LA LIBERTÉ D’EXPRESSION, C’EST LA DÉMOCRATIE MÊME, 1) pour protéger la population contre les tyrans et 2) pour protéger l’opinion publique contre l’erreur – Préface d’Étienne Chouard au grand livre de Jean Bricmont : « Les censeurs contre la République »

17/02/2021 | 10 commentaires

En défense de la liber­té d’ex­pres­sion, Jean Bric­mont vient de réédi­ter un grand livre, « Les cen­seurs contre la Répu­blique », aux édi­tions Jeanne, pour lequel j’ai pré­pa­ré une longue PRÉFACE que je vous pré­sente ici. Voi­ci son plan, un outil pour la feuille­ter ou pour la télé­char­ger, et plus bas le texte sous une forme ordinaire :

  1. Liber­té de par­ler pour pro­té­ger la démo­cra­tie contre les com­plots (la cor­rup­tion ? l’oppression ?)
  2. Liber­té de par­ler pour proté­ger la démo­cra­tie contre l’erreur : per­mettre aux citoyens d’identifier cor­rec­te­ment le bien com­mun, de vou­loir les bonnes déci­sions publiques

http://​etienne​.chouard​.free​.fr/​E​u​r​o​p​e​/​L​a​_​l​i​b​e​r​t​e​_​d​_​e​x​p​r​e​s​s​i​o​n​_​c​_​e​s​t​_​l​a​_​d​e​m​o​c​r​a​t​i​e​_​m​e​m​e​_​P​r​e​f​a​c​e​_​d​_​E​t​i​e​n​n​e​_​a​u​_​l​i​v​r​e​_​d​e​_​J​e​a​n​.​pdf

Je vous recom­mande le livre de Jean, c’est un livre important :

Jean Bricmont vient de rééditer un grand livre, « Les censeurs contre la République »

 




Pré­face :

La liber­té de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réser­ver la liber­té de tout faire.
Quand il est per­mis de tout dire, la véri­té parle d’elle-même et son triomphe est assuré.

Jean-Paul Marat « Les Chaînes de l’esclavage », 1774.

 

Sous le gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif, sur­tout, c’est-à-dire, quand ce n’est point le peuple qui fait les lois, mais un corps de repré­sen­tants, l’exercice de ce droit sacré [la libre com­mu­ni­ca­tion des pen­sées entre les citoyens] est la seule sau­ve­garde du peuple contre le fléau de l’oligarchie. Comme il est dans la nature des choses que les repré­sen­tants peuvent mettre leur volon­té par­ti­cu­lière à la place de la volon­té géné­rale, il est néces­saire que la voix de l’opinion publique reten­tisse sans cesse autour d’eux, pour balan­cer la puis­sance de l’intérêt per­son­nel et les pas­sions indi­vi­duelles ; pour leur rap­pe­ler, et le but de leur mis­sion et le prin­cipe de leur auto­ri­té. Là, plus qu’ailleurs, la liber­té de la presse est le seul frein de l’ambition, le seul moyen de rame­ner le légis­la­teur à la règle unique de la légis­la­tion. Si vous l’enchaînez, les repré­sen­tants, déjà supé­rieurs à toute auto­ri­té, déli­vrés encore de la voix impor­tune de ces cen­seurs, éter­nel­le­ment cares­sés par l’intérêt et par l’adulation, deviennent les pro­prié­taires ou les usu­frui­tiers pai­sibles de la for­tune et des droits de la nation ; l’ombre même de la sou­ve­rai­ne­té dis­pa­raît, il ne reste que la plus cruelle, la plus indes­truc­tible de toutes les tyran­nies ; c’est alors qu’il est au moins dif­fi­cile de contes­ter la véri­té de l’anathème fou­droyant de Jean-Jacques Rous­seau contre le gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif absolu.

Robes­pierre, Le Défen­seur de la Consti­tu­tion, n° 5, 17 juin 1792.

 

La liberté d’expression, c’est la démocratie même

pour protéger la population contre les tyrans

et pour protéger l’opinion publique contre l’erreur

 

Ce livre est impor­tant. Il est cou­ra­geux. C’est un acte de résis­tance à la tyran­nie qui vient. Il m’a don­né de nou­veaux exemples de la fra­gi­li­té de nos cer­ti­tudes les plus enra­ci­nées, et il m’a conduit à actua­li­ser et détailler  ma convic­tion que nous avons tous un vital besoin de libre débat, pour nous détrom­per en toutes matières. Ce livre m’a aus­si per­mis de mesu­rer l’ampleur et la gra­vi­té des per­sé­cu­tions qu’on peut subir en France pour sim­ple­ment avoir expri­mé des pen­sées, des paroles qui déplaisent aux puissants.

Le blas­phème est une parole inter­dite par les prêtres de la reli­gion du moment. Je pen­sais que ce qu’on appelle « Les Lumières » nous avaient débar­ras­sés du délit d’opinion, qu’elles nous avaient libé­rés de toutes les formes de blas­phème. Il n’en est rien : il est aujourd’hui à nou­veau des opi­nions inter­dites, des avis dont ceux-qui-parlent-dans-les-micros répètent comme un man­tra : « ce que vous dites là n’est pas une opi­nion, c’est un délit », sans admettre qu’ils sont évi­dem­ment par-là même en train d’accepter, et même d’encourager, le retour du délit d’opinion.

Sitôt que les citoyens cessent de lut­ter per­son­nel­le­ment pour défendre leurs liber­tés, à com­men­cer par leur liber­té de pen­ser, ils s’enfoncent pro­gres­si­ve­ment dans la ser­vi­tude, les « élus » et leurs com­plices leur mettent petit à petit des fers aux mains et aux pieds.

Et il est plus dif­fi­cile de sor­tir de pri­son que de refu­ser d’y entrer pen­dant qu’on est encore libre. Ce livre est pas­sion­nant, je l’ai lu et relu le crayon à la main.

Un livre qui défend la liber­té d’expression repré­sente for­cé­ment un enjeu plus large : la démo­cra­tie — régime poli­tique où le peuple déli­bère et décide lui-même des poli­tiques publiques qu’il juge bonnes — est une orga­ni­sa­tion sociale fra­gile, tou­jours mena­cée par les intrigues secrètes de quelques-uns contre la volon­té géné­rale, et tou­jours mena­cée de se trom­per, de prendre de mau­vaises déci­sions, contraires au bien commun.

Comme démo­crate, je vois deux rai­sons majeures de défendre la liber­té d’expression, l’une liée à l’intérêt col­lec­tif, l’autre aux inté­rêts individuels :

  • La liber­té d’expression recon­nue à tous les citoyens leur donne à la fois une arme d’alerte déci­sive et un entraî­ne­ment for­ti­fiant à la vigi­lance pour ser­vir de « sen­ti­nelles du peuple », capables de sur­veiller l’exercice des pou­voirs d’un œil sour­cilleux et de lan­cer l’alarme à la moindre intrigue des puis­sants contre la démocratie.
    La liber­té d’expression sert à inquié­ter les pou­voirs abusifs.

  • La liber­té d’expression recon­nue à tous les citoyens per­met à cha­cun de recher­cher per­son­nel­le­ment et acti­ve­ment ce qui est vrai, et donc de le com­prendre en pro­fon­deur ; d’entendre et donc d’analyser tous les points de vue oppo­sés sur chaque ques­tion inté­res­sant la Cité ; de voir ain­si la véri­té triom­pher du men­songe publi­que­ment et métho­di­que­ment, à tra­vers une loyale mise en scène des conflits ; de vivre per­son­nel­le­ment et en détail la mise en évi­dence du bien commun.
    La liber­té d’expression éclaire l’opinion et, par-là même, légi­time les suf­frages (fonde le droit d’opiner, de don­ner son opinion).

Alors que, symé­tri­que­ment, les intri­gants, les char­la­tans et les tyrans ont les deux bonnes rai­sons inverses d’entraver la liber­té d’expression :

  • Quand les citoyens ont peur de par­ler, il ne leur est plus pos­sible de dénon­cer les plus graves com­plots contre la démocratie.
    Sans la liber­té d’expression, les com­plo­teurs ont la voie libre et la démo­cra­tie est perdue.

  • Quand les citoyens ont peur de par­ler, seules les idées reçues de la classe domi­nante sont visibles, les pires erreurs sont vouées à per­du­rer, et même la véri­té n’est pas bien connue, ni bien comprise.
    Sans la liber­té d’expression, l’opinion popu­laire, faci­le­ment trom­pée, perd sa fia­bi­li­té, et l’amour du bien com­mun ne peut pas s’imposer dans les esprits.

  

  1. Pro­té­ger la démo­cra­tie contre les com­plots (la cor­rup­tion ? l’oppression?)

Com­plot :  des­sein secret, concer­té entre plu­sieurs per­sonnes, avec l’in­ten­tion de nuire à l’au­to­ri­té d’un per­son­nage public ou d’une institution.
(Défi­ni­tion du Tré­sor de la langue fran­çaise.)

Pour sim­ple­ment sur­vivre aux cor­rup­tions et aux com­plots de toutes sortes contre l’intérêt géné­ral, sur­tout ceux des gou­ver­nants, une démo­cra­tie a besoin de citoyens-sol­dats armés, au moins intel­lec­tuel­le­ment, pour la pro­té­ger : c’est pour cette rai­son que, il y a 2 500 ans déjà, à Athènes, l’iségoria, droit de parole libre pour tous les citoyens athé­niens, à tout pro­pos et à tout moment, don­nait à cha­cun la puis­sance d’agir pour pro­té­ger lui-même sa Cité : l’isègoria dotait la démo­cra­tie de mil­liers de paires d’yeux de sen­ti­nelles vigi­lantes. Si des intri­gants venaient à men­tir pour trom­per le peuple, ou à mani­gan­cer pour prendre le pou­voir, des lan­ceurs d’alerte, bien pro­té­gés par des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques dignes de ce nom, aler­taient (grâce à leur parole libre) les autres citoyens, pour les mobi­li­ser contre le dan­ger et pour pro­té­ger la démocratie.

Ce grand droit de libre parole entraî­nait natu­rel­le­ment avec lui une grande res­pon­sa­bi­li­té : cha­cun pou­vait avoir des comptes à rendre, devant une assem­blée de citoyens tirés au sort, du mau­vais usage qu’il pou­vait avoir fait de l’isègoria :

« Cepen­dant qui­conque exer­çait son droit fon­da­men­tal d’isé­go­ria cou­rait le risque d’une condam­na­tion  sévère,  pour une pro­po­si­tion qu’il avait eu le droit de faire, même si cette pro­po­si­tion avait été adop­tée par l’Assemblée. La fonc­tion du graphe para­no­mon, pro­cé­dure par laquelle un homme pou­vait être accu­sé et jugé pour avoir fait une « pro­po­si­tion illé­gale » à l’As­sem­blée, est assez claire, une fonc­tion double : modé­rer l’iségoria  par la dis­ci­pline, et don­ner au peuple, au démos, la pos­si­bi­li­té de recon­si­dé­rer une déci­sion prise par lui-même. Un graphe para­no­mon abou­tis­sant à une condam­na­tion avait pour effet d’an­nu­ler un vote posi­tif de l’As­sem­blée, grâce au ver­dict, non pas d’une élite res­treinte telle que la Cour suprême des États-Unis, mais du démos, par l’in­ter­mé­diaire d’un jury popu­laire nom­breux, choi­si par tirage au sort. Notre sys­tème pro­tège la liber­té des repré­sen­tants grâce aux pri­vi­lèges par­le­men­taires, or ces mêmes pri­vi­lèges, de façon para­doxale, pro­tègent aus­si l’ir­res­pon­sa­bi­li­té des repré­sen­tants. Le para­doxe athé­nien se situait dans une voie tout à fait oppo­sée : il pro­té­geait à la fois la liber­té de l’As­sem­blée en son ensemble, et celle de ses membres pris indi­vi­duel­le­ment en leur refu­sant l’immunité. »

Moses I. Fin­ley, « Démo­cra­tie antique et démo­cra­tie moderne », Payot 1972, p. 73–74.

Cette liber­té d’expression était si impor­tante pour les démo­crates, si vitale, que les Athé­niens la jugeaient encore plus impor­tante que l’isonomia (l’égalité devant la loi) :

« Quand Héro­dote décrit la nais­sance de la démo­cra­tie athé­nienne, il met en évi­dence l’isègoria et non l’isonomia comme prin­cipe de l’é­ga­li­té démo­cra­tique ; et d’ailleurs son expo­sé est conforme à ce qu’on trouve dans les sources athé­niennes : ce que les démo­crates athé­niens ché­rissent le plus dans l’é­ga­li­té, c’est l’isègoria, pas l’isonomia. »

Mogens H. Han­sen, « La démo­cra­tie athé­nienne à l’époque de Démos­thène », Les Belles Lettres 2003, p. 111.

Ils jugeaient même la liber­té d’expression si consub­stan­tielle à la démo­cra­tie qu’ils pou­vaient uti­li­ser les deux termes démo­cra­tie et isè­go­ria indif­fé­rem­ment, comme s’ils étaient synonymes :

« Le mot isé­go­ria, le droit pour tous de par­ler à l’as­sem­blée, était quel­que­fois employé par les écri­vains grecs comme un syno­nyme de « démocratie ». »

Moses I. Fin­ley, « Démo­cra­tie antique et démo­cra­tie moderne », Payot 1972, p. 65.

 

Depuis cette loin­taine époque athé­nienne, les plus grands pen­seurs ont conti­nué à défendre la liber­té de parole pour les citoyens dans le but pré­cis de résis­ter aux pou­voirs abu­sifs, quels qu’ils soient (même au pou­voir d’une majo­ri­té popu­laire deve­nue into­lé­rante). Il est utile de gar­der vivante la mémoire de leurs luttes, et de médi­ter len­te­ment ces pen­sées pas­sées, car leurs argu­ments pour­raient tous nous ser­vir aujourd’hui.

Au pre­mier reproche oppo­sé au peuple pour lui refu­ser le droit à la parole libre, le reproche d’incompétence, nous avons (nous le peuple) com­pris depuis long­temps que cette incom­pé­tence était soi­gneu­se­ment entretenue :

« Les mêmes qui lui ont ôté les yeux reprochent au peuple d’être aveugle. »

John Mil­ton (1608−1674).

Aris­tote déjà, il y a 2 500 ans, pen­sait la foule capable d’une intel­li­gence col­lec­tive supé­rieure à l’intelligence indi­vi­duelle d’un prince :

« D’a­près ces (consi­dé­ra­tions) il semble mani­feste qu’au­cun de ces cri­tères [ver­tu, richesse, nais­sance, liber­té] n’est cor­rect au nom des­quels cer­tains estiment conve­nable que ce soit eux qui gou­vernent et que tous les autres leur soient sou­mis. Car même à ceux qui s’es­timent dignes d’être sou­ve­rains sur le gou­ver­ne­ment au nom de leur ver­tu, tout comme à ceux qui invoquent leur richesse, les masses pour­raient oppo­ser un argu­ment juste : rien n’empêche à un cer­tain moment la masse d’être meilleure que le petit nombre ni d’être plus riche (que lui), non pas chaque indi­vi­du, mais l’en­semble des gens. »

Aris­tote (-384 – 322 av JC)„ « Les poli­tiques », III, 13, 1283‑b, Folio p. 251.

Cette obser­va­tion devrait conduire logi­que­ment à pro­té­ger le droit de cette foule à s’exprimer librement.

Contre le reproche d’incompétence et d’inconstance, sou­vent oppo­sé au peuple pour le faire taire, Machia­vel a aus­si écrit des pages éton­nantes en l’honneur de l’intelligence col­lec­tive popu­laire, sorte de « sagesse des foules » :

« Tite-Live et tous les autres his­to­riens affirment qu’il n’est rien de plus chan­geant et de plus incons­tant que la foule. […] Mais, quoi qu’il en soit, je ne pense ni ne pen­se­rai jamais que ce soit un tort que de défendre une opi­nion par le rai­son­ne­ment, sans vou­loir recou­rir ni à la force ni à l’au­to­ri­té.

Je dis donc que ce défaut dont les écri­vains accusent la foule, on peut en accu­ser tous les hommes per­son­nel­le­ment, et notam­ment les princes. Car tout indi­vi­du qui n’est pas sou­mis aux lois peut com­mettre les mêmes erreurs qu’une foule sans contraintes. […]

Car on doit les com­pa­rer [les princes sages] avec une foule réglée par les lois, comme ils le sont eux-mêmes. On trou­ve­ra alors en cette foule la même ver­tu que nous consta­tons chez les princes ; et l’on ne ver­ra pas qu’elle domine avec orgueil, ni qu’elle serve avec bassesse. […]

Aus­si ne faut-il pas accu­ser davan­tage la nature de la foule que celle des princes, car ils se trompent tous, quand ils peuvent sans crainte se trom­per. […]

Je conclus donc contre l’o­pi­nion géné­rale, qui pré­tend que les peuples, quand ils ont le pou­voir, sont chan­geants, incons­tants et ingrats. Et j’af­firme que ces défauts ne sont pas dif­fé­rents chez les peuples et chez les princes. Qui accuse les princes et les peuples conjoin­te­ment peut dire la véri­té ; mais, s’il en excepte les princes, il se trompe. Car un peuple qui gou­verne et est bien régle­men­té est aus­si constant, sage et recon­nais­sant, et même davan­tage, qu’un prince esti­mé pour sa sagesse. Et, d’autre part, un prince affran­chi des lois est plus ingrat, chan­geant et dépour­vu de sagesse qu’un peuple.

