libre-arbitre s’appellent des « libres penseurs ». Leur rôle est essentiel dans la préservation des libertés publiques. Comme on vient de le dire à propos d’Assange, c’est à chacun d’entre nous de résister à la censure, courageusement, et de rester des libres penseurs envers et contre tout. Jean Bricmont, à ce sujet, de mon point de vue, est exemplaire :
« À chaque époque, il existe des libres penseurs, c’est-à-dire des gens qui n’appartiennent à aucune secte, n’adhèrent à aucune religion, s’intéressent aux faits avant de parler de valeurs, jugent de la vérité d’une opinion indépendamment de la personne qui l’énonce, écoutent différents points de vue, hésitent, doutent et discutent avec tout le monde. Ils pensent que chacun a le droit d’exprimer son opinion.
En face d’eux, il y a les fanatiques, les cléricaux, les obscurantistes, qui font exactement le contraire. Ils tiennent à jour leurs fiches, surveillent qui parle avec qui et lancent des campagnes de haine et de diffamation contre les libres penseurs. Ils censurent tout ce qu’ils peuvent. Ils croient incarner la lutte du Bien contre le Mal.
Malheureusement, de nos jours, les fanatiques, les cléricaux et les obscurantistes ne parlent que de démocratie et de droits de l’homme, de lutte contre la haine, l’extrême-droite, le racisme et l’antisémitisme.
Cela a pour effet d’égarer un certain nombre d’esprits faibles qui se pensent comme étant de gauche tout en n’étant que des victimes de l’illusion consistant à croire que l’on appartient au camp du Bien, et qui se privent et tentent de priver les autres des ressources de l’esprit critique. »
Jean Bricmont, juin 2016.
Souvent, nous restons silencieux devant le mensonge public, comme le feraient des complices, par peur de nous lever seul contre la doxa et de nous voir sévèrement punis. D’où l’importance politique des plus courageux : par la vertu de l’exemple et par la force d’entraînement du précédent, les libres penseurs facilitent la mobilisation générale à venir :
Une personne affirmant la vérité en public
peut libérer les gens de la pensée du groupe.
En fait, le combat entre la vérité et l’autorité est éternel :
« Tout homme qui fera profession de chercher la vérité et de la dire sera toujours odieux à celui qui exercera l’autorité. »
Condorcet (Mémoire sur l’instruction publique, 1791).
Et finalement, c’est une vieille idée que, de toutes les libertés, celle de s’exprimer est la première :
« Qu’on me donne la liberté de connaître, de m’exprimer et de disputer librement, selon ma conscience, avant toute autre liberté. »
John Milton, « Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure », 1644.
Mais il y a une deuxième raison de défendre une liberté d’expression absolue, plus importante encore que la résistance aux abus de pouvoir : la définition du bien commun, définition politique, toujours en mouvement et en débat, a besoin des libres controverses pour repérer les croyances erronées et pour que chacun puisse progresser dans la perception de la vérité :
- Protéger la démocratie contre l’erreur : permettre aux citoyens d’identifier correctement le bien commun, de vouloir les bonnes décisions publiques :
Toute société est traversée par une infinité d’intérêts contraires et antagonistes, parmi lesquels il faut arbitrer, sans commettre ni erreurs ni injustices. La démocratie est un régime politique qui suppose que ces arbitrages, ces choix communs, soient loyalement et méthodiquement débattus par les personnes concernées elles-mêmes.
L’importance de la controverse publique dans la recherche de la vérité a été identifiée par les plus grands penseurs connus depuis la nuit des temps. Sur cette deuxième idée — défendre la liberté d’expression pour éviter les erreurs et déjouer les tromperies —, on peut, comme dans la première partie, s’appuyer sur des traces des temps passés pour nous aider à penser aujourd’hui la vérité et la censure des erreurs/mensonges.
Déjà au 4e siècle avant JC, Aristote défendait à sa manière l’intelligence collective :
« La délibération sera, en effet, meilleure si tous délibèrent en commun, le peuple avec les notables, ceux-ci avec la masse. »
Aristote (-384 – 322 av JC), « Les Politiques » IV, 14, 1298‑b, p. 325.
Mais l’occident n’a pas été seul à repérer la qualité des décisions prises ensemble :
« Au Japon, au début du 7e siècle, le prince bouddhiste Shokoto […] fut aussi l’initiateur d’une constitution relativement libérale ou KEMPO, appelée la « constitution des 17 articles », en 604 après JC. Tout à fait dans l’esprit de la Grande Charte (Magna Carta) signée six siècles plus tard en Angleterre, elle insistait sur le fait que les décisions relatives à des sujets d’importance ne devaient pas être prises par un seul. Elles devaient être discutées par plusieurs personnes.
Cette constitution donnait aussi le conseil suivant : « ne soyons pas portés à l’esprit de ressentiment lorsque les opinions d’autrui diffèrent des nôtres. Car tout homme a un cœur, et tout cœur a ses propres inclinations. Ce qui est juste pour les uns est faux pour les autres, et inversement. »
Amartya Sen, « La démocratie des autres », 2005, page 32.
John Stuart Mill, grande référence du libéralisme, identifie la liberté complète de contredire n’importe quelle thèse à la meilleure assurance de ne pas se tromper :
« Il existe une différence extrême entre présumer vraie une opinion qui a survécu à toutes les réfutations et présumer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation. La liberté complète de contredire et de réfuter notre opinion est la condition même qui nous permet de présumer sa vérité en vue d’agir : c’est là la seule façon rationnelle donnée à un être doué de facultés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai. »
John Stuart Mill, « De la liberté de pensée et de discussion », 1859, chapitre 2.
Christopher Hill est un immense historien anglais, un de ceux qui tâchent de penser l’histoire vue depuis le peuple, comme Howard Zinn, Henri Guillemin, Gérard Noirel, Michelle Zancarini-Fournel ou Jacques Pauwels. Selon cet homme, dont les livres sont si importants pour nous désintoxiquer des mensonges des historiens officiels, il n’y a pas de vérité sacrée, et nous devons tous lutter pour préserver notre droit supérieur à toujours chercher nos erreurs parmi nos actuelles croyances :
« Ce qu’il faut sauvegarder avant tout, ce qui est le bien inestimable conquis par l’homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances et tous les combats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée, c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme ; c’est ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit ; c’est qu’aucune puissance ou intérieure ou extérieure, aucun pouvoir, aucun dogme ne doit limiter le perpétuel effort et la perpétuelle recherche de la race humaine […] ; c’est que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge. »
Christopher Hill, « 1640 : la révolution anglaise » (1940).
Montaigne, au 16e siècle déjà, aime à être franchement contredit, au nom de la recherche commune de la vérité. Je lis cette recherche systématique de la contradiction comme un appel à n’en faire taire aucune. Notre quête de vérité devrait nous conduire à craindre toute forme de censure. Je recommande la lecture des Essais dans la traduction de Lanly, en français moderne. Montaigne est un ami pour la vie, il nous aide tous à penser.
