[Fondamental et passionnant] John Stuart Mill : De la liberté de pensée et de discussion (1859)

15/02/2020 | 8 commentaires

Chers amis,

Je vous signale ce texte impor­tant (écrit par un père fon­da­teur du « libé­ra­lisme ») qui fonde de façon robuste le très néces­saire droit des citoyens à s’ex­pri­mer libre­ment en démo­cra­tie — droit essen­tiel que les Grecs antiques appe­laient l’i­sé­go­ria, droit vital pour la sur­vie de la fra­gile démo­cra­tie au point que les Athé­niens y tenaient même davan­tage qu’à l’i­so­no­mia (éga­li­té devant la loi) et que par­fois le mot isé­go­ria était uti­li­sé comme syno­nyme de démo­cra­tie, isé­go­ria dont je vous parle depuis 2005 et qui me vaut tant d’en­nuis de la part des domi­nants du moment. 

Tout est puis­sant et utile dans ce long texte, pour réflé­chir à la liber­té d’ex­pres­sion, condi­tion car­di­nale d’un bon éclai­rage de l’o­pi­nion publique. Il faut lire ce texte le crayon à la main et en repé­rer soi-même les pas­sages essentiels. 

Nos enfants devraient lire et tra­vailler ce texte, et confron­ter entre eux, et avec leurs parents, les accords et désac­cords sur ses idées. C’est un texte impor­tant dans la culture géné­rale d’un citoyen digne de ce nom, c’est-à-dire consti­tuant, réflé­chis­sant aux ins­ti­tu­tions pro­té­geant le bien commun. 

Je n’ou­blie pas les cra­pu­le­ries que John Stuart Mill a pu dire par ailleurs, sur les pauvres et les tra­vailleurs par exemple (comme tous les pré­ten­dus « libé­raux » : ne ratez pas le livre pas­sion­nant et impor­tant de Dome­ni­co Losur­do, « Contre-his­toire du libé­ra­lisme »), mais je trouve, mal­gré tout, ce texte de Mill lumi­neux et convain­quant, d’une por­tée uni­ver­selle et intemporelle.

Cha­cun fera le rap­pro­che­ment entre ce qui est expli­qué ci-des­sous et ce qui m’est arri­vé en juin 2019. J’y revien­drai bien­tôt. Lisez d’a­bord ce texte, s’il vous plaît.

Étienne.


 

http://​clas​siques​.uqac​.ca/​c​l​a​s​s​i​q​u​e​s​/​M​i​l​l​_​j​o​h​n​_​s​t​u​a​r​t​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​.​h​tml

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Il est à espé­rer que le temps où il aurait fal­lu défendre la « liber­té de presse » comme l’une des sécu­ri­tés contre un gou­ver­ne­ment cor­rom­pu ou tyran­nique est révo­lu. On peut sup­po­ser qu’il est aujourd’­hui inutile de défendre l’i­dée selon laquelle un légis­la­tif ou un exé­cu­tif dont les inté­rêts ne seraient pas iden­ti­fiés à ceux du peuple n’est pas auto­ri­sé à lui pres­crire des opi­nions ni à déter­mi­ner pour lui les doc­trines et les argu­ments à entendre. D’ailleurs, les phi­lo­sophes qui m’ont pré­cé­dé ont déjà si sou­vent et triom­pha­le­ment mis en évi­dence cet aspect du pro­blème que point n’est besoin d’y insis­ter ici. Quoique la loi anglaise sur la presse soit aus­si ser­vile de nos jours qu’au temps des Tudor, il n’y a guère de risque qu’elle fasse office d’ou­til de répres­sion contre la dis­cus­sion poli­tique, sinon dans un moment de panique pas­sa­gère où la crainte fait perdre la tête aux ministres et aux juges[1]. Et géné­ra­le­ment, il n’est pas à craindre dans un pays consti­tu­tion­nel que le gou­ver­ne­ment, qu’il soit ou non entiè­re­ment res­pon­sable envers le peuple, cherche sou­vent à contrô­ler l’ex­pres­sion de l’o­pi­nion, excep­té lorsque, en agis­sant ain­si, il se fait l’or­gane de l’in­to­lé­rance géné­rale du public.