La dif­fé­rence de leurs conduites ne naît pas de la diver­si­té de leur nature, parce qu’elle est iden­tique chez tous — et, s’il y a une supé­rio­ri­té, c’est celle du peuple ; mais du plus ou moins de res­pect qu’ils ont pour les lois, sous les­quelles ils vivent l’un et l’autre. […]

Quant à la sagesse et à la constance, je dis qu’un peuple est plus sage, plus constant et plus avi­sé qu’un prince. Ce n’est pas sans rai­son que l’on com­pare la parole d’un peuple à celle de Dieu. Car on voit que l’o­pi­nion géné­rale réus­sit mer­veilleu­se­ment dans ses pro­nos­tics ; de sorte qu’elle semble pré­voir par une ver­tu occulte le bien et le mal qui l’at­tendent. Quant à son juge­ment, il arrive rare­ment, lors­qu’un peuple entend deux ora­teurs oppo­sés et de force égale, qu’il ne choi­sisse pas le meilleur avis et qu’il ne soit pas capable de dis­cer­ner la véri­té qu’on lui dit. Si, dans les entre­prises ris­quées ou qui lui semblent pro­fi­tables, il se trompe, un prince se trompe aus­si très sou­vent dans ses pas­sions, qui sont beau­coup plus nom­breuses que celles du peuple. […]

On voit en outre que les cités où le peuple gou­verne font en très peu de temps des pro­grès inouïs : beau­coup plus grands que les cités qui ont tou­jours vécu sous un prince. […] Ceci ne peut pro­ve­nir que du fait que le gou­ver­ne­ment des peuples est meilleur que celui des princes. »

Machia­vel, « Dis­cours sur la Pre­mière Décade de Tite-Live » (1531) Livre 1, Cha­pitre 58 « La foule est plus sage et plus constante qu’un prince ».

Là encore, si la foule est sage, on peut en déduire qu’il faut pro­té­ger sa liber­té de parole.

Au 18e siècle, contre les élites de cen­seurs, Condor­cet (1743−1794) a cal­cu­lé sous forme pro­ba­bi­liste ce qui peut s’appeler « la sagesse des foules » :

« Nous nous sou­ve­nons du prin­cipe de Scott Page : « La diver­si­té prime sur la com­pé­tence », et si j’y reviens, c’est qu’il repré­sente la condi­tion d’une idée sou­te­nant tout l’é­di­fice de la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive : le théo­rème de Condor­cet. Condor­cet a fait et écrit des choses admi­rables. Il est pro­ba­ble­ment l’un de ceux, dans l’his­toire de la pen­sée, qui a le pre­mier ten­té de modé­li­ser les phé­no­mènes sociaux. S’in­té­res­sant à la ques­tion des assem­blées qui déli­bèrent, il a mis en relief le risque que cer­tains choix col­lec­tifs deviennent intran­si­tifs. Mais il a défen­du aus­si de façon pré­coce l’i­dée de la sagesse des foules en consi­dé­rant, dans son célèbre « Essai sur l’ap­pli­ca­tion de l’a­na­lyse à la pro­ba­bi­li­té des déci­sions ren­dues à la plu­ra­li­té des voix » (cha­pitre CLXXX), que si chaque votant a une pro­ba­bi­li­té de chance supé­rieure à 50 % de prendre une bonne déci­sion, plus l’as­sem­blée est impor­tante, plus la pro­ba­bi­li­té est grande qu’une déci­sion col­lec­tive, prise à la majo­ri­té, tende vers une conclu­sion opti­male et ration­nelle.

Ce théo­rème cen­tral de la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive est expri­mé d’une autre façon par Hélène Lan­de­more (en 2010) : « Dans la mesure où la diver­si­té cog­ni­tive est, jus­qu’à un cer­tain point, fonc­tion du nombre de par­ti­ci­pants, la déli­bé­ra­tion au sein d’un groupe nom­breux est, d’un point de vue épis­té­mique, supé­rieure à la déli­bé­ra­tion au sein d’un petit groupe. »

Les erreurs des uns étant com­pen­sées par les erreurs des autres, comme dans le cas de l’ex­pé­ri­men­ta­tion de Kate Gor­don por­tant sur l’é­va­lua­tion de la masse d’ob­jets, on peut sup­po­ser que le nombre accroît les chances qu’une assem­blée tende vers la sagesse.

Gérald Bron­ner, La démo­cra­tie des cré­dules (2013), évo­quant le théo­rème de Condor­cet, p 234.

La mau­vaise image du peuple (qu’on peut donc faire taire) — comme la bonne image des princes (qui peuvent donc par­ler libre­ment) — a été ana­ly­sée très tôt par les plus grands esprits, qui ont repé­ré dans ces pré­ju­gés les effets de la parole libre, comme ceux de la parole asservie :

« Mais si l’on veut savoir d’où naît le pré­ju­gé défa­vo­rable au peuple, géné­ra­le­ment répan­du, c’est que tout le monde a la liber­té d’en dire ouver­te­ment le plus grand mal, même au moment où il domine ; au lieu que ce n’est qu’avec la plus grande cir­cons­pec­tion et en trem­blant qu’on parle mal des princes. »

Machia­vel, « Dis­cours sur la pre­mière décade de Tite-Live », publié en 1521, Livre Pre­mier, chap LVIII.

Machia­vel, dont on sait trop peu com­bien il défen­dait le peuple contre les princes, tenait déjà (au 16e siècle) à ce que cha­cun entende tous les points de vue afin de se for­mer un juge­ment digne de ce nom — ce qui sup­pose que tous les points de vue soient libre­ment exprimés :

« La manière la plus prompte de faire ouvrir les yeux à un peuple est de mettre indi­vi­duel­le­ment cha­cun à même de juger par lui-même et en détail de l’objet qu’il n’avait jusque-là appré­cié qu’en gros. »

Machia­vel, « Dis­cours sur la pre­mière décade de Tite-Live » (« Dis­cor­si ») livre I, chap. 47.

Le même Machia­vel sou­li­gnait l’intérêt car­di­nal des conflits entre domi­nants et domi­nés — et donc, logi­que­ment, de leur liber­té de parole — pour pro­duire les meilleures lois. Ici, c’est Alain Supiot, juriste pas­sion­nant, qui le cite et le commente :

C’est à cette his­toire romaine que Machia­vel s’est réfé­ré pour affir­mer que les bonnes lois sont celles qui s’en­ra­cinent dans l’ex­pé­rience des conflits :
« Dans toute répu­blique, écrit-il, il y a deux par­tis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favo­rables à la liber­té ne naissent que de leur oppo­si­tion […]. On ne peut […] qua­li­fier de désor­don­née une répu­blique [la Répu­blique romaine] où l’on voit briller tant de ver­tus : c’est la bonne édu­ca­tion qui les fait éclore, et celle-ci n’est due qu’à de bonnes lois ; les bonnes lois à leur tour sont le fruit de ces agi­ta­tions que la plu­part condamnent si incon­si­dé­ré­ment.23 »

Ain­si que l’a mon­tré Claude Lefort, Machia­vel découvre ici une véri­té scan­da­leuse : dans une cité libre, la loi n’est pas une œuvre de la froide rai­son, mais le fruit du heurt de deux dési­rs éga­le­ment illi­mi­tés, le désir des Grands de tou­jours pos­sé­der davan­tage et celui du peuple de ne pas être oppri­mé. Aus­si la loi n’est-elle jamais don­née une fois pour toute : elle demeure ouverte aux conflits qui tou­jours conduisent à la réfor­mer.24

Alain Supiot, La gou­ver­nance des nombres, p. 114.

23 Machia­vel, « Dis­cours sur la pre­mière décade de Tite-Live », I, 4, in Œuvres com­plètes, Paris, Gal­li­mard, coll. « Biblio­thèque de la Pléiade », 1952, p. 390.

24 Claude Lefort, « Le Tra­vail de l’œuvre : Machia­vel » [1972], Paris, Gal­li­mard, coll. « Tel », 1986, p. 472 et s.

Pour le faire taire, on a aus­si repro­ché au peuple des paroles immo­dé­rées qui pour­raient inci­ter à la haine et à la vio­lence, et donc trou­bler l’ordre public. Mais là aus­si, nous savons depuis long­temps que c’est un argu­ment fal­la­cieux, uti­li­sé de mau­vaise foi le plus sou­vent soit par les tyrans soit par ceux qui se savent illé­gi­times et inca­pables de prou­ver leurs propres thèses :

« Si l’on y fait atten­tion, l’on trou­ve­ra qu’il ne peut point y avoir de livre vrai­ment dan­ge­reux. Qu’un écri­vain vienne nous dire que l’on peut assas­si­ner ou voler, on n’en assas­si­ne­ra et l’on n’en vole­ra pas plus pour cela, parce que la loi dit le contraire. Il n’y a que lorsque la reli­gion et le zèle diront d’as­sas­si­ner ou de per­sé­cu­ter que l’on pour­ra le faire, parce qu’a­lors on assas­sine impu­né­ment ou de concert avec la loi, ou parce que dans l’es­prit des hommes la reli­gion est plus forte que la loi et doit être pré­fé­ra­ble­ment écou­tée. Quand les prêtres excitent les pas­sions des hommes, leurs décla­ma­tions ou leurs écrits sont dan­ge­reux parce qu’il n’existe plus de frein pour conte­nir les pas­sions sacrées qu’ils ont exci­tées, et parce que les dévots n’exa­minent jamais ce que disent leurs guides spirituels.

Il n’y a que l’im­pos­ture et la mau­vaise foi qui puissent craindre ou inter­dire l’exa­men. La dis­cus­sion four­nit de nou­velles lumières au sage, elle n’est affli­geante que pour celui qui veut d’un ton superbe impo­ser ses opi­nions ou pour le fourbe qui connaît la fai­blesse de ses preuves, ou pour celui qui a la conscience de la futi­li­té de ses pré­ten­tions. L’es­prit humain s’é­claire même par ses éga­re­ments, il s’en­ri­chit des expé­riences qu’il a faites sans suc­cès, elles lui apprennent au moins à cher­cher des routes nouvelles.

Haïr la dis­cus­sion, c’est avouer qu’on veut trom­per, qu’on doute soi-même de la bon­té de sa cause, ou qu’on a trop d’or­gueil pour reve­nir sur ses pas. »

Paul-Hen­ri Thi­ry d’Hol­bach, « Essai sur les pré­ju­gés ; ou De l’in­fluence des opi­nions sur les mœurs & sur le bon­heur des hommes », 1770.

En fait, la cen­sure vou­lue par les puis­sants contre leurs oppo­sants est repé­rée depuis longtemps :

« La liber­té de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réser­ver la liber­té de tout faire. Quand il est per­mis de tout dire, la véri­té parle d’elle-même et son triomphe est assuré. »

Jean-Paul Marat « Les Chaînes de l’esclavage », 1774.

Et la pré­fé­rence affi­chée « pour la véri­té et contre l’erreur », dans la bouche des domi­nants, n’est sou­vent qu’un prétexte :

« La véri­té est le nom que les plus forts donnent à leur opinion. »

Alphonse Karr (1808−1890).

C’est une fonc­tion lit­té­ra­le­ment vitale, pour une socié­té démo­cra­tique, que celle de res­ter tou­jours vigi­lant et capable de lan­cer l’alarme quand les puis­sants abusent de leur puis­sance. Marat et les révo­lu­tion­naires de 1789 voyaient les jour­na­listes comme des « sen­ti­nelles du peuple », de pré­cieux lan­ceurs d’alerte, char­gés d’entretenir la méfiance des citoyens et d’éclairer leur opinion :

« Pour res­ter libre, il faut être sans cesse en garde contre ceux qui gou­vernent : rien de plus aisé que de perdre celui qui est sans défiance ; et la trop grande sécu­ri­té des peuples est tou­jours l’a­vant-cou­reur de leur servitude.

Mais comme une atten­tion conti­nuelle sur les affaires publiques est au-des­sus de la por­tée de la mul­ti­tude, trop occu­pée d’ailleurs de ses propres affaires, il importe qu’il y ait dans l’État des hommes qui tiennent sans cesse leurs yeux ouverts sur le cabi­net, qui suivent les menées du gou­ver­ne­ment, qui dévoilent ses pro­jets ambi­tieux, qui sonnent l’a­larme aux approches de la tem­pête, qui réveillent la nation de sa léthar­gie, qui lui découvrent l’a­bîme qu’on creuse sous ses pas, et qui s’empressent de noter celui sur qui doit tom­ber l’in­di­gna­tion publique. Aus­si, le plus grand mal­heur qui puisse arri­ver à un État libre, où le prince est puis­sant et entre­pre­nant, c’est qu’il n’y ait ni dis­cus­sions publiques, ni effer­ves­cence, ni partis.

Tout est per­du, quand le peuple devient de sang-froid, et que sans s’in­quié­ter de la conser­va­tion de ses droits, il ne prend plus de part aux affaires : au lieu qu’on voit la liber­té sor­tir sans cesse des feux de la sédition. »

Jean-Paul Marat, « Les chaînes de l’esclavage » (1774).

Plus géné­ra­le­ment, l’idée même, pour un homme ou un groupe,  d’imposer une pen­sée et une parole aux autres est illé­gi­time et indéfendable :

« Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d’une intel­li­gence supé­rieure à l’intelligence humaine, ils pour­raient exer­cer cet empire sur les pen­sées ; mais s’ils ne sont que des hommes, s’il est absurde que la rai­son d’un homme soit, pour ain­si dire, sou­ve­raine de la rai­son de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la mani­fes­ta­tion des opi­nions n’est qu’une absur­di­té. »

Maxi­mi­lien Robes­pierre, Dis­cours sur la liber­té de la presse, pro­non­cé à la Sté des Amis de la Consti­tu­tion, le 11 mai 1791.

La qua­li­té même des pou­voirs dépend de leur expo­si­tion (ou pas) à la libre cri­tique des per­sonnes sou­mises à leur autorité :

« Tout pou­voir est méchant dès qu’on le laisse faire ; tout pou­voir est sage dès qu’il se sent jugé. »

Émile Char­tier dit « Alain », « Pro­pos », 25 jan­vier 1930.

Nos liber­tés publiques dépendent donc aus­si de l’exposition des pou­voirs à la libre critique :

« La liber­té réelle sup­pose une orga­ni­sa­tion constam­ment diri­gée contre le pou­voir. La liber­té meurt si elle n’agit point. »

Alain (Émile Char­tier), « Mars ou la guerre jugée » (1936), page 122.

Au 18e siècle, on atten­dait du pou­voir légis­la­tif qu’il pro­tège le peuple contre les abus du pou­voir exécutif :

« La loi doit pro­té­ger la liber­té publique et indi­vi­duelle contre l’op­pres­sion de ceux qui gouvernent. »

DDHC, Décla­ra­tion des Droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, article 9.

Mais l’expérience éter­nelle montre que des légis­la­teurs cor­rom­pus peuvent empê­cher les oppo­sants de s’exprimer en votant des lois de cen­sure, lois scé­lé­rates. C’est ce type de lois illé­gi­times que le 1er amen­de­ment a vou­lu inter­dire défi­ni­ti­ve­ment au Par­le­ment américain :

« Le Par­le­ment n’a­dop­te­ra aucune loi pour limi­ter la liber­té d’ex­pres­sion, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir paci­fi­que­ment ou d’a­dres­ser au Gou­ver­ne­ment des péti­tions pour obte­nir répa­ra­tions des torts subis. »

Pre­mier amen­de­ment de la Consti­tu­tion des États-Unis d’A­mé­rique, Bill of Rights rati­fié en 1791.

L’isègoria des Grecs est donc res­tée une idée bien vivante à tra­vers les siècles, comme rem­part contre les pou­voirs abu­sifs. Au 17e, au 18e, au 19e comme au 20e siècle, la liber­té de parole, c’est presque la liber­té tout court, et c’est une vieille grande idée de pro­té­ger le peuple contre ses repré­sen­tants en les empê­chant de jamais muse­ler les représentés.

Ain­si, pour Machia­vel, il faut que tous les pou­voirs ins­ti­tués aient peur de quelque chose :

« Le peuple, quand il fait des magis­trats, doit les créer de manière qu’ils aient lieu d’appréhender, s’ils venaient à abu­ser de leur pouvoir. »

Nico­las Machia­vel, « Dis­cours sur la pre­mière décade de Tite-Live », livre 1, chap. 41.

Alors que ces pou­voirs, pré­ci­sé­ment, cherchent tou­jours, évi­dem­ment, à n’avoir peur de rien de sérieux, à com­men­cer par la parole libre de leurs opposants :

« Il y en a pour qui la liber­té d’expression c’est la liber­té de pen­ser comme eux.