« Quand on me contredit, on éveille mon attention, mais non ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune de l’un et de l’autre. […]
Je fais fête à la vérité et je la chéris en quelque main que je la trouve et je me livre à elle et lui tends mes armes vaincues d’aussi loin que je la vois approcher. Et, pourvu qu’on n’y procède pas avec l’air trop impérieux d’un maître d’école, je prête l’épaule aux reproches que l’on fait sur mes écrits ; je les ai même souvent modifiés plus pour une raison de civilité que pour une raison d’amélioration, car j’aime à favoriser et à encourager la liberté de ceux qui me font des critiques par ma facilité à céder, même à mes dépens.
Toutefois il est assurément difficile d’attirer à cela les hommes de mon temps : ils n’ont pas le courage de critiquer les autres parce qu’ils n’ont pas le courage de supporter de l’être, et ils parlent toujours avec dissimulation en présence les uns des autres. Je prends un si grand plaisir à être jugé et connu qu’il m’est pour ainsi dire indifférent que ce soit de l’une ou de l’autre des deux façons. Ma pensée se contredit elle-même si souvent, et se condamne, qu’il revient au même pour moi qu’un autre le fasse, vu principalement que je ne donne à sa critique que l’importance que je veux. »
Montaigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conversation ». p 1119.
En censurant les pensées qu’il faudrait combattre, on prive le citoyen d’entraînement à apprendre seul :
« L’exercice le plus fructueux et le plus naturel de notre esprit, c’est, à mon avis, la conversation. J’en trouve l’usage plus doux que celui d’aucune autre action de notre vie, et c’est la raison pour laquelle, si j’étais à cette heure forcé de choisir, je consentirais plutôt, je crois, à perdre la vue que l’ouïe ou la parole.
La conversation apprend et exerce en même temps. Si je discute avec un esprit vigoureux et un rude jouteur, il me presse les flancs, il m’éperonne à droite à gauche, ses idées stimulent les miennes. La rivalité, la recherche d’une certaine gloire, la lutte me poussent et m’élèvent au-dessus de moi-même, tandis que l’accord est une chose tout à fait ennuyeuse dans la conversation. »
Montaigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conversation ».
« Les contradictions des jugements, donc, ne me blessent ni ne m’émeuvent : elles m’éveillent seulement et me mettent en action.
Nous n’aimons pas la rectification de nos opinions ; il faudrait au contraire s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale.
À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à raison, comment on s’en débarrassera. Au lieu de lui tendre les bras, nous lui tendons les griffes. Je supporterais d’être rudoyé par mes amis : « Tu es un sot, tu rêves. » J’aime qu’entre hommes de bonne compagnie on s’exprime à cœur ouvert, que les mots aillent où va la pensée.
Il faut fortifier notre ouïe et la durcir contre cette mollesse du son conventionnel des paroles. […] La conversation n’est pas assez vigoureuse et noble si elle n’est pas querelleuse, si elle est civilisée et étudiée, si elle craint le choc et si elle a des allures contraintes. »
Montaigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conversation ». p 1118.
« Nous n’apprenons à discuter que pour contredire, et, chacun contredisant et étant contredit, il en résulte que tout le profit de la discussion, c’est de ruiner et anéantir la vérité. »
Montaigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conversation ». p 1121.
Des siècles après Montaigne, on continue à défendre l’humble recherche de la vérité contre les combats de coqs cherchant toujours à avoir raison contre tout le monde :
« Si nous étions fondamentalement honnêtes, nous ne chercherions rien d’autre, en tout débat, qu’à faire sortir la vérité de son puits, en nous souciant peu de savoir si telle vérité apparaît finalement conforme à la première opinion que nous ayons soutenue ou à celle de l’autre ; ce qui serait indifférent, ou du moins d’importance tout à fait secondaire. »
Schopenhauer, « L’art d’avoir toujours raison », 1830, introduction.
Pour Rousseau, au 18e siècle, les règles de la vie en société et de la politesse (qui sont assurément une forme intime de censure) forment comme un moule, un carcan qui nous empêche de parler librement, ce qui nous empêche tous de savoir ce que pensent vraiment les autres :
« Aujourd’hui que des recherches plus subtiles et un goût plus fin ont réduit l’art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire. »
Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur les sciences et les arts » (1750).
Même Blanqui, « l’Enfermé », au 19e siècle, vantait la tolérance mutuelle entre adversaires :
« Proudhoniens et communistes sont également ridicules dans leurs diatribes réciproques et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les doctrines. Chaque école, chaque nuance a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : La lumière ne jaillit que de la discussion. »
Auguste Blanqui (1805−1881), « Maintenant, il faut des armes ».
Contre ceux qui veulent protéger la population de l’erreur en la censurant, en la cachant, Milton, au 17e siècle, voyait la vérité capable seule de toujours vaincre l’erreur, pourvu qu’on lui garantisse des joutes loyales, joutes très nécessaires pour accéder au vrai :
« Et quand même tous les vents de la doctrine auraient libre cours sur Terre, si la Vérité est en lice, c’est lui faire injure que douter de sa force, en mettant en place censure et interdiction. Que la Fausseté s’empoigne avec elle ; qui a jamais vu que la Vérité ait le désavantage dans une rencontre libre et ouverte ? Aucune censure n’a le poids de sa réfutation.
Quand tout le monde pense la même chose, personne ne pense.
Toutes les opinions, y compris les erreurs, sont d’un grand service pour atteindre rapidement la plus haute vérité.
Tuer un bon livre, c’est à peu près comme tuer un homme.
Qu’on me donne la liberté de connaître, de m’exprimer et de disputer librement, selon ma conscience, avant toute autre liberté.
Connaître le bien et le mal, c’est-à-dire connaître le bien par le mal, telle est la condition présente de l’homme : quelle sagesse peut-on choisir, quelle continence observer sans connaissance du mal ? […] Je ne saurais louer une vertu cloîtrée et fugitive, qui jamais ne sort ni ne respire, qui jamais ne se rue à l’assaut de l’adversaire, mais quitte la course […] ce qui nous purifie, c’est l’épreuve, laquelle procède par l’opposition. »
John Milton, « Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » (1644).
Descartes nous suggère de douter par méthode de toutes nos croyances, ce que je lis comme une invitation à accepter au débat toutes les pensées hétérodoxes, pour pouvoir les évaluer :
« Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ses connaissances. »
René Descartes, « Discours de la méthode » (1637).
L’immense Alain (j’aime ce philosophe), au 20e siècle, nous aide à penser tout à la fois notre individuelle et fondatrice liberté de penser — et de parler contre « l’opinion publique » s’il le faut — et la grande dangerosité de l’État :
« L’État est aisément neurasthénique. Mais qu’est-ce qu’un neurasthénique ? C’est un homme pensant, je veux dire instruit et fort attentif à ses opinions et à ses affections ; attentif en ce sens qu’il en est le spectateur. Et c’est en cela que consiste ce genre de folie, à constater ses propres opinions au lieu de les choisir et vouloir. Comme un homme qui, conduisant une automobile à un tournant, se demanderait : « Je suis curieux de savoir si je vais sauter dans le ravin. » Mais c’est justement son affaire de n’y point sauter. De même le neurasthénique se demande : « Est-ce que je serai gai ou triste aujourd’hui ? Est-ce que j’aurai de la volonté ou non ? Que vais-je choisir ? Je suis curieux de le savoir. » Mais il ne vient jamais à cette idée si simple de décréter au lieu d’attendre, pour les choses qui dépendent de lui.