Sup­po­sons donc que le gou­ver­ne­ment ne fasse qu’un avec le peuple et ne songe jamais à exer­cer aucun pou­voir de coer­ci­tion, à moins d’être en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exer­cer une telle coer­ci­tion, que ce soit de lui-même ou par l’in­ter­mé­diaire de son gou­ver­ne­ment, car ce pou­voir est illé­gi­time. Le meilleur gou­ver­ne­ment n’y a pas davan­tage de droit que le pire : un tel pou­voir est aus­si nui­sible, si ce n’est plus, lors­qu’il s’exerce en accord avec l’o­pi­nion publique qu’en oppo­si­tion avec elle. Si tous les hommes moins un par­ta­geaient la même opi­nion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’im­po­ser silence à cette per­sonne, pas plus que celle-ci, d’im­po­ser silence aux hommes si elle en avait le pou­voir. Si une opi­nion n’é­tait qu’une pos­ses­sion per­son­nelle, sans valeur pour d’autres que son pos­ses­seur ; si d’être gêné dans la jouis­sance de cette pos­ses­sion n’é­tait qu’un dom­mage pri­vé, il y aurait une dif­fé­rence à ce que ce dom­mage fût infli­gé à peu ou à beau­coup de personnes. 

Mais ce qu’il y a de par­ti­cu­liè­re­ment néfaste à impo­ser silence à l’ex­pres­sion d’une opi­nion, c’est que cela revient à voler l’hu­ma­ni­té : tant la pos­té­ri­té que la géné­ra­tion pré­sente, les détrac­teurs de cette opi­nion davan­tage encore que ses déten­teurs. Si l’o­pi­nion est juste, on les prive de l’oc­ca­sion d’é­chan­ger l’er­reur pour la véri­té ; si elle est fausse, ils perdent un béné­fice presque aus­si consi­dé­rable : une per­cep­tion plus claire et une impres­sion plus vive de la véri­té que pro­duit sa confron­ta­tion avec l’erreur.

Il est néces­saire de consi­dé­rer sépa­ré­ment ces deux hypo­thèses, à cha­cune des­quelles cor­res­pond une branche dis­tincte de l’ar­gu­ment. On ne peut jamais être sûr que l’o­pi­nion qu’on s’ef­force d’é­touf­fer est fausse ; et si nous l’é­tions, ce serait encore un mal.

Pre­miè­re­ment, il se peut que l’o­pi­nion qu’on cherche à sup­pri­mer soit vraie : ceux qui dési­rent la sup­pri­mer en contestent natu­rel­le­ment la véri­té, mais ils ne sont pas infaillibles. Il n’est pas en leur pou­voir de tran­cher la ques­tion pour l’hu­ma­ni­té entière, ni de reti­rer à d’autres qu’eux les moyens de juger. Refu­ser d’en­tendre une opi­nion sous pré­texte qu’ils sont sûrs de sa faus­se­té, c’est pré­su­mer que leur cer­ti­tude est la cer­ti­tude abso­lue. Étouf­fer une dis­cus­sion, c’est s’ar­ro­ger l’in­failli­bi­li­té. Cet argu­ment com­mun suf­fi­ra à la condam­na­tion de ce pro­cé­dé, car tout com­mun qu’il soit, il n’en est pas plus mauvais.

Mal­heu­reu­se­ment pour le bon sens des hommes, le fait de leur failli­bi­li­té est loin de gar­der dans leur juge­ment pra­tique le poids qu’ils lui accordent en théo­rie. En effet, bien que cha­cun se sache faillible, peu sont ceux qui jugent néces­saire de se pré­mu­nir contre cette failli­bi­li­té, ou d’ad­mettre qu’une opi­nion dont ils se sentent très sûrs puisse être un exemple de cette erreur. Les princes abso­lus, ou qui­conque accou­tu­mé à une défé­rence illi­mi­tée, éprouvent ordi­nai­re­ment cette entière confiance en leurs propres opi­nions sur presque tous les sujets. Les hommes les plus heu­reu­se­ment pla­cés qui voient par­fois leurs opi­nions dis­pu­tées, et qui ne sont pas com­plè­te­ment inac­cou­tu­més à être cor­ri­gés lors­qu’ils ont tort, n’ac­cordent cette même confiance illi­mi­tée qu’aux opi­nions qu’ils par­tagent avec leur entou­rage, ou avec ceux envers qui ils défèrent habi­tuel­le­ment ; car moins un homme fait confiance à son juge­ment soli­taire, plus il s’en remet impli­ci­te­ment à l’in­failli­bi­li­té « du  monde »  en  géné­ral. Et le monde, pour chaque indi­vi­du, signi­fie la par­tie du monde avec laquelle il est en contact : son par­ti, sa secte, son Église, sa classe sociale. En com­pa­rai­son, on trou­ve­ra à un homme l’es­prit large et libé­ral s’il étend le terme de « monde » à son pays ou son époque. Et sa foi dans cette auto­ri­té col­lec­tive ne sera nul­le­ment ébran­lée quoi­qu’il sache que d’autres siècles, d’autres pays, d’autres sectes, d’autres Églises, d’autres par­tis ont pen­sé et pensent encore exac­te­ment le contraire. Il délègue à son propre monde la res­pon­sa­bi­li­té d’a­voir rai­son face aux mondes dis­si­dents des autres hommes, et jamais il ne s’in­quiète de ce que c’est un pur hasard qui a déci­dé lequel de ces nom­breux mondes serait l’ob­jet de sa confiance, et de ce que les causes qui font de lui un angli­can à Londres sont les mêmes qui en auraient fait un boud­dhiste ou confu­cia­niste à Pékin. 