Pri­ver un homme des moyens que la nature et l’art ont mis en son pou­voir de com­mu­ni­quer ses sen­ti­ments et ses idées, pour empê­cher qu’il n’en fasse un mau­vais usage, ou bien enchaî­ner sa langue de peur qu’il ne calom­nie, ou lier ses bras de peur qu’il ne les tourne contre ses sem­blables, tout le monde voit que ce sont là des absur­di­tés du même genre, que cette méthode est tout sim­ple­ment le secret du des­po­tisme qui, pour rendre les hommes sages et pai­sibles, ne connaît pas de meilleur moyens que d’en faire des ins­tru­ments pas­sifs ou de vils automates. »

Robes­pierre, « Dis­cours sur la liber­té de la presse », pro­non­cé à la Socié­té des Amis de la Consti­tu­tion le 11 mai 1791, et uti­li­sé devant l’Assemblée Natio­nale le 22 août 1791.

 

« Les des­potes eux-mêmes ne nient pas que la liber­té ne soit excel­lente ; seule­ment ils ne la veulent que pour eux-mêmes, et ils sou­tiennent que tous les autres en sont tout à fait indignes. »

Alexis de Toc­que­ville, « L’An­cien Régime et la Révo­lu­tion », 1866 [décri­vant hon­nê­te­ment le fond de l’idéologie escla­va­giste dite libérale].

 

« La liber­té seule­ment pour les par­ti­sans du gou­ver­ne­ment, pour les membres d’un par­ti, aus­si nom­breux soient-ils, ce n’est pas la liber­té. La liber­té, c’est tou­jours la liber­té de celui qui pense autre­ment. Non pas par fana­tisme de la « jus­tice », mais parce que tout ce qu’il y a d’ins­truc­tif, de salu­taire et de puri­fiant dans la liber­té poli­tique tient à cela et perd de son effi­ca­ci­té quand la « liber­té » devient un privilège. »

Rosa Luxem­bourg, « La révo­lu­tion russe », 1918.

Et même plus encore dans un gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif que dans une démo­cra­tie véri­table, la totale liber­té de parole est abso­lu­ment essen­tielle, fon­da­men­tale, vitale :

« Sous le gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif, sur­tout, c’est-à-dire, quand ce n’est point le peuple qui fait les lois, mais un corps de repré­sen­tants, l’exercice de ce droit sacré [la libre com­mu­ni­ca­tion des pen­sées entre les citoyens] est la seule sau­ve­garde du peuple contre le fléau de l’oligarchie. Comme il est dans la nature des choses que les repré­sen­tants peuvent mettre leur volon­té par­ti­cu­lière à la place de la volon­té géné­rale, il est néces­saire que la voix de l’opinion publique reten­tisse sans cesse autour d’eux, pour balan­cer la puis­sance de l’intérêt per­son­nel et les pas­sions indi­vi­duelles ; pour leur rap­pe­ler, et le but de leur mis­sion et le prin­cipe de leur autorité.

Là, plus qu’ailleurs, la liber­té de la presse est le seul frein de l’ambition, le seul moyen de rame­ner le légis­la­teur à la règle unique de la légis­la­tion. Si vous l’enchaînez, les repré­sen­tants, déjà supé­rieurs à toute auto­ri­té, déli­vrés encore de la voix impor­tune de ces cen­seurs, éter­nel­le­ment cares­sés par l’intérêt et par l’adulation, deviennent les pro­prié­taires ou les usu­frui­tiers pai­sibles de la for­tune et des droits de la nation ; l’ombre même de la sou­ve­rai­ne­té dis­pa­raît, il ne reste que la plus cruelle, la plus indes­truc­tible de toutes les tyran­nies ; c’est alors qu’il est au moins dif­fi­cile de contes­ter la véri­té de l’anathème fou­droyant de Jean-Jacques Rous­seau contre le gou­ver­ne­ment repré­sen­ta­tif absolu. »

Robes­pierre, Le Défen­seur de la Consti­tu­tion, n° 5, 17 juin 1792.

Je trouve que ces pen­sées de Robes­pierre sont d’une actua­li­té par­faite pour nous aider à pen­ser la tyran­nie qui vient aujourd’hui, et nous devrions les faire lire — et même médi­ter — par nos enfants, pour qu’ils soient bien conscients en pro­fon­deur de ces condi­tions vitales de leur propre liberté.

Je fais remar­quer que la liber­té d’acheter un média aban­donne lit­té­ra­le­ment les prin­ci­paux médias aux plus riches : la liber­té de la presse est comme assas­si­née par un légis­la­teur qui consent à ce que les médias soient ache­tés comme on achète une mar­chan­dise : cette licence a per­mis en France à neuf mil­liar­daires de contrô­ler fina­le­ment toute la presse du pays France, ce qui leur per­met de ne publier que les « oppo­si­tions contrô­lées » (© Orwell, 1984) et de faire silence sur toute les oppo­si­tions réelles, non contrô­lées. Cette appro­pria­tion est cri­mi­nelle. La liber­té de la presse bien conçue, pour éclai­rer cor­rec­te­ment l’opinion, devrait rendre inalié­nables, indé­pen­dants à la fois des puis­sances poli­tiques et des puis­sances éco­no­miques, tous les médias impor­tants : les jour­naux, les radios et les télé­vi­sions, bien sûr, mais aus­si les agences de presse, les ins­ti­tuts de son­dages et les ins­ti­tuts statistiques.

Les par­ti­sans de l’ordre, qui acceptent la cen­sure pour être pai­sible, devraient com­prendre qu’il est dérai­son­nable de vou­loir à la fois la liber­té et la tranquillité :

« Deman­der, dans un État libre, des gens har­dis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vou­loir des choses impos­sibles, et, pour règle géné­rale, toutes les fois qu’on ver­ra tout le monde tran­quille dans un État qui se donne le nom de répu­blique, on peut être assu­ré que la liber­té n’y est pas. »

Mon­tes­quieu, « Consi­dé­ra­tions sur les causes de la gran­deur des Romains et de leur déca­dence », 1721, Cha­pitre IX Deux causes de la perte de Rome, p. 51.

En fait, tout le monde, même le tyran du moment, a inté­rêt, un jour ou l’autre, à la liber­té d’expression sans réserves, car nul ne peut être cer­tain de res­ter tou­jours à l’abri des cen­sures qu’il désire pour les autres :

« Celui qui veut conser­ver sa liber­té doit pro­té­ger même ses enne­mis de l’op­pres­sion ; car s’il ne s’y astreint pas il crée­ra ain­si un pré­cé­dent qui l’at­tein­dra un jour. »

Tho­mas Paine (1737−1809).

D’autant plus que, au fond, la cen­sure ne fonc­tionne pas : elle fait des cen­su­rés des mar­tyrs et elle les aide même à se faire connaître, sous le man­teau. Seule la libre contro­verse per­met d’affaiblir vrai­ment les oppo­si­tions mal fondées :

« L’autorité ne doit jamais pros­crire une reli­gion, même quand elle la croit dan­ge­reuse. […] Le seul moyen d’affaiblir une opi­nion, c’est d’établir le libre exa­men. Or, qui dit libre exa­men dit éloi­gne­ment de toute espèce d’autorité, absence de toute conven­tion col­lec­tive : l’examen est essen­tiel­le­ment individuel. »

Ben­ja­min Constant, « Cours de poli­tique consti­tu­tion­nelle » (1861).

C’est quel­que­fois la popu­la­tion elle-même qui fixe des inter­dits à la parole, tan­tôt par into­lé­rance, tan­tôt par lâche­té. Toc­que­ville, pen­seur « libé­ral » (entre guille­mets parce que les « libé­raux » sont sou­vent libé­raux pour eux et escla­va­gistes pour les autres, prêts à enfer­mer leurs oppo­sants — le sujet d’étude du voyage en Amé­rique de Toc­que­ville était… le sys­tème car­cé­ral, enjeu majeur pour les « libé­raux »), redou­tait le risque de cen­sure par la majorité :

« En Amé­rique, la majo­ri­té trace un cercle for­mi­dable autour de la pen­sée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est libre ; mais mal­heur à lui s’il ose en sor­tir. Ce n’est pas qu’il ait à craindre un auto­da­fé, mais il est en butte à des dégoûts de tous genres et à des per­sé­cu­tions de tous les jours. La car­rière poli­tique lui est fer­mée : il a offen­sé la seule puis­sance qui ait la facul­té de l’ouvrir. On lui refuse tout, jusqu’à la gloire. Avant de publier ses opi­nions, il croyait avoir des par­ti­sans ; il lui semble qu’il n’en a plus, main­te­nant qu’il s’est décou­vert à tous ; car ceux qui le blâment s’expriment hau­te­ment, et ceux qui pensent comme lui, sans avoir son cou­rage, se taisent et s’éloignent.

Il cède, il plie enfin sous l’effort de chaque jour, et rentre dans le silence, comme s’il éprou­vait des remords d’avoir dit vrai. »

Alexis de Toc­que­ville, « De la démo­cra­tie en Amé­rique », tome 1, 1835 – 2ème par­tie – Cha­pitre 7 Du pou­voir qu’exerce la majo­ri­té en Amé­rique sur la pensée.

Mais la popu­la­tion elle-même, comme les pou­voirs, n’est pas légi­time à impo­ser une parole ou une autre à qui que ce soit. Ici, c’est Mill qui le clame :

« Un légis­la­tif ou un exé­cu­tif dont les inté­rêts ne seraient pas iden­ti­fiés à ceux du peuple n’est pas auto­ri­sé à lui pres­crire des opi­nions ni à déter­mi­ner pour lui les doc­trines et les argu­ments à entendre. []

Sup­po­sons donc que le gou­ver­ne­ment ne fasse qu’un avec le peuple et ne songe jamais à exer­cer aucun pou­voir de coer­ci­tion, à moins d’être en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exercer une telle coer­ci­tion, que ce soit de lui-même ou par l’intermédiaire de son gou­ver­ne­ment, car ce pou­voir est illé­gi­time. Le meilleur gou­ver­ne­ment n’y a pas davan­tage de droit que le pire : un tel pou­voir est aus­si nui­sible, si ce n’est plus, lorsqu’il s’exerce en accord avec l’opinion publique qu’en oppo­si­tion avec elle. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859)

Chris­to­pher Lasch a bien ana­ly­sé cer­tains res­sorts intel­lec­tuels qui conduisent les popu­la­tions à deve­nir pro­gres­si­ve­ment into­lé­rantes et à redou­ter les controverses :

« Ces déve­lop­pe­ments jettent une lumière sup­plé­men­taire sur le déclin du débat démo­cra­tique. « La diver­si­té » — slo­gan qui semble sédui­sant à pre­mière vue — en est arri­vée à signi­fier le contraire de ce qu’elle semble vou­loir dire. Dans la pra­tique, la diver­si­té sert à légi­ti­mer un nou­veau dog­ma­tisme, dans lequel des mino­ri­tés rivales s’a­britent der­rière un ensemble de croyances qui échappe à la dis­cus­sion ration­nelle. La ségré­ga­tion phy­sique de la popu­la­tion dans des ghet­tos racia­le­ment homo­gènes et refer­més sur eux-mêmes a pour pen­dant la bal­ka­ni­sa­tion de l’o­pi­nion. Chaque groupe essaye de se cla­que­mu­rer der­rière ses propres dogmes. Nous sommes deve­nus une nation de mino­ri­tés ; il ne manque que leur recon­nais­sance offi­cielle en tant que telles pour ache­ver le processus.

Cette paro­die de « com­mu­nau­té » — terme fort à la mode mais qui n’est pas très bien com­pris — char­rie avec elle le pos­tu­lat insi­dieux selon lequel on peut attendre de tous les membres d’un groupe don­né qu’ils pensent de la même manière. L’o­pi­nion devient ain­si fonc­tion de l’i­den­ti­té raciale ou eth­nique, du sexe ou de la pré­fé­rence sexuelle. Des « porte-parole » auto-dési­gnés de la mino­ri­té appliquent ce confor­misme en frap­pant d’os­tra­cisme ceux qui dévient de la ligne du par­ti — par exemple ces noirs qui « pensent blanc ». Com­bien de temps encore l’es­prit de libre exa­men et de débat ouvert peut-il sur­vivre dans de telles conditions ? »

Chris­to­pher Lasch, « La révolte des élites », 1996.

Chom­sky a sou­vent décrit les façons insi­dieuses, indi­rectes, par la bande, de cen­su­rer sans que ça se voie :

« La façon la plus intel­li­gente de main­te­nir la pas­si­vi­té des gens, c’est de limi­ter stric­te­ment l’éventail des opi­nions accep­tables, mais en per­met­tant un débat vif à l’intérieur de cet éven­tail et même d’encourager des opi­nions plus cri­tiques et dis­si­dentes. Cela donne aux gens l’impression d’être libres de leurs pen­sées, alors qu’en fait, à tout ins­tant, les pré­sup­po­si­tions du sys­tème sont ren­for­cées par les limites posées au débat. »

Noam Chom­sky, « Le bien com­mun », 1998.

À pro­pos de façons insi­dieuses de cen­su­rer les opi­nions dis­si­dentes, il faut connaître la tech­nique uti­li­sée par les puis­sants au 20e siècle pour dépo­li­ti­ser pro­gres­si­ve­ment les choix de socié­té les plus impor­tants. C’est Alain Supiot (dans ses for­mi­dables confé­rences au Col­lège de France sur la Gou­ver­nance par les nombres et sur le Retour des liens d’allégeance de type féo­dal) qui m’a ren­du sen­sible cette ruse déci­sive (que les citoyens devraient bien connaître et faire connaître) : le pré­ten­du « Prix Nobel d’économie » est en fait un prix décer­né par la Banque de Suède (!) « en l’honneur d’Alfred Nobel » ; c’est donc en fait un Grand-prix-des-usu­riers (des ban­quiers) ; ce faux « Prix Nobel » sert à enra­ci­ner dans l’opinion publique l’affirmation (fausse) que « l’économie est une science ». Or, les sciences ne sont pas déli­bé­rées au Par­le­ment, on ne sou­met pas les lois de la gra­vi­ta­tion au suf­frage uni­ver­sel ; ce qui relève des sciences est sous­trait au champ poli­tique. Ain­si, en par­lant de « sciences éco­no­miques » plu­tôt que d’« éco­no­mie poli­tique », on fait taire les pen­seurs hété­ro­doxes qui auraient bien des pro­po­si­tions alter­na­tives aux lois cruelles des usu­riers. C’est une forme de cen­sure dia­bo­li­que­ment astucieuse.

Supiot sou­ligne aus­si l’étonnant paral­lèle qu’on peut obser­ver entre le scien­tisme de l’URSS, le scien­tisme des nazis, et le scien­tisme de… l’Union euro­péenne ! Dans tous ces cas, les puis­sants mettent le débat démo­cra­tique hors-jeu au pré­texte qu’il s’agit de sciences, qu’on vise l’efficacité et qu’ « il n’y a pas d’alternative » (TINA). L’économie poli­tique se trans­forme ain­si en reli­gion, avec des dogmes rigides, inco­hé­rents et mys­té­rieux, des rites, des prêtres cruels, des excom­mu­ni­ca­tions, des sacri­fices, etc. Le scien­tisme est une façon moderne, détour­née mais très effi­cace, de pri­ver les citoyens de leur droit de parole.

Par­mi ses innom­brables ver­tus, la liber­té d’expression per­met de dis­si­per les mys­tères entre­te­nus par les puis­sants pour fon­der frau­du­leu­se­ment leur domination :

« Tout gou­ver­ne­ment a besoin d’ef­frayer sa popu­la­tion et une façon de le faire est d’en­ve­lop­per son fonc­tion­ne­ment de mys­tère. C’est la manière tra­di­tion­nelle de cou­vrir et de pro­té­ger le pou­voir : on le rend mys­té­rieux et secret, au-des­sus de la per­sonne ordi­naire. Sinon, pour­quoi les gens l’accepteraient-ils ? »

Noam Chom­sky, « Com­prendre le pou­voir, pre­mier mou­ve­ment », 1993.

C’est pour­quoi, pour les domi­nants, il est extrê­me­ment impor­tant de décou­ra­ger les oppo­sants poli­tiques de par­ler librement :

« On sait, en effet, que la pro­pa­gande tota­li­taire n’a pas besoin de convaincre pour réus­sir et même que ce n’est pas là son but. Le but de la pro­pa­gande est de pro­duire le décou­ra­ge­ment des esprits, de per­sua­der cha­cun de son impuis­sance à réta­blir la véri­té autour de soi et de l’inutilité de toute ten­ta­tive de s’opposer à la dif­fu­sion du men­songe. Le but de la pro­pa­gande est d’obtenir des indi­vi­dus qu’ils renoncent à la contre­dire, qu’ils n’y songent même plus.

Cet inté­res­sant résul­tat, l’abasourdissement média­tique l’obtient très natu­rel­le­ment par le moyen de ses men­songes inco­hé­rents, péremp­toires et chan­geants, de ses révé­la­tions fra­cas­santes et sans suite, de sa confu­sion bruyante de tous les instants.

Cepen­dant, si cha­cun, là où il se trouve, avec ses moyens et en temps utile, s’appliquait à faire valoir les droits de la véri­té en dénon­çant ce qu’il sait être une fal­si­fi­ca­tion, sans doute l’air du temps serait-il un peu plus respirable. »

Ency­clo­pé­die des Nui­sances, George Orwell devant ses calom­nia­teurs, Quelques observations.