Or ce genre de folie n’est jamais complet dans l’individu. Communément, dans les circonstances qui importent, il cesse d’attendre et se met à vouloir, résistant aux vices et aux crimes mieux qu’à la tristesse, et plutôt malheureux que méchant.
Cette maladie singulière me paraît au contraire propre à tout État ; et par là j’explique que ce grand corps soit toujours malheureux et souvent dangereux. Et voici pourquoi. Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n’a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l’opinion dominante au sujet des affaires publiques. « Car, se dit-il, comme je n’ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m’attende à être conduit ; à faire ce qu’on fera, à penser ce qu’on pensera. » Remarquez, que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion ; mais c’est à peine s’il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu’il pourrait être seul de son avis.
Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l’on appelle l’opinion publique. « La question n’est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre, mais si le pays veut ou non faire la guerre. » Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s’interroger eux-mêmes.
Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu’ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. El il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu’il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n’est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s’imposer à tous, sans que personne pourtant l’ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D’où il résulte qu’un État formé d’hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n’ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d’abord, et devant les autres aussi.
Posons que j’ai des devoirs, et qu’il faudra que j’obéisse. Fort bien. Mais je veux obéir à une opinion réelle ; et, pour que l’opinion publique soit réelle, il faut d’abord que je forme une opinion réelle et que je l’exprime ; car si tous renoncent d’abord, d’où viendra l’opinion ? Ce raisonnement est bon à suivre, et fait voir que l’obéissance d’esprit est toujours une faute. »
Alain (Émile Chartier), « Mars ou la guerre jugée », 1921, chapitre LXIX
Comme tant d’autres penseurs, Alain se méfie de la sacralisation des « idées vraies » (qui est le fondement-même de la censure, conçue précisément pour interdire les paroles « non vraies ») :
« J’aime qu’on me réfute, et je me réfute moi-même souvent. Ces libres propos n’ont nullement pour objet de lancer dans la circulation un certain nombre d’idées vraies. Je ne sais pas ce que c’est qu’une idée vraie. Une idée, pour moi, c’est une affirmation que l’on veut redresser et compléter aussitôt qu’on l’entend ; c’est une pensée qui en appelle une autre. Et je n’écrirais point si je ne lisais presque partout de fades lieux communs qui n’appellent rien, qui n’éveillent rien. Toutes mes idées, si elles sont comme je veux, sont des pierres d’attente. Et j’ai le droit de compter que ceux qui cherchent seulement l’occasion d’un oui ou d’un non ne me lisent point. »
Émile Chartier, dit Alain.
Henri Laborit, au 20e siècle, a rapproché le racisme de la censure, car les censeurs considèrent effectivement les simples citoyens comme des êtres inférieurs, à protéger :
« Tout endoctrinement facilité par l’ignorance de l’informé, ne lui présentant qu’un aspect des choses, tendant à lui imposer des automatismes de pensée et de comportement, occultant les opinions contraires en décrétant qu’elles sont erronées ou tentant de les présenter de telle sorte qu’elles perdent aussitôt toute cohérence face à la solution préparée par celui qui informe, individu ou institution, est l’expression d’un mépris profond de l’homme.
C’est considérer qu’il est incapable de se faire une opinion personnelle parce qu’ignorant, ce qui est vrai, mais au lieu de combler son ignorance en lui fournissant des opinions et des informations différentes ou contraires, c’est le tromper que de ne lui montrer qu’un aspect des choses. C’est le considérer comme un sous-homme, c’est faire preuve d’un véritable racisme.
Le rôle d’un pouvoir ne devrait pas être de « former » l’opinion, mais de lui fournir des éléments d’information nombreux et différenciés permettant à chaque individu de remettre en cause chaque jour les bases de la pérennité de ce pouvoir même.
Autrement dit, ce serait alors se supprimer tout pouvoir centralisé. Ce serait de fournir à chaque individu les moyens d’apporter sa part imaginative à la construction jamais finie de la société humaine. »
Henri Laborit, « La Nouvelle Grille », 1974.
Je dois à Jean la découverte du bijou que j’ai gardé pour la fin. C’est assurément dans le livre de John Stuart Mill, « De la liberté » (1859), au chapitre 2, « De la liberté de pensée et de discussion », qu’on trouve la plus belle et la plus forte démonstration que la censure est un mal et que la liberté est un bien. Laissez-moi donner à JS Mill un peu de mon temps de parole, voyez comme il raisonne bien et comme ce qu’il démontre est important :
« Ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur.
Il est nécessaire de considérer séparément ces deux hypothèses, à chacune desquelles correspond une branche distincte de l’argument. On ne peut jamais être sûr que l’opinion qu’on s’efforce d’étouffer est fausse ; et si nous l’étions, ce serait encore un mal. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859).
- Si l’information qu’on cherche à censurer est vraie (et les idées reçues fausses) :
« Premièrement, il se peut que l’opinion qu’on cherche à supprimer soit vraie : ceux qui désirent la supprimer en contestent naturellement la vérité, mais ils ne sont pas infaillibles. Il n’est pas en leur pouvoir de trancher la question pour l’humanité entière, ni de retirer à d’autres qu’eux les moyens de juger. Refuser d’entendre une opinion sous prétexte qu’ils sont sûrs de sa fausseté, c’est présumer que leur certitude est la certitude absolue. Étouffer une discussion, c’est s’arroger l’infaillibilité. Cet argument commun suffira à la condamnation de ce procédé, car tout commun qu’il soit, il n’en est pas plus mauvais.
[…] Moins un homme fait confiance à son jugement solitaire, plus il s’en remet implicitement à l’infaillibilité « du monde » en général. Et le monde, pour chaque individu, signifie la partie du monde avec laquelle il est en contact : son parti, sa secte, son Église, sa classe sociale. […] Il délègue à son propre monde la responsabilité d’avoir raison face aux mondes dissidents des autres hommes, et jamais il ne s’inquiète de ce que c’est un pur hasard qui a décidé lequel de ces nombreux mondes serait l’objet de sa confiance.
Les époques ne sont pas plus infaillibles que les individus, chaque époque ayant professé nombre d’opinions que les époques suivantes ont estimées non seulement fausses, mais absurdes. De même il est certain que nombre d’opinions aujourd’hui répandues seront rejetées par les époques futures, comme l’époque actuelle rejette nombre d’opinions autrefois répandues.
[…]
« Une qualité de l’esprit humain [est] à la source de tout ce qu’il y a de respectable en l’homme en tant qu’être intellectuel et moral, à savoir que ses erreurs sont rectifiables. Par la discussion et l’expérience — mais non par la seule expérience — il est capable de corriger ses erreurs : la discussion est nécessaire pour montrer comment interpréter l’expérience. Fausses opinions et fausses pratiques cèdent graduellement devant le fait et l’argument ; mais pour produire quelque effet sur l’esprit, ces faits et arguments doivent lui être présentés. Rares sont les faits qui parlent d’eux-mêmes, sans commentaire qui fasse ressortir leur signification. Il s’ensuit que toute la force et la valeur de l’esprit humain — puisqu’il dépend de cette faculté d’être rectifié quand il s’égare — n’est vraiment fiable que si tous les moyens pour le rectifier sont à portée de main. Le jugement d’un homme s’avère-t-il digne de confiance, c’est qu’il a su demeurer ouvert aux critiques sur ses opinions et sa conduite ; c’est qu’il a pris l’habitude d’écouter tout ce qu’on disait contre lui, d’en profiter autant qu’il était nécessaire et de s’exposer à lui-même — et parfois aux autres — la fausseté de ce qui était faux : c’est qu’il a senti que la seule façon pour un homme d’accéder à la connaissance exhaustive d’un sujet est d’écouter ce qu’en disent des personnes d’opinions variées et comment l’envisagent différentes formes d’esprit. Jamais homme sage n’acquit sa sagesse autrement ; et la nature de l’intelligence humaine est telle qu’elle ne peut l’acquérir autrement. Loin de susciter doute et hésitation lors de la mise en pratique, s’habituer à corriger et compléter systématiquement son opinion en la comparant à celle des autres est la seule garantie qui la rende digne de confiance.