Cepen­dant il est évident, comme pour­raient le prou­ver une infi­ni­té d’exemples, que les époques ne sont pas plus infaillibles que les indi­vi­dus, chaque époque ayant pro­fes­sé nombre d’o­pi­nions que les époques sui­vantes ont esti­mées non seule­ment fausses, mais absurdes. De même il est cer­tain que nombre d’o­pi­nions aujourd’­hui répan­dues seront reje­tées par les époques futures, comme l’é­poque actuelle rejette nombre d’o­pi­nions autre­fois répandues.

Cet argu­ment sus­ci­te­ra pro­ba­ble­ment une objec­tion de la forme sui­vante : inter­dire la pro­pa­ga­tion de l’er­reur n’est effec­ti­ve­ment pas davan­tage une garan­tie d’in­failli­bi­li­té que n’im­porte quel acte accom­pli par l’au­to­ri­té publique selon son propre juge­ment et sous sa propre res­pon­sa­bi­li­té, mais le juge­ment est don­né aux hommes pour qu’ils s’en servent. Pour autant faut-il défendre pure­ment et sim­ple­ment aux hommes de s’en ser­vir sous pré­texte qu’ils risquent d’en faire mau­vais usage ? En inter­di­sant ce qu’ils estiment per­ni­cieux, ils ne pré­tendent pas être exempts d’er­reurs : ils ne font que rem­plir leur devoir d’a­gir selon leur conscience et leur convic­tion, mal­gré leur failli­bi­li­té. Si nous ne devions jamais agir selon nos opi­nions de peur qu’elles ne soient fausses, ce serait négli­ger à la fois tous nos inté­rêts et nos devoirs. Une opi­nion qui s’ap­plique à toute conduite en géné­ral ne sau­rait être une objec­tion valable à aucune conduite en par­ti­cu­lier. C’est le devoir du gou­ver­ne­ment, et des indi­vi­dus, de se for­mer les opi­nions les plus justes qu’ils peuvent, de se les for­mer avec soin, sans jamais les impo­ser aux autres à moins d’être tout à fait sûrs d’a­voir rai­son. Mais quand ils en sont sûrs (diront les rai­son­neurs), ce n’est point la conscience, mais la couar­dise qui les retient de lais­ser se dif­fu­ser cer­taines doc­trines qu’­hon­nê­te­ment ils estiment dan­ge­reuses pour le bien-être de l’hu­ma­ni­té, soit dans cette vie, soit dans l’autre ; et cela, parce que d’autres peuples en des temps moins éclai­rés ont répri­mé des opi­nions qu’on croit justes aujourd’­hui. Gar­dons-nous, dira-t-on, de refaire la même erreur. Mais gou­ver­ne­ments et nations ont com­mis des erreurs dans d’autres domaines dont on ne nie pas qu’ils soient du res­sort de l’au­to­ri­té publique : ils ont levé de mau­vais impôts, mené des guerres injustes. Est-ce une rai­son pour ne plus lever d’im­pôts ou pour ne plus faire de guerres, en dépit des pro­vo­ca­tions ? Les hommes et les gou­ver­ne­ments doivent agir du mieux qu’ils peuvent. Il n’existe pas de cer­ti­tude abso­lue, mais il y en a assez pour les besoins de la vie. Nous pou­vons et devons pré­su­mer juste notre opi­nion, suf­fi­sam­ment pour diri­ger notre conduite ; et ce n’est pré­su­mer rien de plus que d’empêcher les mau­vaises gens de per­ver­tir la socié­té en pro­pa­geant des opi­nions que nous jugeons fausses et pernicieuses.