Les pires tyrans l’écrivent eux-mêmes clai­re­ment, ils savent très bien qu’il est vital pour leur domi­na­tion que les dis­si­dents dénon­çant leurs men­songes soient bâillonnés :

« Si vous pro­fé­rez un men­songe assez gros et conti­nuez à le répé­ter, les gens fini­ront par le croire. Le men­songe ne peut être main­te­nu que le temps que l’État puisse pro­té­ger les gens des consé­quences poli­tiques, éco­no­miques et/ou mili­taires du men­songe. Il devient donc d’une impor­tance vitale pour l’État d’utiliser tous ses pou­voirs pour répri­mer la dis­si­dence, car la véri­té est l’ennemi mor­tel du men­songe, et donc par exten­sion, la véri­té est le plus grand enne­mi de l’État. »

Phrases attri­buées à Joseph Goeb­bels, Ministre à l’Éducation du peuple et à la Pro­pa­gande sous le Troi­sième Reich de 1933 à 1945.

Et ceux qui pro­cèdent à la cen­sure des libres pen­seurs sont tou­jours des com­plices du pouvoir :

« Les gou­ver­ne­ments pro­tègent et récom­pensent les hommes à pro­por­tion de la part qu’ils prennent à l’or­ga­ni­sa­tion du mensonge. »

Léon Tol­stoï, « L’esclavage moderne », 1900.

C’est notre humaine vul­né­ra­bi­li­té aux bobards qui rend effi­caces et utiles les men­songes des gou­ver­nants — et c’est elle aus­si qui rend si néces­saire la liber­té géné­rale et abso­lue de dénon­cer les men­songes pour détrom­per les citoyens :

« Abu­sés par les mots, les hommes n’ont pas hor­reur des choses les plus infâmes, déco­rées de beaux noms ; et ils ont hor­reur des choses les plus louables, décriées par des noms odieux. Aus­si l’ar­ti­fice ordi­naire des cabi­nets est-il d’é­ga­rer les peuples en per­ver­tis­sant le sens des mots ; et sou­vent des hommes de lettres avi­lis ont l’in­fa­mie de se char­ger de ce cou­pable emploi.

En fait de poli­tique, quelques vains sons mènent le stu­pide vul­gaire, j’al­lais dire le monde entier. Jamais aux choses leurs vrais noms. Les princes, leurs ministres, leurs agents, leurs flat­teurs, leurs valets, appellent art de régner celui d’é­pui­ser les peuples, de faire de sottes entre­prises, d’af­fi­cher un faste scan­da­leux, et de répandre par­tout la ter­reur ; poli­tique, l’art hon­teux de trom­per les hommes ; gou­ver­ne­ment, la domi­na­tion lâche et tyran­nique ; pré­ro­ga­tives de la cou­ronne, les droits usur­pés sur la sou­ve­rai­ne­té des peuples ; puis­sance royale, le pou­voir abso­lu ; magni­fi­cence, d’o­dieuses pro­di­ga­li­tés ; sou­mis­sion, la ser­vi­tude ; loyau­té, la pros­ti­tu­tion aux ordres arbi­traires ; rébel­lion, la fidé­li­té aux lois ; révolte, la résis­tance à l’op­pres­sion ; dis­cours sédi­tieux, la récla­ma­tion des droits de l’homme ; fac­tion, le corps des citoyens réunis pour défendre leurs droits ; crimes de lèse-majes­té, les mesures prises pour s’op­po­ser à la tyran­nie ; charges de l’é­tat, les dila­pi­da­tions de la cour et du cabi­net ; contri­bu­tions publiques, les exac­tions ; guerre et conquête, le bri­gan­dage  à la tête d’une armée, art de négo­cier, l’hy­po­cri­sie, l’as­tuce, le manque de foi, la per­fi­die et les tra­hi­sons ; coups d’É­tat, les outrages, les meurtres et les empoi­son­ne­ments ; offi­ciers du prince, ses satel­lites ; obser­va­teurs, ses espions ; fidèles sujets, les sup­pôts du des­po­tisme ; mesure de sûre­té, les recherches inqui­si­to­riales ; puni­tion des sédi­tieux, le mas­sacre des enne­mis de la liber­té. Voi­là com­ment ils par­viennent à détruire l’hor­reur qu’ins­pire l’i­mage nue des for­faits et de la tyran­nie. »

Jean-Paul Marat, « Les chaînes de l’esclavage » (1774), « 53 – Déna­tu­rer les noms des chose ».

Et une longue pra­tique des men­songes endur­cis — pas contre­dits à temps — rend dif­fi­cile l’acceptation de la vérité :

« Les vieux men­songes ont plus d’a­mis que les nou­velles véri­tés. Quand un tis­su de men­songes bien embal­lé a été ven­du pro­gres­si­ve­ment aux masses pen­dant des géné­ra­tions, la véri­té paraî­tra com­plè­te­ment absurde et son repré­sen­tant un fou furieux. »

Pen­sée attri­buée à « Dresde James ».

 

« En des temps de super­che­rie, dire la véri­té est un acte révo­lu­tion­naire. » Orwell.

Sou­vent, c’est la parole la plus sub­ver­sive et la plus légi­time qui fait l’objet d’une cen­sure ; au point qu’on peut être ten­té de voir la cen­sure d’une pen­sée comme un indi­ca­teur de pen­sée-utile-au-bien-com­mun, comme une preuve, une légion d’honneur, de résis­tance digne de nom :

« Il y a la ques­tion de savoir quelle infor­ma­tion est impor­tante pour le monde, quel type d’in­for­ma­tion peut per­mettre le chan­ge­ment. Et il y a une grande quan­ti­té d’in­for­ma­tion. Alors, l’in­for­ma­tion que les orga­ni­sa­tions font un effort éco­no­mique pour cacher, c’est vrai­ment un bon signal que, quand l’in­for­ma­tion sort, il y ait un espoir que ça fasse du bien. Parce que les orga­ni­sa­tions qui la connaissent le mieux, qui la connaissent de l’in­té­rieur, tra­vaillent à la dis­si­mu­ler. Et c’est ce que nous avons décou­vert par la pra­tique. Et c’est là l’his­toire du journalisme. »

Julian Assange, entre­tien pour Ted, 2010.

Quand on parle de liber­té d’expression en 2020, on ne peut pas ne pas évo­quer le scan­dale du trai­te­ment de Julian Assange. Julian a uti­li­sé son immense maî­trise en infor­ma­tique pour offrir à tous les jour­na­listes du monde Wiki­Leaks, un outil (inédit dans l’histoire des hommes) per­met­tant à n’importe qui de dénon­cer un com­plot, un men­songe ou un crime sans jamais rien craindre des cen­seurs, en garan­tis­sant aux lan­ceurs d’alerte le plus invio­lable ano­ny­mat, et en offrant aux peuples du monde la tota­li­té de l’information brute en accès direct.

Wiki­Leaks est un cau­che­mar pour tous les cen­seurs du monde.

Eh bien, pour avoir ain­si per­mis de dénon­cer impu­né­ment des crimes d’État (et toutes sortes de men­songes cra­pu­leux d’élus et de res­pon­sables de tout poil), dénon­cia­tion publique qui est la fonc­tion pre­mière des jour­na­listes, pour ce ser­vice ren­du à l’humanité, Julian Assange est car­ré­ment tor­tu­ré en pri­son depuis dix ans sans juge­ment et sans pou­voir se défendre, sui­vant une simu­lacre de jus­tice digne des pro­cès sta­li­niens, avec la com­pli­ci­té de tous les gou­ver­ne­ments et de tous les « jour­na­listes » mains­tream du monde (tous ven­dus à quelques mil­liar­daires), qui entre­tiennent un silence de mort sur son sup­plice au lieu de le défendre bec et ongles, si bien que, aujourd’hui encore, la plu­part des citoyens ignorent tout des crimes com­mis par leurs repré­sen­tants contre leur meilleur ami.

Julian est un héros mon­dial, il incarne à la fois le jour­na­lisme (le vrai), la liber­té d’expression (la vraie), et la cruau­té arbi­traire impu­nie des pou­voirs pour cen­su­rer leurs vrais opposants.

Les tyrans n’acceptent que les « oppo­si­tions contrô­lées » (© 1984, Orwell), c’est-à-dire les oppo­sions dont ils n’ont rien à craindre. Avec le cas Assange, on voit bien que la cen­sure est tou­jours là, ter­rible, contre les oppo­sants dignes de ce nom.

La liber­té d’Assange, c’est notre liber­té. Le com­bat d’Assange, ce devrait être le nôtre : l’isègoria n’est pas un concept théo­rique antique pour le plai­sir de pen­ser, c’est une exi­gence pra­tique moderne pour garan­tir les liber­tés. Le mar­tyr d’Assange, c’est notre propre ave­nir, cau­che­mar­desque, si nous n’arrivons pas à le sor­tir des griffes des tyrans. Julian n’a que nous, les simples citoyens, pour le défendre. En fait, la liber­té d’expression elle-même n’a que nous, les simples citoyens, pour la défendre.

Liber­té d’expression garan­tie ou pas par la puis­sance publique, les humains fiers de leur libre-arbitre s’appellent des « libres pen­seurs ». Leur rôle est essen­tiel dans la pré­ser­va­tion des liber­tés publiques. Comme on vient de le dire à pro­pos d’Assange, c’est à cha­cun d’entre nous de résis­ter à la cen­sure, cou­ra­geu­se­ment, et de res­ter des libres pen­seurs envers et contre tout. Jean Bric­mont, à ce sujet, de mon point de vue, est exemplaire :

« À chaque époque, il existe des libres pen­seurs, c’est-à-dire des gens qui n’ap­par­tiennent à aucune secte, n’adhèrent à aucune reli­gion, s’in­té­ressent aux faits avant de par­ler de valeurs, jugent de la véri­té d’une opi­nion indé­pen­dam­ment de la per­sonne qui l’é­nonce, écoutent dif­fé­rents points de vue, hésitent, doutent et dis­cutent avec tout le monde. Ils pensent que cha­cun a le droit d’ex­pri­mer son opinion.

En face d’eux, il y a les fana­tiques, les clé­ri­caux, les obs­cu­ran­tistes, qui font exac­te­ment le contraire. Ils tiennent à jour leurs fiches, sur­veillent qui parle avec qui et lancent des cam­pagnes de haine et de dif­fa­ma­tion contre les libres pen­seurs. Ils cen­surent tout ce qu’ils peuvent. Ils croient incar­ner la lutte du Bien contre le Mal.

Mal­heu­reu­se­ment, de nos jours, les fana­tiques, les clé­ri­caux et les obs­cu­ran­tistes ne parlent que de démo­cra­tie et de droits de l’homme, de lutte contre la haine, l’ex­trême-droite, le racisme et l’antisémitisme.

Cela a pour effet d’é­ga­rer un cer­tain nombre d’es­prits faibles qui se pensent comme étant de gauche tout en n’é­tant que des vic­times de l’illu­sion consis­tant à croire que l’on appar­tient au camp du Bien, et qui se privent et tentent de pri­ver les autres des res­sources de l’es­prit critique. »

Jean Bric­mont, juin 2016.

Sou­vent, nous res­tons silen­cieux devant le men­songe public, comme le feraient des com­plices, par peur de nous lever seul contre la doxa et de nous voir sévè­re­ment punis. D’où l’importance poli­tique des plus cou­ra­geux : par la ver­tu de l’exemple et par la force d’entraînement du pré­cé­dent, les libres pen­seurs  faci­litent la mobi­li­sa­tion géné­rale à venir :

Une per­sonne affir­mant la véri­té en public
peut libé­rer les gens de la pen­sée du groupe.

En fait, le com­bat entre la véri­té et l’autorité est éternel :

« Tout homme qui fera pro­fes­sion de cher­cher la véri­té et de la dire sera tou­jours odieux à celui qui exer­ce­ra l’autorité. »

Condor­cet (Mémoire sur l’instruction publique, 1791).

Et fina­le­ment, c’est une vieille idée que, de toutes les liber­tés, celle de s’exprimer est la première :

« Qu’on me donne la liber­té de connaître, de m’ex­pri­mer et de dis­pu­ter libre­ment, selon ma conscience, avant toute autre liberté. »

John Mil­ton, « Pour la liber­té d’imprimer sans auto­ri­sa­tion ni cen­sure », 1644.

 

Mais il y a une deuxième rai­son de défendre une liber­té d’expression abso­lue, plus impor­tante encore que la résis­tance aux abus de pou­voir : la défi­ni­tion du bien com­mun, défi­ni­tion poli­tique, tou­jours en mou­ve­ment et en débat, a besoin des libres contro­verses pour repé­rer les croyances erro­nées et pour que cha­cun puisse pro­gres­ser dans la per­cep­tion de la vérité :

 

  1. Pro­té­ger la démo­cra­tie contre l’erreur : per­mettre aux citoyens d’identifier cor­rec­te­ment le bien com­mun, de vou­loir les bonnes déci­sions publiques :

Toute socié­té est tra­ver­sée par une infi­ni­té d’intérêts contraires et anta­go­nistes, par­mi les­quels il faut arbi­trer, sans com­mettre ni erreurs ni injus­tices. La démo­cra­tie est un régime poli­tique qui sup­pose que ces arbi­trages, ces choix com­muns, soient loya­le­ment et métho­di­que­ment débat­tus par les per­sonnes concer­nées elles-mêmes.

L’importance de la contro­verse publique dans la recherche de la véri­té a été iden­ti­fiée par les plus grands pen­seurs connus depuis la nuit des temps. Sur cette deuxième idée — défendre la liber­té d’expression pour évi­ter les erreurs et déjouer les trom­pe­ries —, on peut, comme dans la pre­mière par­tie, s’appuyer sur des traces des temps pas­sés pour nous aider à pen­ser aujourd’hui la véri­té et la cen­sure des erreurs/mensonges.

Déjà au 4e siècle avant JC, Aris­tote défen­dait à sa manière l’intelligence col­lec­tive :

« La déli­bé­ra­tion sera, en effet, meilleure si tous déli­bèrent en com­mun, le peuple avec les notables, ceux-ci avec la masse. »

Aris­tote (-384 – 322 av JC), « Les Poli­tiques » IV, 14, 1298‑b, p. 325.

Mais l’occident n’a pas été seul à repé­rer la qua­li­té des déci­sions prises ensemble :

« Au Japon, au début du 7e siècle, le prince boud­dhiste Sho­ko­to […] fut aus­si l’initiateur d’une consti­tu­tion rela­ti­ve­ment libé­rale ou KEMPO, appe­lée la « consti­tu­tion des 17 articles », en 604 après JC. Tout à fait dans l’esprit de la Grande Charte (Magna Car­ta) signée six siècles plus tard en Angle­terre, elle insis­tait sur le fait que les déci­sions rela­tives à des sujets d’importance ne devaient pas être prises par un seul. Elles devaient être dis­cu­tées par plu­sieurs personnes. 

Cette consti­tu­tion don­nait aus­si le conseil sui­vant : « ne soyons pas por­tés à l’esprit de res­sen­ti­ment lorsque les opi­nions d’autrui dif­fèrent des nôtres. Car tout homme a un cœur, et tout cœur a ses propres incli­na­tions. Ce qui est juste pour les uns est faux pour les autres, et inversement. »

Amar­tya Sen, « La démo­cra­tie des autres », 2005, page 32.

John Stuart Mill, grande réfé­rence du libé­ra­lisme, iden­ti­fie la liber­té com­plète de contre­dire n’importe quelle thèse à la meilleure assu­rance de ne pas se tromper :

« Il existe une dif­fé­rence extrême entre pré­su­mer vraie une opi­nion qui a sur­vé­cu à toutes les réfu­ta­tions et pré­su­mer sa véri­té afin de ne pas en per­mettre la réfu­ta­tion. La liber­té com­plète de contre­dire et de réfu­ter notre opi­nion est la condi­tion même qui nous per­met de pré­su­mer sa véri­té en vue d’agir : c’est là la seule façon ration­nelle don­née à un être doué de facul­tés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai. »

John Stuart Mill, « De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion », 1859, cha­pitre 2.

Chris­to­pher Hill est un immense his­to­rien anglais, un de ceux qui tâchent de pen­ser l’histoire vue depuis le peuple, comme Howard Zinn, Hen­ri Guille­min, Gérard Noi­rel, Michelle Zan­ca­ri­ni-Four­nel ou Jacques Pau­wels. Selon cet homme, dont les livres sont si impor­tants pour nous dés­in­toxi­quer des men­songes des his­to­riens offi­ciels, il n’y a pas de véri­té sacrée, et nous devons tous lut­ter pour pré­ser­ver notre droit supé­rieur à tou­jours cher­cher nos erreurs par­mi nos actuelles croyances :

« Ce qu’il faut sau­ve­gar­der avant tout, ce qui est le bien ines­ti­mable conquis par l’homme à tra­vers tous les pré­ju­gés, toutes les souf­frances et tous les com­bats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de véri­té sacrée, c’est-à-dire inter­dite à la pleine inves­ti­ga­tion de l’homme ; c’est ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liber­té sou­ve­raine de l’esprit ; c’est qu’aucune puis­sance ou inté­rieure ou exté­rieure, aucun pou­voir, aucun dogme ne doit limi­ter le per­pé­tuel effort et la per­pé­tuelle recherche de la race humaine […] ; c’est que toute véri­té qui ne vient pas de nous est un mensonge. »

Chris­to­pher Hill, « 1640 : la révo­lu­tion anglaise » (1940).