[…]
S’il était interdit de remettre en question la philosophie newtonienne, l’humanité ne pourrait aujourd’hui la tenir pour vraie en toute certitude. Les croyances pour lesquelles nous avons le plus de garantie n’ont pas d’autre sauvegarde qu’une invitation constante au monde entier de les prouver non fondées. Si le défi n’est pas relevé — ou s’il est relevé et que la tentative échoue — nous demeurerons assez éloignés de la certitude, mais nous aurons fait de notre mieux dans l’état actuel de la raison humaine : nous n’aurons rien négligé pour donner à la vérité une chance de nous atteindre. Les lices restant ouvertes, nous pouvons espérer que s’il existe une meilleure vérité, elle sera découverte lorsque l’esprit humain sera capable de la recevoir. Entre-temps, nous pouvons être sûrs que notre époque a approché la vérité d’aussi près que possible. Voilà toute la certitude à laquelle peut prétendre un être faillible, et la seule manière d’y parvenir.
[…]
Il est étonnant que les hommes admettent la validité des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’agit de les « pousser jusqu’au bout », et cela sans voir que si ces raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien. Il est étonnant qu’ils s’imaginent s’attribuer l’infaillibilité en reconnaissant la nécessité de la libre discussion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent également que certaines doctrines ou principes particuliers devraient échapper à la remise en question sous prétexte que leur certitude est prouvée, ou plutôt qu’ils sont certains, eux, de leur certitude. Qualifier une proposition de certaine tant qu’il existe un être qui nierait cette certitude s’il en avait la permission alors qu’il est privé de celle-ci, c’est nous présumer — nous et ceux qui sont d’accord avec nous — les garants de la certitude, garants qui de surcroît pourraient se dispenser d’entendre la partie adverse.
Dans notre époque — qu’on a décrite comme « privée de foi, mais terrifiée devant le scepticisme » — où les gens se sentent sûrs non pas tant de la vérité de leurs opinions que de leur nécessité, les droits d’une opinion à demeurer protégée contre l’attaque publique se fondent moins sur sa vérité que sur son importance pour la société. Il y a, dit-on, certaines croyances si utiles, voire si indispensables au bien-être qu’il est du devoir des gouvernements de les défendre, au même titre que d’autres intérêts de la société. Devant une telle situation de nécessité, devant un cas s’inscrivant aussi évidemment dans leur devoir, assure-t-on, un peu moins d’infaillibilité suffirait pour justifier, voire obliger, les gouvernements à agir selon leur propre opinion, confirmée par l’opinion générale de l’humanité.
On avance aussi souvent — et on le pense plus souvent encore — que seuls les méchants désireraient affaiblir ces croyances salutaires ; aussi n’y a‑t-il rien de mal à interdire ce qu’eux seuls voudraient faire. Cette manière de penser, en justifiant les restrictions sur la discussion, fait de ce problème non plus une question de vérité, mais d’utilité des doctrines ; et on se flatte ce faisant d’échapper à l’accusation de garant infaillible des opinions. Mais ceux qui se satisfont à si bon compte ne s’aperçoivent pas que la prétention à l’infaillibilité est simplement déplacée. L’utilité même d’une opinion est affaire d’opinion : elle est un objet de dispute ouvert à la discussion, et qui l’exige autant que l’opinion elle-même. Il faudra un garant infaillible des opinions tant pour décider qu’une opinion est nuisible que pour décider qu’elle est fausse, à moins que l’opinion ainsi condamnée n’ait toute latitude pour se défendre. Il ne convient donc pas de dire qu’on permet à un hérétique de soutenir l’utilité ou le caractère inoffensif de son opinion si on lui défend d’en soutenir la vérité. La vérité d’une opinion fait partie de son utilité. […] Il ne peut y avoir de discussion loyale sur la question de l’utilité quand un seul des deux partis peut se permettre d’avancer un argument aussi vital.
[…]
Le fait de se sentir sûr d’une doctrine (quelle qu’elle soit) n’est pas ce que j’appelle prétendre à l’infaillibilité. J’entends par là le fait de vouloir décider cette question pour les autres sans leur permettre d’entendre ce qu’on peut dire de l’autre côté. Et je dénonce et ne réprouve pas moins cette prétention quand on l’avance en faveur de mes convictions les plus solennelles. Quelque persuadé que soit un homme non seulement de la fausseté, mais des conséquences pernicieuses d’une opinion — non seulement de ses conséquences pernicieuses, mais (pour employer des expressions que je condamne absolument) de son immoralité et de son impiété — c’est présumer de son infaillibilité, et cela en dépit du soutien que lui accorderait le jugement public de son pays ou de ses contemporains, que d’empêcher cette opinion de plaider pour sa défense. Et cette présomption, loin d’être moins dangereuse ou répréhensible, serait d’autant plus fatale que l’opinion en question serait appelée immorale ou impie. Telles sont justement les occasions où les hommes commettent ces terribles erreurs qui inspirent à la postérité stupeur et horreur. Nous en trouvons des exemples mémorables dans l’histoire lorsque nous voyons le bras de la justice utilisé pour décimer les meilleurs hommes et les meilleurs doctrines, et cela avec un succès déplorable quant aux hommes. [Suivent les exemples de Socrate, de Jésus et de Marc-Aurèle…] […]
Révéler au monde quelque chose qui lui importe au premier chef et qu’il ignorait jusque-là, lui montrer son erreur sur quelque point vital de ses intérêts spirituels et temporels, c’est le service le plus important qu’un être humain puisse rendre à ses semblables.
[…]
D’ailleurs cette règle se détruit d’elle-même en se coupant de ce qui la fonde. Sous prétexte que les athées sont des menteurs, elle incite tous les athées à mentir et ne rejette que ceux qui bravent la honte de confesser publiquement une opinion détestée plutôt que de soutenir un mensonge. Une règle qui se condamne ainsi à l’absurdité eu égard à son but avoué ne peut être maintenue en vigueur que comme une marque de haine, comme un vestige de persécution — persécution dont la particularité est de n’être infligée ici qu’à ceux qui ont prouvé ne pas la mériter. Cette règle et la théorie qu’elle implique ne sont guère moins insultantes pour les croyants que pour les infidèles. Car si celui qui ne croit pas en une vie future est nécessairement un menteur, il s’ensuit que seule la crainte de l’enfer empêche, si tant est qu’elle empêche quoi que ce soit, ceux qui y croient de mentir.