Mon­taigne, au 16e siècle déjà, aime à être fran­che­ment contre­dit, au nom de la recherche com­mune de la véri­té. Je lis cette recherche sys­té­ma­tique de la contra­dic­tion comme un appel à n’en faire taire aucune. Notre quête de véri­té devrait nous conduire à craindre toute forme de cen­sure. Je recom­mande la lec­ture des Essais dans la tra­duc­tion de Lan­ly, en fran­çais moderne. Mon­taigne est un ami pour la vie, il nous aide tous à penser.

« Quand on me contre­dit, on éveille mon atten­tion, mais non ma colère : je m’a­vance vers celui qui me contre­dit, qui m’ins­truit. La cause de la véri­té devrait être la cause com­mune de l’un et de l’autre. […]

Je fais fête à la véri­té et je la ché­ris en quelque main que je la trouve et je me livre à elle et lui tends mes armes vain­cues d’aus­si loin que je la vois appro­cher. Et, pour­vu qu’on n’y pro­cède pas avec l’air trop impé­rieux d’un maître d’é­cole, je prête l’é­paule aux reproches que l’on fait sur mes écrits ; je les ai même sou­vent modi­fiés plus pour une rai­son de civi­li­té que pour une rai­son d’a­mé­lio­ra­tion, car j’aime à favo­ri­ser et à encou­ra­ger la liber­té de ceux qui me font des cri­tiques par ma faci­li­té à céder, même à mes dépens.

Tou­te­fois il est assu­ré­ment dif­fi­cile d’at­ti­rer à cela les hommes de mon temps : ils n’ont pas le cou­rage de cri­ti­quer les autres parce qu’ils n’ont pas le cou­rage de sup­por­ter de l’être, et ils parlent tou­jours avec dis­si­mu­la­tion en pré­sence les uns des autres. Je prends un si grand plai­sir à être jugé et connu qu’il m’est pour ain­si dire indif­fé­rent que ce soit de l’une ou de l’autre des deux façons. Ma pen­sée se contre­dit elle-même si sou­vent, et se condamne, qu’il revient au même pour moi qu’un autre le fasse, vu prin­ci­pa­le­ment que je ne donne à sa cri­tique que l’im­por­tance que je veux. »

Mon­taigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conver­sa­tion ». p 1119.

En cen­su­rant les pen­sées qu’il fau­drait com­battre, on prive le citoyen d’entraînement à apprendre seul :

« L’exercice le plus fruc­tueux et le plus natu­rel de notre esprit, c’est, à mon avis, la conver­sa­tion. J’en trouve l’usage plus doux que celui d’aucune autre action de notre vie, et c’est la rai­son pour laquelle, si j’étais à cette heure for­cé de choi­sir, je consen­ti­rais plu­tôt, je crois, à perdre la vue que l’ouïe ou la parole.

La conver­sa­tion apprend et exerce en même temps. Si je dis­cute avec un esprit vigou­reux et un rude jou­teur, il me presse les flancs, il m’éperonne à droite à gauche, ses idées sti­mulent les miennes. La riva­li­té, la recherche d’une cer­taine gloire, la lutte me poussent et m’élèvent au-des­sus de moi-même, tan­dis que l’accord est une chose tout à fait ennuyeuse dans la conversation. »

Mon­taigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conversation ».

 

« Les contra­dic­tions des juge­ments, donc, ne me blessent ni ne m’é­meuvent : elles m’é­veillent seule­ment et me mettent en action.

Nous n’ai­mons pas la rec­ti­fi­ca­tion de nos opi­nions ; il fau­drait au contraire s’y prê­ter et s’y offrir, notam­ment quand elle vient sous forme de conver­sa­tion, non de leçon magistrale.

À chaque oppo­si­tion, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à rai­son, com­ment on s’en débar­ras­se­ra. Au lieu de lui tendre les bras, nous lui ten­dons les griffes. Je sup­por­te­rais d’être rudoyé par mes amis : « Tu es un sot, tu rêves. » J’aime qu’entre hommes de bonne com­pa­gnie on s’ex­prime à cœur ouvert, que les mots aillent où va la pensée.

Il faut for­ti­fier notre ouïe et la dur­cir contre cette mol­lesse du son conven­tion­nel des paroles. […] La conver­sa­tion n’est pas assez vigou­reuse et noble si elle n’est pas que­rel­leuse, si elle est civi­li­sée et étu­diée, si elle craint le choc et si elle a des allures contraintes. »

Mon­taigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conver­sa­tion ». p 1118.

 

« Nous n’apprenons à dis­cu­ter que pour contre­dire, et, cha­cun contre­di­sant et étant contre­dit, il en résulte que tout le pro­fit de la dis­cus­sion, c’est de rui­ner et anéan­tir la vérité. »

Mon­taigne (1533−1592), « Essais », livre 3, chap. 8 « Sur l’art de la conver­sa­tion ». p 1121.

Des siècles après Mon­taigne, on conti­nue à défendre l’humble recherche de la véri­té contre les com­bats de coqs cher­chant tou­jours à avoir rai­son contre tout le monde :

« Si nous étions fon­da­men­ta­le­ment hon­nêtes, nous ne cher­che­rions rien d’autre, en tout débat, qu’à faire sor­tir la véri­té de son puits, en nous sou­ciant peu de savoir si telle véri­té appa­raît fina­le­ment conforme à la pre­mière opi­nion que nous ayons sou­te­nue ou à celle de l’autre ; ce qui serait indif­fé­rent, ou du moins d’importance tout à fait secondaire. »

Scho­pen­hauer, « L’art d’avoir tou­jours rai­son », 1830, introduction.

Pour Rous­seau, au 18e siècle, les règles de la vie en socié­té et de la poli­tesse (qui sont assu­ré­ment une forme intime de cen­sure) forment comme un moule, un car­can qui nous empêche de par­ler libre­ment, ce qui nous empêche tous de savoir ce que pensent vrai­ment les autres :

« Aujourd’­hui que des recherches plus sub­tiles et un goût plus fin ont réduit l’art de plaire en prin­cipes, il règne dans nos mœurs une vile et trom­peuse uni­for­mi­té, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la poli­tesse exige, la bien­séance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte per­pé­tuelle, les hommes qui forment ce trou­peau qu’on appelle socié­té, pla­cés dans les mêmes cir­cons­tances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puis­sants ne les en détournent. On ne sau­ra donc jamais bien à qui l’on a affaire. »

Jean-Jacques Rous­seau, « Dis­cours sur les sciences et les arts » (1750).

Même Blan­qui, « l’Enfermé », au 19e siècle, van­tait la tolé­rance mutuelle entre adversaires :

« Prou­dho­niens et com­mu­nistes sont éga­le­ment ridi­cules dans leurs dia­tribes réci­proques et ils ne com­prennent pas l’utilité immense de la diver­si­té dans les doc­trines. Chaque école, chaque nuance a sa mis­sion à rem­plir, sa par­tie à jouer dans le grand drame révo­lu­tion­naire, et si cette mul­ti­pli­ci­té des sys­tèmes vous sem­blait funeste, vous mécon­naî­triez la plus irré­cu­sable des véri­tés : La lumière ne jaillit que de la dis­cus­sion. »

Auguste Blan­qui (1805−1881), « Main­te­nant, il faut des armes ».

Contre ceux qui veulent pro­té­ger la popu­la­tion de l’erreur en la cen­su­rant, en la cachant, Mil­ton, au 17e siècle, voyait la véri­té capable seule de tou­jours vaincre l’erreur, pour­vu qu’on lui garan­tisse des joutes loyales, joutes très néces­saires pour accé­der au vrai :

« Et quand même tous les vents de la doc­trine auraient libre cours sur Terre, si la Véri­té est en lice, c’est lui faire injure que dou­ter de sa force, en met­tant en place cen­sure et inter­dic­tion. Que la Faus­se­té s’empoigne avec elle ; qui a jamais vu que la Véri­té ait le désa­van­tage dans une ren­contre libre et ouverte ? Aucune cen­sure n’a le poids de sa réfutation.

Quand tout le monde pense la même chose, per­sonne ne pense.

Toutes les opi­nions, y com­pris les erreurs, sont d’un grand ser­vice pour atteindre rapi­de­ment la plus haute vérité.

Tuer un bon livre, c’est à peu près comme tuer un homme.

Qu’on me donne la liber­té de connaître, de m’exprimer et de dis­pu­ter libre­ment, selon ma conscience, avant toute autre liberté.

Connaître le bien et le mal, c’est-à-dire connaître le bien par le mal, telle est la condi­tion pré­sente de l’homme : quelle sagesse peut-on choi­sir, quelle conti­nence obser­ver sans connais­sance du mal ? […] Je ne sau­rais louer une ver­tu cloî­trée et fugi­tive, qui jamais ne sort ni ne res­pire, qui jamais ne se rue à l’as­saut de l’ad­ver­saire, mais quitte la course […] ce qui nous puri­fie, c’est l’é­preuve, laquelle pro­cède par l’opposition. »

John Mil­ton, « Pour la liber­té d’imprimer sans auto­ri­sa­tion ni cen­sure » (1644).

Des­cartes nous sug­gère de dou­ter par méthode de toutes nos croyances, ce que je lis comme une invi­ta­tion à accep­ter au débat toutes les pen­sées hété­ro­doxes, pour pou­voir les évaluer :

« Pour atteindre la véri­té, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opi­nions qu’on a reçues, et recons­truire de nou­veau tout le sys­tème de ses connaissances. »

René Des­cartes, « Dis­cours de la méthode » (1637).

L’immense Alain (j’aime ce phi­lo­sophe), au 20e siècle, nous aide à pen­ser tout à la fois notre indi­vi­duelle et fon­da­trice liber­té de pen­ser — et de par­ler contre « l’opinion publique » s’il le faut — et la grande dan­ge­ro­si­té de l’État :

« L’É­tat est aisé­ment neu­ras­thé­nique. Mais qu’est-ce qu’un neu­ras­thé­nique ? C’est un homme pen­sant, je veux dire ins­truit et fort atten­tif à ses opi­nions et à ses affec­tions ; atten­tif en ce sens qu’il en est le spec­ta­teur. Et c’est en cela que consiste ce genre de folie, à consta­ter ses propres opi­nions au lieu de les choi­sir et vou­loir. Comme un homme qui, condui­sant une auto­mo­bile à un tour­nant, se deman­de­rait : « Je suis curieux de savoir si je vais sau­ter dans le ravin. » Mais c’est jus­te­ment son affaire de n’y point sau­ter. De même le neu­ras­thé­nique se demande : « Est-ce que je serai gai ou triste aujourd’­hui ? Est-ce que j’au­rai de la volon­té ou non ? Que vais-je choi­sir ? Je suis curieux de le savoir. » Mais il ne vient jamais à cette idée si simple de décré­ter au lieu d’at­tendre, pour les choses qui dépendent de lui.

Or ce genre de folie n’est jamais com­plet dans l’in­di­vi­du. Com­mu­né­ment, dans les cir­cons­tances qui importent, il cesse d’at­tendre et se met à vou­loir, résis­tant aux vices et aux crimes mieux qu’à la tris­tesse, et plu­tôt mal­heu­reux que méchant.

Cette mala­die sin­gu­lière me paraît au contraire propre à tout État ; et par là j’ex­plique que ce grand corps soit tou­jours  mal­heu­reux  et   sou­vent  dan­ge­reux.   Et   voi­ci pour­quoi. Cha­cun a pu remar­quer, au sujet des opi­nions com­munes, que cha­cun les subit et que per­sonne ne les forme. Un citoyen, même avi­sé et éner­gique quand il n’a à conduire que son propre des­tin, en vient natu­rel­le­ment et par une espèce de sagesse à recher­cher quelle est l’o­pi­nion domi­nante au sujet des affaires publiques. « Car, se dit-il, comme je n’ai ni la pré­ten­tion ni le pou­voir de gou­ver­ner à moi tout seul, il faut que je m’at­tende à être conduit ; à faire ce qu’on fera, à pen­ser ce qu’on pen­se­ra. » Remar­quez, que tous rai­sonnent de même, et de bonne foi. Cha­cun a bien peut-être une opi­nion ; mais c’est à peine s’il se la for­mule à lui-même ; il rou­git à la seule pen­sée qu’il pour­rait être seul de son avis.

Le voi­là donc qui hon­nê­te­ment écoute les ora­teurs, lit les jour­naux, enfin se met à la recherche de cet être fan­tas­tique que l’on appelle l’o­pi­nion publique. « La ques­tion n’est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre, mais si le pays veut ou non faire la guerre. » Il inter­roge donc le pays. Et tous les citoyens inter­rogent le pays, au lieu de s’in­ter­ro­ger eux-mêmes.

Les gou­ver­nants font de même, et tout aus­si naï­ve­ment. Car, sen­tant qu’ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. El il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gou­ver­ne­ment, afin de savoir ce qu’il faut pen­ser et vou­loir. Par ce jeu, il n’est point de folle concep­tion qui ne puisse quelque jour s’im­po­ser à tous, sans que per­sonne pour­tant l’ait jamais for­mée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pen­sées mènent tout, et per­sonne ne pense. D’où il résulte qu’un État for­mé d’hommes rai­son­nables peut pen­ser et agir comme un fou. Et ce mal vient ori­gi­nai­re­ment de ce que per­sonne n’ose for­mer son opi­nion par lui-même ni la main­te­nir éner­gi­que­ment, en lui d’a­bord, et devant les autres aus­si.

Posons que j’ai des devoirs, et qu’il fau­dra que j’o­béisse. Fort bien. Mais je veux obéir à une opi­nion réelle ; et, pour que l’o­pi­nion publique soit réelle, il faut d’a­bord que je forme une opi­nion réelle et que je l’ex­prime ; car si tous renoncent d’a­bord, d’où vien­dra l’o­pi­nion ? Ce rai­son­ne­ment est bon à suivre, et fait voir que l’o­béis­sance d’es­prit est tou­jours une faute. »

Alain (Émile Char­tier), « Mars ou la guerre jugée », 1921, cha­pitre LXIX

Comme tant d’autres pen­seurs, Alain se méfie de la sacra­li­sa­tion des « idées vraies » (qui est le fon­de­ment-même de la cen­sure, conçue pré­ci­sé­ment pour inter­dire les paroles « non vraies ») :

« J’aime qu’on me réfute, et je me réfute moi-même sou­vent. Ces libres pro­pos n’ont nul­le­ment pour objet de lan­cer dans la cir­cu­la­tion un cer­tain nombre d’i­dées vraies. Je ne sais pas ce que c’est qu’une idée vraie. Une idée, pour moi, c’est une affir­ma­tion que l’on veut redres­ser et com­plé­ter aus­si­tôt qu’on l’en­tend ; c’est une pen­sée qui en appelle une autre. Et je n’é­cri­rais point si je ne lisais presque par­tout de fades lieux com­muns qui n’ap­pellent rien, qui n’é­veillent rien. Toutes mes idées, si elles sont comme je veux, sont des pierres d’at­tente. Et j’ai le droit de comp­ter que ceux qui cherchent seule­ment l’oc­ca­sion d’un oui ou d’un non ne me lisent point. »

Émile Char­tier, dit Alain.

Hen­ri Labo­rit, au 20e siècle, a rap­pro­ché le racisme de la cen­sure, car les cen­seurs consi­dèrent effec­ti­ve­ment les simples citoyens comme des êtres infé­rieurs, à protéger :

« Tout endoc­tri­ne­ment faci­li­té par l’ignorance de l’informé, ne lui pré­sen­tant qu’un aspect des choses, ten­dant à lui impo­ser des auto­ma­tismes de pen­sée et de com­por­te­ment, occul­tant les opi­nions contraires en décré­tant qu’elles sont erro­nées ou ten­tant de les pré­sen­ter de telle sorte qu’elles perdent aus­si­tôt toute cohé­rence face à la solu­tion pré­pa­rée par celui qui informe, indi­vi­du ou ins­ti­tu­tion, est l’expression d’un mépris pro­fond de l’homme.

C’est consi­dé­rer qu’il est inca­pable de se faire une opi­nion per­son­nelle parce qu’ignorant, ce qui est vrai, mais au lieu de com­bler son igno­rance en lui four­nis­sant des opi­nions et des infor­ma­tions dif­fé­rentes ou contraires, c’est le trom­per que de ne lui mon­trer qu’un aspect des choses. C’est le consi­dé­rer comme un sous-homme, c’est faire preuve d’un véri­table racisme. 

Le rôle d’un pou­voir ne devrait pas être de « for­mer » l’opinion, mais de lui four­nir des élé­ments d’information nom­breux et dif­fé­ren­ciés per­met­tant à chaque indi­vi­du de remettre en cause chaque jour les bases de la péren­ni­té de ce pou­voir même.

Autre­ment dit, ce serait alors se sup­pri­mer tout pou­voir cen­tra­li­sé. Ce serait de four­nir à chaque indi­vi­du les moyens d’apporter sa part ima­gi­na­tive à la construc­tion jamais finie de la socié­té humaine. »

Hen­ri Labo­rit, « La Nou­velle Grille », 1974.

Je dois à Jean la décou­verte du bijou que j’ai gar­dé pour la fin. C’est assu­ré­ment dans le livre de John Stuart Mill, « De la liber­té » (1859), au cha­pitre 2, « De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion », qu’on trouve la plus belle et la plus forte démons­tra­tion que la cen­sure est un mal et que la liber­té est un bien. Lais­sez-moi don­ner à JS Mill un peu de mon temps de parole, voyez comme il rai­sonne bien et comme ce qu’il démontre est important :

« Ce qu’il y a de par­ti­cu­liè­re­ment néfaste à impo­ser silence à l’expression d’une opi­nion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la pos­té­ri­té que la géné­ra­tion pré­sente, les détrac­teurs de cette opi­nion davan­tage encore que ses déten­teurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la véri­té ; si elle est fausse, ils perdent un béné­fice presque aus­si consi­dé­rable : une per­cep­tion plus claire et une impres­sion plus vive de la véri­té que pro­duit sa confron­ta­tion avec l’erreur.

Il est néces­saire de consi­dé­rer sépa­ré­ment ces deux hypo­thèses, à cha­cune des­quelles cor­res­pond une branche dis­tincte de l’argument. On ne peut jamais être sûr que l’opinion qu’on s’efforce d’étouffer est fausse ; et si nous l’étions, ce serait encore un mal. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859).

  • Si l’information qu’on cherche à cen­su­rer est vraie (et les idées reçues fausses) :

« Pre­miè­re­ment, il se peut que l’opinion qu’on cherche à sup­pri­mer soit vraie : ceux qui dési­rent la sup­pri­mer en contestent natu­rel­le­ment la véri­té, mais ils ne sont pas infaillibles. Il n’est pas en leur pou­voir de tran­cher la ques­tion pour l’humanité entière, ni de reti­rer à d’autres qu’eux les moyens de juger. Refu­ser d’entendre une opi­nion sous pré­texte qu’ils sont sûrs de sa faus­se­té, c’est pré­su­mer que leur cer­ti­tude est la cer­ti­tude abso­lue. Étouf­fer une dis­cus­sion, c’est s’arroger l’infaillibilité. Cet argu­ment com­mun suf­fi­ra à la condam­na­tion de ce pro­cé­dé, car tout com­mun qu’il soit, il n’en est pas plus mauvais.

[…] Moins un homme fait confiance à son juge­ment soli­taire, plus il s’en remet impli­ci­te­ment à l’infaillibilité « du  monde »  en  géné­ral. Et le monde, pour chaque indi­vi­du, signi­fie la par­tie du monde avec laquelle il est en contact : son par­ti, sa secte, son Église, sa classe sociale. […] Il délègue à son propre monde la res­pon­sa­bi­li­té d’avoir rai­son face aux mondes dis­si­dents des autres hommes, et jamais il ne s’inquiète de ce que c’est un pur hasard qui a déci­dé lequel de ces nom­breux mondes serait l’objet de sa confiance.

Les époques ne sont pas plus infaillibles que les indi­vi­dus, chaque époque ayant pro­fes­sé nombre d’opinions que les époques sui­vantes ont esti­mées non seule­ment fausses, mais absurdes. De même il est cer­tain que nombre d’opinions aujourd’hui répan­dues seront reje­tées par les époques futures, comme l’époque actuelle rejette nombre d’opinions autre­fois répandues.

[…]

« Une qua­li­té de l’esprit humain [est] à la source de tout ce qu’il y a de res­pec­table en l’homme en tant qu’être intel­lec­tuel et moral, à savoir que ses erreurs sont rec­ti­fiables. Par la dis­cus­sion et l’expérience — mais non par la seule expé­rience — il est capable de cor­ri­ger ses erreurs : la dis­cus­sion est néces­saire pour mon­trer com­ment inter­pré­ter l’expérience. Fausses opi­nions et fausses pra­tiques cèdent gra­duel­le­ment devant le fait et l’argument ; mais pour pro­duire quelque effet sur l’esprit, ces faits et argu­ments doivent lui être pré­sen­tés. Rares sont les faits qui parlent d’eux-mêmes, sans com­men­taire qui fasse res­sor­tir leur signi­fi­ca­tion. Il s’ensuit que toute la force et la valeur de l’esprit humain — puisqu’il dépend de cette facul­té d’être rec­ti­fié quand il s’égare — n’est vrai­ment fiable que si tous les moyens pour le rec­ti­fier sont à por­tée de main. Le juge­ment d’un homme s’avère-t-il digne de confiance, c’est qu’il a su demeu­rer ouvert aux cri­tiques sur ses opi­nions et sa conduite ; c’est qu’il a pris l’habitude d’écouter tout ce qu’on disait contre lui, d’en pro­fi­ter autant qu’il était néces­saire et de s’exposer à lui-même — et par­fois aux autres — la faus­se­té de ce qui était faux : c’est qu’il a sen­ti que la seule façon pour un homme d’accéder à la connais­sance exhaus­tive d’un sujet est d’écouter ce qu’en disent des per­sonnes d’opinions variées et  com­ment  l’envisagent  dif­fé­rentes  formes d’esprit. Jamais homme sage n’acquit sa sagesse autre­ment ; et la nature de l’intelligence humaine est telle qu’elle ne peut l’acquérir autre­ment. Loin de sus­ci­ter doute et hési­ta­tion lors de la mise en pra­tique, s’habituer à cor­ri­ger et com­plé­ter sys­té­ma­ti­que­ment son opi­nion en la com­pa­rant à celle des autres est la seule garan­tie qui la rende digne de confiance.

[…]

S’il était inter­dit de remettre en ques­tion la phi­lo­so­phie new­to­nienne, l’humanité ne pour­rait aujourd’hui la tenir pour vraie en toute cer­ti­tude. Les croyances pour les­quelles nous avons le plus de garan­tie n’ont pas d’autre sau­ve­garde qu’une invi­ta­tion constante au monde entier de les prou­ver non fon­dées. Si le défi n’est pas rele­vé — ou s’il est rele­vé et que la ten­ta­tive échoue — nous demeu­re­rons assez éloi­gnés de la cer­ti­tude, mais nous aurons fait de notre mieux dans l’état actuel de la rai­son humaine : nous n’aurons rien négli­gé pour don­ner à la véri­té une chance de nous atteindre. Les lices res­tant ouvertes, nous pou­vons espé­rer que s’il existe une meilleure véri­té, elle sera décou­verte lorsque l’esprit humain sera capable de la rece­voir. Entre-temps, nous pou­vons être sûrs que notre époque a appro­ché la véri­té d’aussi près que pos­sible. Voi­là toute la cer­ti­tude à laquelle peut pré­tendre un être faillible, et la seule manière d’y parvenir.

[…]

Il est éton­nant que les hommes admettent la vali­di­té des argu­ments en faveur de la libre dis­cus­sion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’agit de les « pous­ser jusqu’au bout », et cela sans voir que si ces rai­sons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien. Il est éton­nant qu’ils s’imaginent s’attribuer l’infaillibilité en recon­nais­sant la néces­si­té de la libre dis­cus­sion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent éga­le­ment que cer­taines doc­trines ou prin­cipes par­ti­cu­liers devraient échap­per à la remise en ques­tion sous pré­texte que leur cer­ti­tude est prou­vée, ou plu­tôt qu’ils sont cer­tains, eux, de leur cer­ti­tude. Qua­li­fier une pro­po­si­tion de cer­taine tant qu’il existe un être qui nie­rait cette cer­ti­tude s’il en avait la per­mis­sion alors qu’il est pri­vé de celle-ci, c’est nous pré­su­mer — nous et ceux qui sont d’accord avec nous — les garants de la cer­ti­tude, garants qui de sur­croît pour­raient se dis­pen­ser d’entendre la par­tie adverse.

Dans notre époque — qu’on a décrite comme « pri­vée de foi, mais ter­ri­fiée devant le scep­ti­cisme » — où les gens se sentent sûrs non pas tant de la véri­té de leurs opi­nions que de leur néces­si­té, les droits d’une opi­nion à demeu­rer pro­té­gée contre l’attaque publique se fondent moins sur sa véri­té que sur son impor­tance pour la socié­té. Il y a, dit-on, cer­taines croyances si utiles, voire si indis­pen­sables au bien-être qu’il est du devoir des gou­ver­ne­ments de les défendre, au même titre que d’autres inté­rêts de la socié­té. Devant une telle situa­tion de néces­si­té, devant un cas s’inscrivant aus­si évi­dem­ment dans leur devoir, assure-t-on, un peu moins d’infaillibilité suf­fi­rait pour jus­ti­fier, voire obli­ger, les gou­ver­ne­ments à agir selon leur propre opi­nion, confir­mée par l’opinion géné­rale de l’humanité.

On avance aus­si sou­vent — et on le pense plus sou­vent encore — que seuls les méchants dési­re­raient affai­blir ces croyances salu­taires ; aus­si n’y a‑t-il rien de mal à inter­dire ce qu’eux seuls vou­draient faire. Cette manière de pen­ser, en jus­ti­fiant les res­tric­tions sur la dis­cus­sion, fait de ce pro­blème non plus une ques­tion de véri­té, mais d’utilité des doc­trines ; et on se flatte ce fai­sant d’échapper à l’accusation de garant infaillible des opi­nions. Mais ceux qui se satis­font à si bon compte ne s’aperçoivent pas que la pré­ten­tion à l’infaillibilité est sim­ple­ment dépla­cée. L’utilité même d’une opi­nion est affaire d’opinion : elle est un objet de dis­pute ouvert à la dis­cus­sion, et qui l’exige autant que l’opinion elle-même. Il fau­dra un garant infaillible des opi­nions tant pour déci­der qu’une opi­nion est nui­sible que pour déci­der qu’elle est fausse, à moins que l’opinion ain­si condam­née n’ait toute lati­tude pour se défendre. Il ne convient donc pas de dire qu’on per­met à un héré­tique de sou­te­nir l’utilité ou le carac­tère inof­fen­sif de son opi­nion si on lui défend d’en sou­te­nir la véri­té. La véri­té d’une opi­nion fait par­tie de son uti­li­té. […] Il ne peut y avoir de dis­cus­sion loyale sur la ques­tion de l’utilité quand un seul des deux par­tis peut se per­mettre d’avancer un argu­ment aus­si vital.

[…]

Le fait de se sen­tir sûr d’une doc­trine (quelle qu’elle soit) n’est pas ce que j’appelle pré­tendre à l’infaillibilité. J’entends par là le fait de vou­loir déci­der cette ques­tion pour les autres sans leur per­mettre d’entendre ce qu’on peut dire de l’autre côté. Et je dénonce et ne réprouve pas moins cette pré­ten­tion quand on l’avance en  faveur de mes convic­tions  les plus solen­nelles. Quelque per­sua­dé que soit un homme non seule­ment de la faus­se­té, mais des consé­quences per­ni­cieuses d’une opi­nion — non seule­ment de ses consé­quences per­ni­cieuses, mais (pour employer des expres­sions que je condamne abso­lu­ment) de son immo­ra­li­té et de son impié­té — c’est pré­su­mer de son infailli­bi­li­té, et cela en dépit du sou­tien que lui accor­de­rait le juge­ment public de son pays ou de ses contem­po­rains, que d’empêcher cette opi­nion de plai­der pour sa défense. Et cette pré­somp­tion, loin d’être moins dan­ge­reuse ou répré­hen­sible, serait d’autant plus fatale que l’opinion en ques­tion serait appe­lée immo­rale ou impie. Telles sont jus­te­ment les occa­sions où les hommes com­mettent ces ter­ribles erreurs qui ins­pirent à la pos­té­ri­té stu­peur et hor­reur. Nous en trou­vons des exemples mémo­rables dans l’histoire lorsque nous voyons le bras de la jus­tice uti­li­sé pour déci­mer les meilleurs hommes et les meilleurs doc­trines, et cela avec un suc­cès déplo­rable quant aux hommes. [Suivent les exemples de Socrate, de Jésus et de Marc-Aurèle…] […]

Révé­ler au monde quelque chose qui lui importe au pre­mier chef et qu’il igno­rait jusque-là, lui mon­trer son erreur sur quelque point vital de ses inté­rêts spi­ri­tuels et tem­po­rels, c’est le ser­vice le plus impor­tant qu’un être humain puisse rendre à ses semblables.

[…]

D’ailleurs cette règle se détruit d’elle-même en se cou­pant de ce qui la fonde. Sous pré­texte que les athées sont des men­teurs, elle incite tous les athées à men­tir et ne rejette que ceux qui bravent la honte de confes­ser publi­que­ment une opi­nion détes­tée plu­tôt que de sou­te­nir un men­songe. Une règle qui se condamne ain­si à l’absurdité eu égard à son but avoué ne peut être main­te­nue en vigueur que comme une marque de haine, comme un ves­tige de per­sé­cu­tion — per­sé­cu­tion dont la par­ti­cu­la­ri­té est de n’être infli­gée ici qu’à ceux qui ont prou­vé ne pas la méri­ter. Cette règle et la théo­rie qu’elle implique ne sont guère moins insul­tantes pour les croyants que pour les infi­dèles. Car si celui qui ne croit pas en une vie future est néces­sai­re­ment un men­teur, il s’ensuit que seule la crainte de l’enfer empêche, si tant est qu’elle empêche quoi que ce soit, ceux qui y croient de mentir.

[…]

Les hommes qui ne jugent pas mau­vaise cette réserve des héré­tiques [impo­sée par la cen­sure] devraient d’abord consi­dé­rer qu’un tel silence revient à ce que les opi­nions héré­tiques ne fassent jamais l’objet d’une réflexion franche et appro­fon­die, de sorte que celles d’entre elles qui ne résis­te­raient pas à une pareille dis­cus­sion ne dis­pa­raissent pas, même si par ailleurs on les empêche de se répandre. Mais ce n’est pas à l’esprit héré­tique que nuit le plus la mise au ban de toutes les recherches dont les conclu­sions ne seraient pas conformes à l’orthodoxie. Ceux qui en souffrent davan­tage sont les bien-pen­sants, dont tout le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel est entra­vé et dont la rai­son est sou­mise à la crainte de l’hérésie.

[…]

Il est impos­sible d’être un grand pen­seur sans recon­naître que son pre­mier devoir est de suivre son intel­li­gence, quelle que soit la conclu­sion à laquelle elle peut mener. La véri­té béné­fi­cie encore plus des erreurs d’un homme qui, après les études et la pré­pa­ra­tion néces­saire, pense par lui-même, que des opi­nions vraies de ceux qui les détiennent uni­que­ment parce qu’ils s’interdisent de pen­ser. Non pas que la liber­té de pen­ser soit exclu­si­ve­ment néces­saire aux grands pen­seurs. Au contraire, elle est aus­si indis­pen­sable — sinon plus indis­pen­sable — à l’homme du com­mun pour lui per­mettre d’atteindre la sta­ture intel­lec­tuelle dont il est capable. Il y a eu, et il y aura encore peut-être, de grands pen­seurs indi­vi­duels dans une atmo­sphère géné­rale d’esclavage intel­lec­tuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmo­sphère de peuple intel­lec­tuel­le­ment actif. Quand un peuple accé­dait tem­po­rai­re­ment à cette acti­vi­té, c’est que la crainte des spé­cu­la­tions hété­ro­doxes était pour un temps suspendue. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859).

  • Si l’information qu’on cherche à cen­su­rer est fausse (et les idées reçues vraies) :

« Pas­sons main­te­nant à la deuxième branche de notre argu­ment et, aban­don­nant l’hypothèse que les opi­nions reçues puissent être fausses, admet­tons qu’elles soient vraies et exa­mi­nons ce que vaut la manière dont on pour­ra les sou­te­nir là où leur véri­té n’est pas libre­ment et ouver­te­ment débat­tue. Quelque peu dis­po­sé qu’on soit à admettre la pos­si­bi­li­té qu’une opi­nion à laquelle on est for­te­ment atta­ché puisse être fausse, on devrait être tou­ché par l’idée que, si vraie que soit cette opi­nion, on la consi­dé­re­ra comme un dogme mort et non comme une véri­té vivante, si on ne la remet pas entiè­re­ment, fré­quem­ment, et har­di­ment en ques­tion.