[…]
Les hommes qui ne jugent pas mauvaise cette réserve des hérétiques [imposée par la censure] devraient d’abord considérer qu’un tel silence revient à ce que les opinions hérétiques ne fassent jamais l’objet d’une réflexion franche et approfondie, de sorte que celles d’entre elles qui ne résisteraient pas à une pareille discussion ne disparaissent pas, même si par ailleurs on les empêche de se répandre. Mais ce n’est pas à l’esprit hérétique que nuit le plus la mise au ban de toutes les recherches dont les conclusions ne seraient pas conformes à l’orthodoxie. Ceux qui en souffrent davantage sont les bien-pensants, dont tout le développement intellectuel est entravé et dont la raison est soumise à la crainte de l’hérésie.
[…]
Il est impossible d’être un grand penseur sans reconnaître que son premier devoir est de suivre son intelligence, quelle que soit la conclusion à laquelle elle peut mener. La vérité bénéficie encore plus des erreurs d’un homme qui, après les études et la préparation nécessaire, pense par lui-même, que des opinions vraies de ceux qui les détiennent uniquement parce qu’ils s’interdisent de penser. Non pas que la liberté de penser soit exclusivement nécessaire aux grands penseurs. Au contraire, elle est aussi indispensable — sinon plus indispensable — à l’homme du commun pour lui permettre d’atteindre la stature intellectuelle dont il est capable. Il y a eu, et il y aura encore peut-être, de grands penseurs individuels dans une atmosphère générale d’esclavage intellectuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmosphère de peuple intellectuellement actif. Quand un peuple accédait temporairement à cette activité, c’est que la crainte des spéculations hétérodoxes était pour un temps suspendue. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859).
- Si l’information qu’on cherche à censurer est fausse (et les idées reçues vraies) :
« Passons maintenant à la deuxième branche de notre argument et, abandonnant l’hypothèse que les opinions reçues puissent être fausses, admettons qu’elles soient vraies et examinons ce que vaut la manière dont on pourra les soutenir là où leur vérité n’est pas librement et ouvertement débattue. Quelque peu disposé qu’on soit à admettre la possibilité qu’une opinion à laquelle on est fortement attaché puisse être fausse, on devrait être touché par l’idée que, si vraie que soit cette opinion, on la considérera comme un dogme mort et non comme une vérité vivante, si on ne la remet pas entièrement, fréquemment, et hardiment en question.
Il y a une classe de gens (heureusement moins nombreuse qu’autrefois) qui estiment suffisant que quelqu’un adhère aveuglément à une opinion qu’ils croient vraie sans même connaître ses fondements et sans même pouvoir la défendre contre les objections les plus superficielles. Quand de telles personnes parviennent à faire enseigner leur croyance par l’autorité, elles pensent naturellement que si l’on en permettait la discussion, il n’en résulterait que du mal. Là où domine leur influence, elles rendent presque impossible de repousser l’opinion reçue avec sagesse et réflexion, bien qu’on puisse toujours la rejeter inconsidérément et par ignorance ; car il est rarement possible d’exclure complètement la discussion, et aussitôt qu’elle reprend, les croyances qui ne sont pas fondées sur une conviction réelle cèdent facilement dès que surgit le moindre semblant d’argument. Maintenant, écartons cette possibilité et admettons que l’opinion vraie reste présente dans l’esprit, mais à l’état de préjugé, de croyance indépendante de l’argument et de preuve contre ce dernier : ce n’est pas encore là la façon dont un être raisonnable devrait détenir la vérité. Ce n’est pas encore connaître la vérité. Cette conception de la vérité n’est qu’une superstition de plus qui s’accroche par hasard aux mots qui énoncent une vérité. […] Si l’entretien de l’intelligence a bien une priorité, c’est bien de prendre conscience des fondements de nos opinions personnelles. Quoi que l’on pense sur les sujets où il est primordial de penser juste, on devrait au moins être capable de défendre ses idées contre les objections ordinaires.
[…]
Sur tous sujets où la différence d’opinion est possible, la vérité dépend d’un équilibre à établir entre deux groupes d’arguments contradictoires. […] Celui qui ne connaît que ses propres arguments connaît mal sa cause. Il se peut que ses raisons soient bonnes et que personne n’ait été capable de les réfuter. Mais s’il est tout aussi incapable de réfuter les raisons du parti adverse, s’il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à préférer une opinion à l’autre. Le seul choix raisonnable pour lui serait de suspendre son jugement, et faute de savoir se contenter de cette position, soit il se laisse conduire par l’autorité, soit il adopte, comme on le fait en général, le parti pour lequel il se sent le plus d’inclination. Mais il ne suffit pas non plus d’entendre les arguments des adversaires tels que les exposent ses propres maîtres, c’est-à-dire à leur façon et accompagnés de leurs réfutations. Telle n’est pas la façon de rendre justice à ces arguments ou d’y mesurer véritablement son esprit. Il faut pouvoir les entendre de la bouche même de ceux qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux. Il faut les connaître sous leur forme la plus plausible et la plus persuasive : il faut sentir toute la force de la difficulté que la bonne approche du sujet doit affronter et résoudre. Autrement, jamais on ne possédera cette partie de vérité qui est seule capable de rencontrer et de supprimer la difficulté. […] Seuls [la] connaissent ceux qui ont également et impartialement fréquentés les deux partis et qui se sont attachés respectivement à envisager leurs raisons sous leur forme la plus convaincante. Cette discipline est si essentielle à une véritable compréhension des sujets moraux ou humains que, s’il n’y a pas d’adversaires pour toutes les vérités importantes, il est indispensable d’en imaginer et de leur fournir les arguments les plus forts que puisse invoquer le plus habile avocat du diable.
[…]
L’absence de discussion fait oublier non seulement les principes, mais trop souvent aussi le sens même de l’opinion. […] Il ne reste plus que quelques phrases apprises par cœur. […] Presque toutes les doctrines morales et croyances religieuses sont pleines de sens et de vitalité pour leurs initiateurs et leurs premiers disciples. Leur sens demeure aussi fort — peut-être même devient-il plus pleinement conscient — tant qu’on lutte pour donner à la doctrine ou la croyance un ascendant sur toutes les autres. […] À la fin, soit elle s’impose et devient l’opinion générale, soit son progrès s’arrête ; elle conserve le terrain conquis, mais cesse de s’étendre. Quand l’un ou l’autre de ces résultats devient manifeste, la controverse sur le sujet faiblit et s’éteint graduellement. La doctrine a trouvé sa place, sinon comme l’opinion reçue, du moins comme l’une des sectes ou divisions admises de l’opinion ; ses détenteurs l’ont généralement héritée, ils ne l’ont pas adoptée ; c’est ainsi que les conversions de l’une à l’autre de ces doctrines deviennent un fait exceptionnel et que leurs partisans finissent par ne plus se préoccuper de convertir. Au lieu de se tenir comme au début constamment sur le qui-vive, soit pour se défendre contre le monde, soit pour le conquérir, ils tombent dans l’inertie, n’écoutent plus que rarement les arguments avancés contre leur credo et cessent d’ennuyer leurs adversaires (s’il y en a) avec des arguments en sa faveur. C’est à ce point qu’on date habituellement le déclin de la vitalité d’une doctrine. On entend souvent les cathéchistes de toutes croyances se plaindre de la difficulté d’entretenir dans l’esprit des croyants une perception vive de la vérité.