Il y a une classe de gens (heu­reu­se­ment moins nom­breuse qu’autrefois) qui estiment suf­fi­sant que quelqu’un adhère aveu­glé­ment à une opi­nion qu’ils croient vraie sans même connaître ses fon­de­ments et sans même pou­voir la défendre contre les objec­tions les plus super­fi­cielles. Quand de telles per­sonnes par­viennent à faire ensei­gner leur croyance par l’autorité, elles pensent natu­rel­le­ment que si l’on en per­met­tait la dis­cus­sion, il n’en résul­te­rait que du mal. Là où domine leur influence, elles rendent presque impos­sible de repous­ser l’opinion reçue avec sagesse et réflexion, bien qu’on puisse tou­jours la reje­ter incon­si­dé­ré­ment et par igno­rance ; car il est rare­ment pos­sible d’exclure com­plè­te­ment la dis­cus­sion, et aus­si­tôt qu’elle reprend, les croyances qui ne sont pas fon­dées sur une convic­tion réelle cèdent faci­le­ment dès que sur­git le moindre sem­blant d’argument. Main­te­nant, écar­tons cette pos­si­bi­li­té et admet­tons que l’opinion vraie reste pré­sente dans l’esprit, mais à l’état de pré­ju­gé, de croyance indé­pen­dante de l’argument et de preuve contre ce der­nier : ce n’est pas encore là la façon dont un être rai­son­nable devrait déte­nir la véri­té. Ce n’est pas encore connaître la véri­té. Cette concep­tion de la véri­té n’est qu’une super­sti­tion de plus qui s’accroche par hasard aux mots qui énoncent une véri­té. […] Si l’entretien de l’intelligence a bien une prio­ri­té, c’est bien de prendre conscience des fon­de­ments de nos opi­nions per­son­nelles. Quoi que l’on pense sur les sujets où il est pri­mor­dial de pen­ser juste, on devrait au moins être capable de défendre ses idées contre les objec­tions ordinaires.

[…]

Sur tous sujets où la dif­fé­rence d’opinion est pos­sible, la véri­té dépend d’un équi­libre à éta­blir entre deux groupes d’arguments contra­dic­toires. […] Celui qui ne connaît que ses propres argu­ments connaît mal sa cause. Il se peut que ses rai­sons soient bonnes et que per­sonne n’ait été capable de les réfu­ter. Mais s’il est tout aus­si inca­pable de réfu­ter les rai­sons du par­ti adverse, s’il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à pré­fé­rer une opi­nion à l’autre. Le seul choix rai­son­nable pour lui serait de sus­pendre son juge­ment, et faute de savoir se conten­ter de cette posi­tion, soit il se laisse conduire par l’autorité, soit il adopte, comme on le fait en géné­ral, le par­ti pour lequel il se sent le plus d’inclination. Mais il ne suf­fit pas non plus d’entendre les argu­ments des adver­saires tels que les exposent ses propres maîtres, c’est-à-dire à leur façon et accom­pa­gnés de leurs réfu­ta­tions. Telle n’est pas la façon de rendre jus­tice à ces argu­ments ou d’y mesu­rer véri­ta­ble­ment son esprit. Il faut pou­voir les entendre de la bouche même de ceux qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux. Il faut les connaître sous leur forme la plus plau­sible et la plus per­sua­sive : il faut sen­tir toute la force de la dif­fi­cul­té que la bonne approche du sujet doit affron­ter et résoudre. Autre­ment, jamais on ne pos­sé­de­ra cette par­tie de véri­té qui est seule capable de ren­con­trer et de sup­pri­mer la dif­fi­cul­té. […] Seuls [la] connaissent ceux qui ont éga­le­ment et impar­tia­le­ment fré­quen­tés les deux par­tis et qui se sont atta­chés res­pec­ti­ve­ment à envi­sa­ger leurs rai­sons sous leur forme la plus convain­cante. Cette dis­ci­pline est si essen­tielle à une véri­table com­pré­hen­sion des sujets moraux ou humains que, s’il n’y a pas d’adversaires pour toutes les véri­tés impor­tantes, il est indis­pen­sable d’en ima­gi­ner et de leur four­nir les argu­ments les plus forts que puisse invo­quer le plus habile avo­cat du diable.

[…]

L’absence de dis­cus­sion fait oublier non seule­ment les prin­cipes, mais trop sou­vent aus­si le sens même de l’opinion. […] Il ne reste plus que quelques phrases apprises par cœur. […] Presque toutes les doc­trines morales et croyances reli­gieuses sont pleines de sens et de vita­li­té pour leurs ini­tia­teurs et leurs pre­miers dis­ciples. Leur sens demeure aus­si fort — peut-être même devient-il plus plei­ne­ment conscient — tant qu’on lutte pour don­ner à la doc­trine ou la croyance un ascen­dant sur toutes les autres.  […] À la fin, soit elle s’impose et devient l’opinion géné­rale, soit son pro­grès s’arrête ; elle conserve le ter­rain conquis, mais cesse de s’étendre. Quand l’un ou l’autre de ces résul­tats devient mani­feste, la contro­verse sur le sujet fai­blit et s’éteint gra­duel­le­ment. La doc­trine a trou­vé sa place, sinon comme l’opinion reçue, du moins comme l’une des sectes ou divi­sions admises de l’opinion ; ses déten­teurs l’ont géné­ra­le­ment héri­tée, ils ne l’ont pas adop­tée ; c’est ain­si que les conver­sions de l’une à l’autre de ces doc­trines deviennent un fait excep­tion­nel et que leurs par­ti­sans finissent par ne plus se pré­oc­cu­per de conver­tir. Au lieu de se tenir comme au début constam­ment sur le qui-vive, soit pour se défendre contre le monde, soit pour le conqué­rir, ils tombent dans l’inertie, n’écoutent plus que rare­ment les argu­ments avan­cés contre leur cre­do et cessent d’ennuyer leurs adver­saires (s’il y en a) avec des argu­ments en sa faveur. C’est à ce point qu’on date habi­tuel­le­ment le déclin de la vita­li­té d’une doc­trine. On entend sou­vent les cathé­chistes de toutes croyances se plaindre de la dif­fi­cul­té d’entretenir dans l’esprit des croyants une per­cep­tion vive de la vérité.

[…]

Une fois la croyance deve­nue héré­di­taire — une fois qu’elle est admise pas­si­ve­ment et non plus acti­ve­ment, une fois que l’esprit ne se sent plus autant contraint de concen­trer toutes ses facul­tés sur les ques­tions qu’elle lui pose — on tend à tout oublier de cette croyance pour ne plus en rete­nir que des for­mules ou ne plus lui accor­der qu’un mol et tor­pide assen­ti­ment, comme si le fait d’y croire dis­pen­sait de la néces­si­té d’en prendre clai­re­ment conscience ou de l’appliquer dans sa vie. […] Les doc­trines n’ont aucune prise sur les croyants ordi­naires, aucun pou­voir sur leurs esprits. Par habi­tude, ils en res­pectent les for­mules, mais pour eux, les mots sont dépour­vus de sens et ne sus­citent aucun sen­ti­ment qui force l’esprit à les assi­mi­ler et à les rendre conformes à la for­mule. Pour savoir quelle conduite adop­ter, les hommes prennent comme modèle leurs voi­sins pour apprendre jusqu’où il faut aller dans l’obéissance.

[…]

Dès qu’il n’y a plus d’ennemi en vue, maîtres et dis­ciples s’endorment à leur poste.

[…]

Nom­breuses sont les véri­tés dont on ne peut pas com­prendre tout le sens tant qu’on ne les a pas vécues per­son­nel­le­ment. Mais on aurait bien mieux com­pris la signi­fi­ca­tion de ces véri­tés, et ce qui en aurait été com­pris aurait fait sur l’esprit une impres­sion bien plus pro­fonde, si l’on avait eu l’habitude d’entendre des gens qui la com­pre­naient effec­ti­ve­ment dis­cu­ter le pour et le contre. La ten­dance fatale de l’espèce humaine à lais­ser de côté une chose dès qu’il n’y a plus de rai­son d’en dou­ter est la cause de la moi­tié de ses erreurs. Un auteur contem­po­rain a bien décrit « le pro­fond som­meil d’une opi­nion arrêtée ».

[…]

Aucune opi­nion ne mérite le nom de connais­sance à moins d’avoir sui­vi, de gré ou de force, la démarche intel­lec­tuelle qu’eût exi­gée de son tenant une contro­verse active avec des adver­saires. On voit donc à quel point il est aus­si absurde de renon­cer à un avan­tage indis­pen­sable qui s’offre spon­ta­né­ment, alors qu’il est si dif­fi­cile à créer quand il manque. S’il y a des gens pour contes­ter une opi­nion reçue ou pour dési­rer le faire si la loi ou l’opinion publique le leur per­met, il faut les en remer­cier, ouvrir nos esprits à leurs paroles et nous réjouir qu’il y en ait qui fassent pour nous ce que nous devrions prendre davan­tage la peine de faire, si tant est que la cer­ti­tude ou la vita­li­té de nos convic­tions nous importe. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859).

 

  • Si l’information qu’on cherche à cen­su­rer (comme les idées reçues) est à la fois par­tiel­le­ment fausse et par­tiel­le­ment vraie :

« Nous n’avons jusqu’à pré­sent exa­mi­né que deux pos­si­bi­li­tés : la pre­mière, que l’opinion reçue peut être fausse, et une autre, du même coup, vraie ; la deuxième, que si l’opinion reçue est vraie, c’est que la lutte entre celle-ci et l’erreur oppo­sée est essen­tielle à une per­cep­tion claire et à un pro­fond sen­ti­ment de sa véri­té. Mais il arrive plus sou­vent encore que les doc­trines en conflit, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se dépar­tagent la véri­té ; c’est ain­si que l’opinion non conforme est néces­saire pour four­nir le reste de la véri­té dont la doc­trine reçue n’incarne qu’une par­tie.

[…]

Dans l’état actuel de l’esprit humain, seule la diver­si­té donne une chance équi­table à toutes les facettes de la véri­té. Lorsqu’on trouve des gens qui ne par­tagent  point l’apparente una­ni­mi­té du monde sur un sujet, il est tou­jours pro­bable — même si le monde est dans le vrai — que ces dis­si­dents ont quelque chose de per­son­nel à dire qui mérite d’être enten­du, et que la véri­té per­drait quelque chose à leur silence.

[…]

Il faut s’élever contre la pré­ten­tion exclu­sive d’une par­tie de la véri­té d’être la véri­té tout entière.

[…]

Ce n’est pas la lutte vio­lente entre les par­ties de la véri­té qu’il faut redou­ter, mais la sup­pres­sion silen­cieuse d’une par­tie de la véri­té ; il y a tou­jours de l’espoir tant que les hommes sont contraints à écou­ter les deux côtés ; c’est lorsqu’ils ne se pré­oc­cupent que d’un seul que leurs erreurs s’enracinent pour deve­nir des pré­ju­gés, et que la véri­té, cari­ca­tu­rée, cesse d’avoir les effets de la véri­té. Et puisque rien chez un juge n’est plus rare que la facul­té de rendre un juge­ment sen­sé sur une cause où il n’a enten­du plai­der qu’un seul avo­cat, la véri­té n’a de chance de se faire jour que dans la mesure où cha­cune de ses facettes, cha­cune des opi­nions incar­nant une frac­tion de véri­té, trouve des avo­cats et les moyens de se faire entendre. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859).

 

  • Réca­pi­tu­lons :

« Nous avons main­te­nant affir­mé la néces­si­té — pour le bien-être intel­lec­tuel de l’humanité (dont dépend son bien-être géné­ral) — de la liber­té de pen­sée et d’expression à l’aide de quatre rai­sons dis­tinctes que nous allons réca­pi­tu­ler ici.

Pre­miè­re­ment, une opi­nion qu’on rédui­rait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affir­mer sa propre infaillibilité.

Deuxiè­me­ment, même si l’opinion réduite au silence est fausse, elle peut conte­nir — ce qui arrive très sou­vent — une part de véri­té ; et puisque l’opinion géné­rale ou domi­nante sur n’importe quel sujet n’est que rare­ment ou jamais toute la véri­té, ce n’est que par la confron­ta­tion des opi­nions adverses qu’on a une chance de décou­vrir le reste de la vérité.

Troi­siè­me­ment, si l’opinion reçue est non seule­ment vraie, mais toute la véri­té, on la pro­fes­se­ra comme une sorte de pré­ju­gé, sans com­prendre ou sen­tir ses prin­cipes ration­nels, si elle ne peut être dis­cu­tée vigou­reu­se­ment et loyalement.

Et cela n’est pas tout car, qua­triè­me­ment, le sens de la doc­trine elle-même sera en dan­ger d’être per­du, affai­bli ou pri­vé de son effet vital sur le carac­tère et la conduite : le dogme devien­dra une simple pro­fes­sion for­melle, inef­fi­cace au bien, mais encom­brant le ter­rain et empê­chant la nais­sance de toute convic­tion authen­tique et sin­cère fon­dée sur la rai­son ou l’expérience personnelle. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859).

 

« Quant à ce que l’on entend com­mu­né­ment par le manque de rete­nue en dis­cus­sion, à savoir les invec­tives, les sar­casmes, les attaques per­son­nelles, etc., la dénon­cia­tion de ces armes méri­te­rait plus de sym­pa­thie si l’on pro­po­sait un jour de les inter­dire éga­le­ment des deux côtés ; mais ce qu’on sou­haite, c’est uni­que­ment en res­treindre l’emploi au pro­fit de l’opinion domi­nante. Qu’un homme les emploie contre les opi­nions mino­ri­taires, et il est sûr non seule­ment de n’être pas blâ­mé, mais d’être loué pour son zèle hon­nête et sa juste indi­gna­tion. Cepen­dant, le tort que peuvent cau­ser ces pro­cé­dés n’est jamais si grand que lorsqu’on les emploie contre les plus faibles, et les avan­tages déloyaux qu’une opi­nion peut tirer de ce type d’argumentation échoient presque exclu­si­ve­ment aux opi­nions reçues. La pire offense de cette espèce qu’on puisse com­mettre dans une polé­mique est de stig­ma­ti­ser comme des hommes dan­ge­reux et immo­raux les par­ti­sans de l’opinion adverse. Ceux qui pro­fessent des opi­nions impo­pu­laires sont par­ti­cu­liè­re­ment expo­sés à de telles calom­nies, et cela parce qu’ils sont en géné­ral peu nom­breux et sans influence, et que per­sonne ne s’intéresse à leur voir rendre jus­tice. Mais étant don­né la situa­tion, cette arme est refu­sée à ceux qui attaquent l’opinion domi­nante ; ils cour­raient un dan­ger per­son­nel à s’en ser­vir, et s’ils s’en ser­vaient mal­gré tout, ils ne réus­si­raient qu’à expo­ser par contre­coup leur propre cause. En géné­ral, les opi­nions contraires à celles com­mu­né­ment reçues ne par­viennent à se faire entendre qu’en modé­rant scru­pu­leu­se­ment leur lan­gage et en met­tant le plus grand soin à évi­ter toute offense inutile : elles ne sau­raient dévier d’un pouce de cette ligne de conduite sans perdre de ter­rain. En revanche, de la part de l’opinion domi­nante, les injures les plus outrées finissent tou­jours par dis­sua­der les gens de pro­fes­ser une opi­nion contraire, voire même d’écouter ceux qui la pro­fessent. C’est pour­quoi dans l’intérêt de la véri­té et de la jus­tice, il est bien plus impor­tant de réfré­ner l’usage du lan­gage inju­rieux dans ce cas pré­cis que dans le pre­mier ; et par exemple, s’il fal­lait choi­sir, il serait bien plus néces­saire de décou­ra­ger les attaques inju­rieuses contre l’incroyance que contre la reli­gion. Il est évident tou­te­fois que ni la loi ni l’autorité n’ont à se mêler de répri­mer l’une ou l’autre, et que le juge­ment de l’opinion devrait être déter­mi­né, dans chaque occa­sion, par les cir­cons­tances du cas par­ti­cu­lier. D’un côté ou de l’autre, on doit condam­ner tout homme dans la plai­doi­rie duquel per­ce­rait la mau­vaise foi, la mal­veillance, la bigo­te­rie ou encore l’intolérance, mais cela sans infé­rer ses vices du par­ti qu’il prend, même s’il s’agit du par­ti adverse.

Il faut rendre à cha­cun l’honneur qu’il mérite, quelle que soit son opi­nion, s’il pos­sède assez de calme et d’honnêteté pour voir et expo­ser — sans rien exa­gé­rer pour les dis­cré­di­ter, sans rien dis­si­mu­ler de ce qui peut leur être favo­rable — ce que sont ses adver­saires et leurs opi­nions. Telle est la vraie mora­li­té de la dis­cus­sion publique. »

John Stuart Mill – De la liber­té de pen­sée et de dis­cus­sion (1859).

 

* * * * *

 

Le livre de Jean Bric­mont que vous tenez entre les mains traite de sujets que je trouve essen­tiels par rap­port à mes propres thèses : je tra­vaille pour qu’un grand nombre d’électeurs se trans­forment en citoyens et com­mencent à vou­loir ensemble un pro­ces­sus consti­tuant popu­laire. Une consti­tu­tion digne de ce nom est un contrat social éla­bo­ré et signé par une mul­ti­tude d’êtres humains, très dif­fé­rents mais déci­dant de se consti­tuer en « peuple » pour coexis­ter paci­fi­que­ment mal­gré de grandes et par­fois irré­duc­tibles dif­fé­rences d’intérêts indi­vi­duels. Pour pen­ser, d’abord, et pour vou­loir, ensuite, une telle consti­tu­tion, pour savoir où est le vrai, où est le bien com­mun, pour com­prendre où nous nous trom­pons et donc pour pro­gres­ser, nous allons avoir besoin d’une vraie liber­té de parole, d’une vraie loyau­té des débats, d’une hon­nête mise en scène des conflits, aus­si bien pen­dant les pro­ces­sus consti­tuants que pen­dant les pro­ces­sus législatifs.