[…]
Une fois la croyance devenue héréditaire — une fois qu’elle est admise passivement et non plus activement, une fois que l’esprit ne se sent plus autant contraint de concentrer toutes ses facultés sur les questions qu’elle lui pose — on tend à tout oublier de cette croyance pour ne plus en retenir que des formules ou ne plus lui accorder qu’un mol et torpide assentiment, comme si le fait d’y croire dispensait de la nécessité d’en prendre clairement conscience ou de l’appliquer dans sa vie. […] Les doctrines n’ont aucune prise sur les croyants ordinaires, aucun pouvoir sur leurs esprits. Par habitude, ils en respectent les formules, mais pour eux, les mots sont dépourvus de sens et ne suscitent aucun sentiment qui force l’esprit à les assimiler et à les rendre conformes à la formule. Pour savoir quelle conduite adopter, les hommes prennent comme modèle leurs voisins pour apprendre jusqu’où il faut aller dans l’obéissance.
[…]
Dès qu’il n’y a plus d’ennemi en vue, maîtres et disciples s’endorment à leur poste.
[…]
Nombreuses sont les vérités dont on ne peut pas comprendre tout le sens tant qu’on ne les a pas vécues personnellement. Mais on aurait bien mieux compris la signification de ces vérités, et ce qui en aurait été compris aurait fait sur l’esprit une impression bien plus profonde, si l’on avait eu l’habitude d’entendre des gens qui la comprenaient effectivement discuter le pour et le contre. La tendance fatale de l’espèce humaine à laisser de côté une chose dès qu’il n’y a plus de raison d’en douter est la cause de la moitié de ses erreurs. Un auteur contemporain a bien décrit « le profond sommeil d’une opinion arrêtée ».
[…]
Aucune opinion ne mérite le nom de connaissance à moins d’avoir suivi, de gré ou de force, la démarche intellectuelle qu’eût exigée de son tenant une controverse active avec des adversaires. On voit donc à quel point il est aussi absurde de renoncer à un avantage indispensable qui s’offre spontanément, alors qu’il est si difficile à créer quand il manque. S’il y a des gens pour contester une opinion reçue ou pour désirer le faire si la loi ou l’opinion publique le leur permet, il faut les en remercier, ouvrir nos esprits à leurs paroles et nous réjouir qu’il y en ait qui fassent pour nous ce que nous devrions prendre davantage la peine de faire, si tant est que la certitude ou la vitalité de nos convictions nous importe. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859).
- Si l’information qu’on cherche à censurer (comme les idées reçues) est à la fois partiellement fausse et partiellement vraie :
« Nous n’avons jusqu’à présent examiné que deux possibilités : la première, que l’opinion reçue peut être fausse, et une autre, du même coup, vraie ; la deuxième, que si l’opinion reçue est vraie, c’est que la lutte entre celle-ci et l’erreur opposée est essentielle à une perception claire et à un profond sentiment de sa vérité. Mais il arrive plus souvent encore que les doctrines en conflit, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se départagent la vérité ; c’est ainsi que l’opinion non conforme est nécessaire pour fournir le reste de la vérité dont la doctrine reçue n’incarne qu’une partie.
[…]
Dans l’état actuel de l’esprit humain, seule la diversité donne une chance équitable à toutes les facettes de la vérité. Lorsqu’on trouve des gens qui ne partagent point l’apparente unanimité du monde sur un sujet, il est toujours probable — même si le monde est dans le vrai — que ces dissidents ont quelque chose de personnel à dire qui mérite d’être entendu, et que la vérité perdrait quelque chose à leur silence.
[…]
Il faut s’élever contre la prétention exclusive d’une partie de la vérité d’être la vérité tout entière.
[…]
Ce n’est pas la lutte violente entre les parties de la vérité qu’il faut redouter, mais la suppression silencieuse d’une partie de la vérité ; il y a toujours de l’espoir tant que les hommes sont contraints à écouter les deux côtés ; c’est lorsqu’ils ne se préoccupent que d’un seul que leurs erreurs s’enracinent pour devenir des préjugés, et que la vérité, caricaturée, cesse d’avoir les effets de la vérité. Et puisque rien chez un juge n’est plus rare que la faculté de rendre un jugement sensé sur une cause où il n’a entendu plaider qu’un seul avocat, la vérité n’a de chance de se faire jour que dans la mesure où chacune de ses facettes, chacune des opinions incarnant une fraction de vérité, trouve des avocats et les moyens de se faire entendre. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859).
- Récapitulons :
« Nous avons maintenant affirmé la nécessité — pour le bien-être intellectuel de l’humanité (dont dépend son bien-être général) — de la liberté de pensée et d’expression à l’aide de quatre raisons distinctes que nous allons récapituler ici.
Premièrement, une opinion qu’on réduirait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affirmer sa propre infaillibilité.
Deuxièmement, même si l’opinion réduite au silence est fausse, elle peut contenir — ce qui arrive très souvent — une part de vérité ; et puisque l’opinion générale ou dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité, ce n’est que par la confrontation des opinions adverses qu’on a une chance de découvrir le reste de la vérité.
Troisièmement, si l’opinion reçue est non seulement vraie, mais toute la vérité, on la professera comme une sorte de préjugé, sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement.
Et cela n’est pas tout car, quatrièmement, le sens de la doctrine elle-même sera en danger d’être perdu, affaibli ou privé de son effet vital sur le caractère et la conduite : le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien, mais encombrant le terrain et empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou l’expérience personnelle. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859).
« Quant à ce que l’on entend communément par le manque de retenue en discussion, à savoir les invectives, les sarcasmes, les attaques personnelles, etc., la dénonciation de ces armes mériterait plus de sympathie si l’on proposait un jour de les interdire également des deux côtés ; mais ce qu’on souhaite, c’est uniquement en restreindre l’emploi au profit de l’opinion dominante. Qu’un homme les emploie contre les opinions minoritaires, et il est sûr non seulement de n’être pas blâmé, mais d’être loué pour son zèle honnête et sa juste indignation. Cependant, le tort que peuvent causer ces procédés n’est jamais si grand que lorsqu’on les emploie contre les plus faibles, et les avantages déloyaux qu’une opinion peut tirer de ce type d’argumentation échoient presque exclusivement aux opinions reçues. La pire offense de cette espèce qu’on puisse commettre dans une polémique est de stigmatiser comme des hommes dangereux et immoraux les partisans de l’opinion adverse. Ceux qui professent des opinions impopulaires sont particulièrement exposés à de telles calomnies, et cela parce qu’ils sont en général peu nombreux et sans influence, et que personne ne s’intéresse à leur voir rendre justice. Mais étant donné la situation, cette arme est refusée à ceux qui attaquent l’opinion dominante ; ils courraient un danger personnel à s’en servir, et s’ils s’en servaient malgré tout, ils ne réussiraient qu’à exposer par contrecoup leur propre cause. En général, les opinions contraires à celles communément reçues ne parviennent à se faire entendre qu’en modérant scrupuleusement leur langage et en mettant le plus grand soin à éviter toute offense inutile : elles ne sauraient dévier d’un pouce de cette ligne de conduite sans perdre de terrain. En revanche, de la part de l’opinion dominante, les injures les plus outrées finissent toujours par dissuader les gens de professer une opinion contraire, voire même d’écouter ceux qui la professent. C’est pourquoi dans l’intérêt de la vérité et de la justice, il est bien plus important de réfréner l’usage du langage injurieux dans ce cas précis que dans le premier ; et par exemple, s’il fallait choisir, il serait bien plus nécessaire de décourager les attaques injurieuses contre l’incroyance que contre la religion. Il est évident toutefois que ni la loi ni l’autorité n’ont à se mêler de réprimer l’une ou l’autre, et que le jugement de l’opinion devrait être déterminé, dans chaque occasion, par les circonstances du cas particulier. D’un côté ou de l’autre, on doit condamner tout homme dans la plaidoirie duquel percerait la mauvaise foi, la malveillance, la bigoterie ou encore l’intolérance, mais cela sans inférer ses vices du parti qu’il prend, même s’il s’agit du parti adverse.