Jean Bric­mont fait par­tie de ces hommes libres et cou­ra­geux dont la démo­cra­tie (donc l’iségoria) a besoin pour la défendre. Je connais Jean depuis de nom­breuses années, et j’aime à la fois son huma­nisme irré­pro­chable, son aspi­ra­tion pro­fonde à la jus­tice sous toutes ses formes, son esprit ration­nel, logique et rigou­reux (il est pro­fes­seur de phy­sique théo­rique), son res­pect par prin­cipe de toutes les pen­sées adverses par méthode scien­ti­fique et par goût pour la recherche de la véri­té, et sur­tout aujourd’hui son cou­rage, car nous vivons à nou­veau une époque où il faut bien du cou­rage pour résis­ter à la tyran­nie qui vient.

Il faut dire un mot aus­si de Vincent Lapierre, l’éditeur de ce livre deve­nu dif­fi­cile à édi­ter du fait, pré­ci­sé­ment, de la cen­sure qui gran­dit. Je connais moins bien Vincent que Jean, mais j’en appré­cie les qua­li­tés humaines et je lui suis sur­tout recon­nais­sant pour son tra­vail remar­quable sur la vie d’Hugo Cha­vez, admi­rable et emblé­ma­tique « Ami du peuple ». Voi­là un jeune homme qui a bien du cou­rage, lui aus­si, conti­nuant vaillam­ment son tra­vail de jour­na­liste enga­gé, alors qu’il prend des coups lit­té­ra­le­ment de toutes parts.

J’ai lu et relu le livre que vous allez lire, le crayon à la main, et je le trouve à la fois pas­sion­nant et impor­tant. Il va sûre­ment vous trans­for­mer un peu, intérieurement.

Peut-être les abus de pou­voir dénon­cés dans ce livre vous don­ne­ront-ils des idées pour rédi­ger vous-même, dans un pro­chain ate­lier consti­tuant per­son­nel J, un article de consti­tu­tion qui défi­ni­rait et qui pro­tè­ge­rait dura­ble­ment la liber­té d’expression dans votre pays. Si vous avez « le ver­tige de la feuille blanche », si vous avez du mal à démar­rer sans base de tra­vail, vous pou­vez vous ins­pi­rer, pour l’améliorer (en pré­voyant, par exemple, qui va contrô­ler et qui va sanc­tion­ner la règle), de cet extrait du pre­mier amen­de­ment de la consti­tu­tion des États-Unis :

Le Par­le­ment n’a­dop­te­ra aucune loi pour limi­ter la liber­té d’ex­pres­sion, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement.

Vous allez voir : le fait de prendre votre sty­lo et d’écrire, vrai­ment, un article de consti­tu­tion va vous chan­ger en pro­fon­deur : si vous y pre­nez goût, vous allez rapi­de­ment deve­nir un adulte poli­tique, un être humain qui n’accepte plus que ses repré­sen­tants l’infantilisent. Défi­nir vous-même la liber­té d’expression, c’est sor­tir du rang dégra­dant d’électeur et c’est deve­nir un vrai citoyen, consti­tuant. Si vous lais­sez les puis­sants ins­ti­tuer votre liber­té d’expression, vous ne l’aurez jamais. Si vous déci­dez de l’instituer vous-même, vous l’aurez bien­tôt, et pour longtemps.

C’est confi­né chez moi, avec inter­dic­tion de sor­tir et de mani­fes­ter (et bien­tôt, je le redoute, inter­dic­tion d’accuser publi­que­ment des impos­teurs, des men­teurs ou des oppres­seurs du peuple), sous pré­texte de « guerre » (éco­no­mique ou sani­taire ou autre, peu importe) et donc d’urgente et impé­rieuse dis­ci­pline soi-disant « pour sur­vivre », que j’écris ces lignes. Nos maîtres, les « élus », n’ont pas de pitié, pas de scru­pules, c’est à peine s’ils nous consi­dèrent au fond comme des humains, comme leurs pro­chains, ils iront jusqu’à ce qu’ils ren­contrent une limite, et c’est à nous, fon­da­men­ta­le­ment, à nous les repré­sen­tés, de fixer leurs limites.

Il faut être cou­ra­geux pour être libre.

Heu­reu­se­ment, le cou­rage est conta­gieux, comme dit Julian.

J’espère que ce livre nous aide­ra à deve­nir plus nom­breux à défendre per­son­nel­le­ment les liber­tés publiques.

 

Étienne Chouard, avril 2020.
https://​www​.chouard​.org/​b​l​og/

Fil Face­book cor­res­pon­dant à ce billet : 
https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​8​9​9​1​1​9​2​0​8​7​317

Tweet cor­res­pon­dant à ce billet : 
https://​twit​ter​.com/​E​t​i​e​n​n​e​_​C​h​o​u​a​r​d​/​s​t​a​t​u​s​/​1​3​6​1​8​1​0​0​6​8​2​2​0​6​1​2​615

Pour m'aider et m'encourager à continuer, il est désormais possible de faire un don.
Un grand merci aux donatrices et donateurs : par ce geste, vous permettez à de beaux projets de voir le jour, pour notre cause commune.
Étienne

Catégorie(s) de l'article :

10 Commentaires

  1. BOURGEON

    Magis­tral !

    Réponse
  2. Anarpenteur

    Les enne­mis des liber­tés poli­tiques – à notre époque les « tech­no­li­garques » – n’ont jamais man­qué de mul­ti­plier les liber­tés artis­tiques et par­fois éco­no­miques pour DIVERTIR, c’est-à-dire pour détour­ner l’at­ten­tion des liber­tés poli­tiques, afin de rendre les indi­vi­dus, appe­lés à deve­nir « citoyens », inca­pables d’at­teindre l’âge adulte poli­tique et de res­ter à l’é­tat de pro­duc­teurs-consom­ma­teurs sous tutelle. Les anciens avaient déjà concep­tua­li­sé ce dan­ger pour nos liber­tés publiques (donc poli­tiques) que repré­sente le sou­cis des affaires pri­vées (le « nego­tium » des romains, syno­nyme de « tra­vail », com­po­sé du néga­tif « neg– » et de « otium », l’art de jouir de sa liber­té ; on par­le­ra aujourd’­hui de « temps libre » pour signi­fier la même chose : que le temps de tra­vail est celui où l’on renonce à sa liber­té poli­tique ; cette mise en valeur du temps de tra­vail implique ce renon­ce­ment duquel découle la « néces­si­té » ain­si consti­tuée et jus­ti­fiée men­ta­le­ment et ins­crite dans la consti­tu­tion de se dési­gner des « pro­fes­sion­nels » de la poli­tique, des tuteurs politiques).

    La liber­té d’ex­pres­sion n’est pas un « kra­tos » en soi (= pou­voir de COMMANDER = ini­tier, ins­ti­tuer et approu­ver col­lec­ti­ve­ment et una­ni­me­ment en démo­cra­tie, sui­vi par ceux qui ont man­dat de l’ad­mi­nis­tra­tion publique et de l’exé­cu­tion technique).
    Que vaut la liber­té d’ex­pres­sion sans le com­man­de­ment ? Les formes d’ex­pres­sions se mul­ti­plient pour être au maxi­mum trans­gres­sives et au mini­mum ludiques et lucra­tives (la « culture » aujourd’­hui est réduite aux seules expres­sions artis­tique et spor­tive ; re-voir Franck Lepage sur la culture contem­po­raine). Elles se mul­ti­plient à mesure que les expres­sions poli­tiques réel­le­ment sub­ver­sives sont dia­bo­li­sées, cari­ca­tu­rées et mar­gi­na­li­sées, pour ne pas dire exclues, niées et vouées à l’ignorance.

    La liber­té d’ex­pres­sion n’est pas une PREUVE de démo­cra­tie. Que valent les moyens d’ex­pres­sion sans les moyens d’ac­tion (la poli­tique) ? Les enne­mis de la démo­cra­tie savent ména­ger nos liber­tés et nos opi­nions en s’as­su­rant le contrôle des moyens per­met­tant de s’ex­pri­mer et d’a­gir. On dit à rai­son « cause tou­jours » en démo­cra­tie et « tais-toi » en dic­ta­ture. Ceux qui croient sin­cè­re­ment être en démo­cra­tie prennent sou­vent comme cri­tère la liber­té d’ex­pres­sion et en font une com­pa­rai­son « pour preuve » avec d’autres pays, en ayant à l’es­prit en fait – et prin­ci­pa­le­ment – la liber­té de la presse, la liber­té artis­tique et la liber­té éco­no­mique, en omet­tant de men­tion­ner l’ab­sence de repré­sen­ta­ti­vi­té et de sou­ve­rai­ne­té poli­tiques du citoyen.
    La liber­té d’ex­pres­sion est un INDICATEUR de bonne san­té et un MOYEN D’ACTION et de GARANTIE de la démo­cra­tie, pas une preuve de sa réalité.

    Réponse
  3. BlueMan

    Par­don de te faire cela Étienne mais dans l’ère qui s’ouvre, je pense que c’est impor­tant de le faire pour voir qui est vrai­ment qui. « Bas les masques ! » pour­rait-on dire.

    Petit test de confor­mi­té des actes avec les paroles :

    Donc, j’en conclue, après cette belle rhé­to­rique, que tu es à 100% contre la dis­so­lu­tion de Géné­ra­tion Identitaire ?

    Réponse
    • joss

      Je ne connais pas ce groupe « géné­ra­tion iden­ti­taire », je ne suis pas de France. Mais pour véri­fier si une action est effi­cace, il faut connaitre le but recher­ché. Si le but est de faire le buzz, ren­for­cer les convic­tions des membres de ce groupe, les vic­ti­mi­ser, alors oui il faut dis­soudre ce groupe. Si le but est de sup­pri­mer leur idéo­lo­gie, alors non dis­soudre ce groupe ne sera pas effi­cace. Si le but est de défendre la liber­té d’ex­pres­sion, alors non il ne faut pas dis­soudre ce groupe. Mais c’est plus que de la liber­té d’ex­pres­sion qu’il nous faut. Même le coq libre dans sa cage peut s’ex­pri­mer, cela ne fait pas de lui un ani­mal sau­vage. C’est du débat public, de l’é­change d’ar­gu­ments, de la déli­bé­ra­tion dès le plus jeune âge afin de déci­der nos lois dans un but de vie com­mune en socié­té sans oppres­seur ni oppri­mé. C’est vrai, la pre­mière pierre à l’é­di­fice est la liber­té d’ex­pres­sion, celle de l’op­pres­seur et de l’opprimé.

      Réponse
      • BlueMan

        @ joss : « Si le but est de faire le buzz, ren­for­cer les convic­tions des membres de ce groupe, les vic­ti­mi­ser, alors oui il faut dis­soudre ce groupe » : et bien dites donc, vous êtes un « joli » démocrate…
        Et puis, des groupes, des asso­cia­tions, des orga­ni­sa­tions, etc., qui cherchent à faire le buzz, à ren­for­cer les convic­tions des membres de leur groupe, de les vic­ti­mi­ser, il y en a plein ! Il faut donc les dis­soudre selon vous !
        Exemples par­mi tant d’autres qui cor­res­pondent à vos cri­tères : La LDNA, SOS Racisme, la LICRA, les groupes indi­gé­nistes, etc.
        La démo­cra­tie est consub­stan­tielle à la liber­té d’ex­pres­sion. Si vous restrei­gnez la liber­té d’ex­pres­sion de quelque manière que ce soit, vous ampu­tez la démo­cra­tie. Réfléchissez‑y à tête reposée.

        Réponse
        • joss

          C’est valable pour tous les groupes. Cela ne vient pas de moi, c’est de la psy­cho­lo­gie sociale des groupes. Nos gou­ver­ne­ments sont bien enca­drés, par des experts qui savent très bien ce qu’ils font 😉
          Je vous envoie un extrait que j’ai trou­vé sur le web pour info : « le sen­ti­ment d’une menace venant de l’extérieur ou la com­pé­ti­tion avec un autre groupe tendent à accroître le degré d’attraction des membres entre eux ».
          source : http://pierre.coninx.free.fr/lectures/psychologie%20des%20groupes.htm

          Un bou­quin inté­res­sant que j’a­vais lu il y a déjà quelques années :
          « Le groupe en psy­cho­lo­gie sociale » – de Véré­na Aebi­scher et Domi­nique Oberlé

          Réponse
  4. BlueMan

    Petit test – Suite :

    Mer­ci pour la publi­ca­tion de mon com­men­taire Étienne, cela t’honore.

    Mais, et le mais est d’im­por­tance, puisque tu l’as publié, cela montre que tu l’as lu.

    Et tu n’y as pas répon­du : tu as bot­té en touche…

    Tu viens, dans cet épi­sode, de tou­cher l’une de tes limites. Depuis plus de 10 ans, tu milites pour une vraie démo­cra­tie, explores tous les prin­cipes qui la sous-tendent, mais tu es inca­pable de l’ap­pli­quer lors d’un tout petit test… ^^ Ça laisse songeur…

    Je ne te jette pas la pierre en disant cela, je t’in­vite sim­ple­ment à la réflexion.

    Je sais pour­quoi tu ne réponds pas à la ques­tion : tu as peur de la réac­tion de cer­tains connards de gau­chistes qui t’ac­cu­se­raient d’être « d’ex­trême droite » si tu disais que tu sou­tiens Géné­ra­tion Identitaire.

    Deve­nir un homme libre Étienne, c’est un enjeu majeur. Un peu de cou­rage que diable !

    Tous les auteurs dont tu te réclames l’é­taient. Il faut que tu apprennes à dépas­ser le sou­cis de l’au­to-image (qui est une mani­fes­ta­tion de vani­té et de peur) et du qu’en-dira-t-on.

    Mon petit test n’a­vait pas d’autre but que te mon­trer cette limite, dont l’en­jeu est cru­cial. Si tu n’as­sumes pas concrè­te­ment ce que tu prônes, tu inva­lides de fac­to tout ton travail.

    Réflé­chis à cette pro­blé­ma­tique, à la notion d’homme libre, et à ce petit test.

    Bon conti­nua­tion, amicalement,

    Blue­Man.

    Réponse
    • Anarpenteur

      « Je sais pour­quoi tu ne réponds pas à la ques­tion : tu as peur de la réac­tion de cer­tains connards de gau­chistes qui t’accuseraient d’être « d’extrême droite » si tu disais que tu sou­tiens Géné­ra­tion Identitaire. »

      En appe­lant à s’op­po­ser publi­que­ment à sa dis­so­lu­tion, les connards de droite entendent obte­nir un maxi­mum de sou­tiens au grou­pus­cule, pou­vant ensuite faire leur jeu sur ce genre d’ambiguité.
      Ceux qui veulent la démo­cra­tie bien com­prise (qui adhèrent à ses prin­cipes élé­men­taires) n’ont aucun inté­rêt à défendre ou à sou­te­nir ceux qui n’en veulent pas et qui même par leurs idées s’y opposent. Il faut cher­cher à faire com­prendre l’er­reur, pas la soutenir.

      Les membres de ce grou­pus­cule devraient réflé­chir sur le sens de cette dis­so­lu­tion et sur les méthodes auto­ri­taires. Je doute qu’ils y par­viennent sans une remise en ques­tion idéo­lo­gique. Ils jouent cer­tai­ne­ment les vic­times en rêvant d’in­ver­ser un jour les rôles.

      Réponse
      • BlueMan

        @Anarpenteur : vous n’a­vez rien com­pris à la pro­blé­ma­tique (ou plu­tôt, vous faites sem­blant de ne pas la com­prendre), et vous dévi­rez vers d’autres notions pour ne pas l’affronter.
        Pour faire simple : la liber­té d’ex­pres­sion est consub­stan­tielle à la démo­cra­tie. Tuer la liber­té d’ex­pres­sion, c’est tuer la démocratie.
        Ain­si, empê­cher que Géné­ra­tion Iden­ti­taire puissent exis­ter et s’ex­pri­mer, c’est étouf­fer, cen­su­rer, des citoyens.
        Voi­là ce que vous prô­nez (en vous réfu­giant der­rière des sophismes de distraction).
        Vous n’êtes donc pas un démo­crate, mais un bien-pen­sant totalitaire.
        Pour finir, il ne s’a­git pas ici d’ai­mer ou ne pas aimer Géné­ra­tion Iden­ti­taire, mais de défendre la libre expres­sion de tous les ali­gne­ments poli­tiques pour que nous ayons une vraie démo­cra­tie, et non une smart-dic­ta­ture tota­li­taire dégui­sée en « démocratie ».
        Pensez‑y.

        Réponse

Laisser un commentaire

Derniers articles

[Dérive du pouvoir scolaire] Le préparateur – Alain, 25 août 1906

[Dérive du pouvoir scolaire] Le préparateur – Alain, 25 août 1906

[LE PRÉPARATEUR] Un nouvel examen vient d'être institué, à la suite duquel on pourra recevoir un certificat d'aptitude aux fonctions de magistrat. Il en sera de cet examen comme de tous les autres, il donnera de bons résultats au commencement, et de mauvais ensuite....