Il faut rendre à chacun l’honneur qu’il mérite, quelle que soit son opinion, s’il possède assez de calme et d’honnêteté pour voir et exposer — sans rien exagérer pour les discréditer, sans rien dissimuler de ce qui peut leur être favorable — ce que sont ses adversaires et leurs opinions. Telle est la vraie moralité de la discussion publique. »
John Stuart Mill – De la liberté de pensée et de discussion (1859).
* * * * *
Le livre de Jean Bricmont que vous tenez entre les mains traite de sujets que je trouve essentiels par rapport à mes propres thèses : je travaille pour qu’un grand nombre d’électeurs se transforment en citoyens et commencent à vouloir ensemble un processus constituant populaire. Une constitution digne de ce nom est un contrat social élaboré et signé par une multitude d’êtres humains, très différents mais décidant de se constituer en « peuple » pour coexister pacifiquement malgré de grandes et parfois irréductibles différences d’intérêts individuels. Pour penser, d’abord, et pour vouloir, ensuite, une telle constitution, pour savoir où est le vrai, où est le bien commun, pour comprendre où nous nous trompons et donc pour progresser, nous allons avoir besoin d’une vraie liberté de parole, d’une vraie loyauté des débats, d’une honnête mise en scène des conflits, aussi bien pendant les processus constituants que pendant les processus législatifs.
Jean Bricmont fait partie de ces hommes libres et courageux dont la démocratie (donc l’iségoria) a besoin pour la défendre. Je connais Jean depuis de nombreuses années, et j’aime à la fois son humanisme irréprochable, son aspiration profonde à la justice sous toutes ses formes, son esprit rationnel, logique et rigoureux (il est professeur de physique théorique), son respect par principe de toutes les pensées adverses par méthode scientifique et par goût pour la recherche de la vérité, et surtout aujourd’hui son courage, car nous vivons à nouveau une époque où il faut bien du courage pour résister à la tyrannie qui vient.
Il faut dire un mot aussi de Vincent Lapierre, l’éditeur de ce livre devenu difficile à éditer du fait, précisément, de la censure qui grandit. Je connais moins bien Vincent que Jean, mais j’en apprécie les qualités humaines et je lui suis surtout reconnaissant pour son travail remarquable sur la vie d’Hugo Chavez, admirable et emblématique « Ami du peuple ». Voilà un jeune homme qui a bien du courage, lui aussi, continuant vaillamment son travail de journaliste engagé, alors qu’il prend des coups littéralement de toutes parts.
J’ai lu et relu le livre que vous allez lire, le crayon à la main, et je le trouve à la fois passionnant et important. Il va sûrement vous transformer un peu, intérieurement.
Peut-être les abus de pouvoir dénoncés dans ce livre vous donneront-ils des idées pour rédiger vous-même, dans un prochain atelier constituant personnel J, un article de constitution qui définirait et qui protègerait durablement la liberté d’expression dans votre pays. Si vous avez « le vertige de la feuille blanche », si vous avez du mal à démarrer sans base de travail, vous pouvez vous inspirer, pour l’améliorer (en prévoyant, par exemple, qui va contrôler et qui va sanctionner la règle), de cet extrait du premier amendement de la constitution des États-Unis :
Le Parlement n’adoptera aucune loi pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement.
Vous allez voir : le fait de prendre votre stylo et d’écrire, vraiment, un article de constitution va vous changer en profondeur : si vous y prenez goût, vous allez rapidement devenir un adulte politique, un être humain qui n’accepte plus que ses représentants l’infantilisent. Définir vous-même la liberté d’expression, c’est sortir du rang dégradant d’électeur et c’est devenir un vrai citoyen, constituant. Si vous laissez les puissants instituer votre liberté d’expression, vous ne l’aurez jamais. Si vous décidez de l’instituer vous-même, vous l’aurez bientôt, et pour longtemps.
C’est confiné chez moi, avec interdiction de sortir et de manifester (et bientôt, je le redoute, interdiction d’accuser publiquement des imposteurs, des menteurs ou des oppresseurs du peuple), sous prétexte de « guerre » (économique ou sanitaire ou autre, peu importe) et donc d’urgente et impérieuse discipline soi-disant « pour survivre », que j’écris ces lignes. Nos maîtres, les « élus », n’ont pas de pitié, pas de scrupules, c’est à peine s’ils nous considèrent au fond comme des humains, comme leurs prochains, ils iront jusqu’à ce qu’ils rencontrent une limite, et c’est à nous, fondamentalement, à nous les représentés, de fixer leurs limites.
Il faut être courageux pour être libre.
Heureusement, le courage est contagieux, comme dit Julian.
J’espère que ce livre nous aidera à devenir plus nombreux à défendre personnellement les libertés publiques.
Étienne Chouard, avril 2020.
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Magistral !
Les ennemis des libertés politiques – à notre époque les « technoligarques » – n’ont jamais manqué de multiplier les libertés artistiques et parfois économiques pour DIVERTIR, c’est-à-dire pour détourner l’attention des libertés politiques, afin de rendre les individus, appelés à devenir « citoyens », incapables d’atteindre l’âge adulte politique et de rester à l’état de producteurs-consommateurs sous tutelle. Les anciens avaient déjà conceptualisé ce danger pour nos libertés publiques (donc politiques) que représente le soucis des affaires privées (le « negotium » des romains, synonyme de « travail », composé du négatif « neg– » et de « otium », l’art de jouir de sa liberté ; on parlera aujourd’hui de « temps libre » pour signifier la même chose : que le temps de travail est celui où l’on renonce à sa liberté politique ; cette mise en valeur du temps de travail implique ce renoncement duquel découle la « nécessité » ainsi constituée et justifiée mentalement et inscrite dans la constitution de se désigner des « professionnels » de la politique, des tuteurs politiques).
La liberté d’expression n’est pas un « kratos » en soi (= pouvoir de COMMANDER = initier, instituer et approuver collectivement et unanimement en démocratie, suivi par ceux qui ont mandat de l’administration publique et de l’exécution technique).
Que vaut la liberté d’expression sans le commandement ? Les formes d’expressions se multiplient pour être au maximum transgressives et au minimum ludiques et lucratives (la « culture » aujourd’hui est réduite aux seules expressions artistique et sportive ; re-voir Franck Lepage sur la culture contemporaine). Elles se multiplient à mesure que les expressions politiques réellement subversives sont diabolisées, caricaturées et marginalisées, pour ne pas dire exclues, niées et vouées à l’ignorance.
La liberté d’expression n’est pas une PREUVE de démocratie. Que valent les moyens d’expression sans les moyens d’action (la politique) ? Les ennemis de la démocratie savent ménager nos libertés et nos opinions en s’assurant le contrôle des moyens permettant de s’exprimer et d’agir. On dit à raison « cause toujours » en démocratie et « tais-toi » en dictature. Ceux qui croient sincèrement être en démocratie prennent souvent comme critère la liberté d’expression et en font une comparaison « pour preuve » avec d’autres pays, en ayant à l’esprit en fait – et principalement – la liberté de la presse, la liberté artistique et la liberté économique, en omettant de mentionner l’absence de représentativité et de souveraineté politiques du citoyen.
La liberté d’expression est un INDICATEUR de bonne santé et un MOYEN D’ACTION et de GARANTIE de la démocratie, pas une preuve de sa réalité.
Pardon de te faire cela Étienne mais dans l’ère qui s’ouvre, je pense que c’est important de le faire pour voir qui est vraiment qui. « Bas les masques ! » pourrait-on dire.
Petit test de conformité des actes avec les paroles :
Donc, j’en conclue, après cette belle rhétorique, que tu es à 100% contre la dissolution de Génération Identitaire ?
Je ne connais pas ce groupe « génération identitaire », je ne suis pas de France. Mais pour vérifier si une action est efficace, il faut connaitre le but recherché. Si le but est de faire le buzz, renforcer les convictions des membres de ce groupe, les victimiser, alors oui il faut dissoudre ce groupe. Si le but est de supprimer leur idéologie, alors non dissoudre ce groupe ne sera pas efficace. Si le but est de défendre la liberté d’expression, alors non il ne faut pas dissoudre ce groupe. Mais c’est plus que de la liberté d’expression qu’il nous faut. Même le coq libre dans sa cage peut s’exprimer, cela ne fait pas de lui un animal sauvage. C’est du débat public, de l’échange d’arguments, de la délibération dès le plus jeune âge afin de décider nos lois dans un but de vie commune en société sans oppresseur ni opprimé. C’est vrai, la première pierre à l’édifice est la liberté d’expression, celle de l’oppresseur et de l’opprimé.
@ joss : « Si le but est de faire le buzz, renforcer les convictions des membres de ce groupe, les victimiser, alors oui il faut dissoudre ce groupe » : et bien dites donc, vous êtes un « joli » démocrate…
Et puis, des groupes, des associations, des organisations, etc., qui cherchent à faire le buzz, à renforcer les convictions des membres de leur groupe, de les victimiser, il y en a plein ! Il faut donc les dissoudre selon vous !
Exemples parmi tant d’autres qui correspondent à vos critères : La LDNA, SOS Racisme, la LICRA, les groupes indigénistes, etc.
La démocratie est consubstantielle à la liberté d’expression. Si vous restreignez la liberté d’expression de quelque manière que ce soit, vous amputez la démocratie. Réfléchissez‑y à tête reposée.
C’est valable pour tous les groupes. Cela ne vient pas de moi, c’est de la psychologie sociale des groupes. Nos gouvernements sont bien encadrés, par des experts qui savent très bien ce qu’ils font 😉
Je vous envoie un extrait que j’ai trouvé sur le web pour info : « le sentiment d’une menace venant de l’extérieur ou la compétition avec un autre groupe tendent à accroître le degré d’attraction des membres entre eux ».
source : http://pierre.coninx.free.fr/lectures/psychologie%20des%20groupes.htm
Un bouquin intéressant que j’avais lu il y a déjà quelques années :
« Le groupe en psychologie sociale » – de Véréna Aebischer et Dominique Oberlé
Petit test – Suite :
Merci pour la publication de mon commentaire Étienne, cela t’honore.
Mais, et le mais est d’importance, puisque tu l’as publié, cela montre que tu l’as lu.
Et tu n’y as pas répondu : tu as botté en touche…
Tu viens, dans cet épisode, de toucher l’une de tes limites. Depuis plus de 10 ans, tu milites pour une vraie démocratie, explores tous les principes qui la sous-tendent, mais tu es incapable de l’appliquer lors d’un tout petit test… ^^ Ça laisse songeur…
Je ne te jette pas la pierre en disant cela, je t’invite simplement à la réflexion.
Je sais pourquoi tu ne réponds pas à la question : tu as peur de la réaction de certains connards de gauchistes qui t’accuseraient d’être « d’extrême droite » si tu disais que tu soutiens Génération Identitaire.
Devenir un homme libre Étienne, c’est un enjeu majeur. Un peu de courage que diable !
Tous les auteurs dont tu te réclames l’étaient. Il faut que tu apprennes à dépasser le soucis de l’auto-image (qui est une manifestation de vanité et de peur) et du qu’en-dira-t-on.
Mon petit test n’avait pas d’autre but que te montrer cette limite, dont l’enjeu est crucial. Si tu n’assumes pas concrètement ce que tu prônes, tu invalides de facto tout ton travail.
Réfléchis à cette problématique, à la notion d’homme libre, et à ce petit test.
Bon continuation, amicalement,
BlueMan.
« Je sais pourquoi tu ne réponds pas à la question : tu as peur de la réaction de certains connards de gauchistes qui t’accuseraient d’être « d’extrême droite » si tu disais que tu soutiens Génération Identitaire. »
En appelant à s’opposer publiquement à sa dissolution, les connards de droite entendent obtenir un maximum de soutiens au groupuscule, pouvant ensuite faire leur jeu sur ce genre d’ambiguité.
Ceux qui veulent la démocratie bien comprise (qui adhèrent à ses principes élémentaires) n’ont aucun intérêt à défendre ou à soutenir ceux qui n’en veulent pas et qui même par leurs idées s’y opposent. Il faut chercher à faire comprendre l’erreur, pas la soutenir.
Les membres de ce groupuscule devraient réfléchir sur le sens de cette dissolution et sur les méthodes autoritaires. Je doute qu’ils y parviennent sans une remise en question idéologique. Ils jouent certainement les victimes en rêvant d’inverser un jour les rôles.
@Anarpenteur : vous n’avez rien compris à la problématique (ou plutôt, vous faites semblant de ne pas la comprendre), et vous dévirez vers d’autres notions pour ne pas l’affronter.
Pour faire simple : la liberté d’expression est consubstantielle à la démocratie. Tuer la liberté d’expression, c’est tuer la démocratie.
Ainsi, empêcher que Génération Identitaire puissent exister et s’exprimer, c’est étouffer, censurer, des citoyens.
Voilà ce que vous prônez (en vous réfugiant derrière des sophismes de distraction).
Vous n’êtes donc pas un démocrate, mais un bien-pensant totalitaire.
Pour finir, il ne s’agit pas ici d’aimer ou ne pas aimer Génération Identitaire, mais de défendre la libre expression de tous les alignements politiques pour que nous ayons une vraie démocratie, et non une smart-dictature totalitaire déguisée en « démocratie ».
Pensez‑y.
Investig’Action (Michel Collon)
« Ceci n’est pas un complot » : débat avec le réalisateur Bernard Crutzen
https://www.youtube.com/watch?v=NPrjfZaLkoU
…une interview est prévue aussi avec Louis Fouché le 4 mars.