Je réponds que c’est pré­su­mer bien davan­tage. Il existe une dif­fé­rence extrême entre pré­su­mer vraie une opi­nion qui a sur­vé­cu à toutes les réfu­ta­tions et pré­su­mer sa véri­té afin de ne pas en per­mettre la réfu­ta­tion. La liber­té com­plète de contre­dire et de réfu­ter notre opi­nion est la condi­tion même qui nous per­met de pré­su­mer sa véri­té en vue d’a­gir : c’est là la seule façon ration­nelle don­née à un être doué de facul­tés humaines de s’as­su­rer qu’il est dans le vrai.

Quand nous consi­dé­rons soit l’his­toire de l’o­pi­nion, soit le cours ordi­naire de la vie humaine, à quoi attri­buer que l’une et l’autre ne soient pas pires ? Certes pas à la force propre de l’in­tel­li­gence humaine ; car, pour toute ques­tion déli­cate, une per­sonne sur cent sera capable de tran­cher ; et encore, la capa­ci­té de cette unique per­sonne n’est que rela­tive. Car la majo­ri­té des grands hommes des géné­ra­tions pas­sées a sou­te­nu maintes opi­nions aujourd’­hui tenues pour erro­nées et fait et approu­vé nombre de choses que nul ne jus­ti­fie plus aujourd’­hui. Com­ment se fait-il alors qu’il y ait glo­ba­le­ment pré­pon­dé­rance d’o­pi­nions et de conduites ration­nelles dans l’hu­ma­ni­té ? Si pré­pon­dé­rance il y a — et sans elle, les affaires humaines seraient et eussent tou­jours été dans un état presque déses­pé­ré — elle le doit à une qua­li­té de l’es­prit humain, à la source de tout ce qu’il y a de res­pec­table en l’homme en tant qu’être intel­lec­tuel et moral, à savoir que ses erreurs sont rec­ti­fiables. Par la dis­cus­sion et l’ex­pé­rience — mais non par la seule expé­rience — il est capable de cor­ri­ger ses erreurs : la dis­cus­sion est néces­saire pour mon­trer com­ment inter­pré­ter l’ex­pé­rience. Fausses opi­nions et fausses pra­tiques cèdent gra­duel­le­ment devant le fait et l’ar­gu­ment ; mais pour pro­duire quelque effet sur l’es­prit, ces faits et argu­ments doivent lui être pré­sen­tés. Rares sont les faits qui parlent d’eux-mêmes, sans com­men­taire qui fasse res­sor­tir leur signi­fi­ca­tion. Il s’en­suit que toute la force et la valeur de l’es­prit humain — puis­qu’il dépend de cette facul­té d’être rec­ti­fié quand il s’é­gare — n’est vrai­ment fiable que si tous les moyens pour le rec­ti­fier sont à por­tée de main. Le juge­ment d’un homme s’a­vère-t-il digne de confiance, c’est qu’il a su demeu­rer ouvert aux cri­tiques sur ses opi­nions et sa conduite ; c’est qu’il a pris l’ha­bi­tude d’é­cou­ter tout ce qu’on disait contre lui, d’en pro­fi­ter autant qu’il était néces­saire et de s’ex­po­ser à lui-même — et par­fois aux autres — la faus­se­té de ce qui était faux : c’est qu’il a sen­ti que la seule façon pour un homme d’ac­cé­der à la connais­sance exhaus­tive d’un sujet est d’é­cou­ter ce qu’en disent des per­sonnes d’o­pi­nions variées et   com­ment   l’en­vi­sagent   dif­fé­rentes   formes d’es­prit. Jamais homme sage n’ac­quit sa sagesse autre­ment ; et la nature de l’in­tel­li­gence humaine est telle qu’elle ne peut l’ac­qué­rir autre­ment. Loin de sus­ci­ter doute et hési­ta­tion lors de la mise en pra­tique, s’ha­bi­tuer à cor­ri­ger et com­plé­ter sys­té­ma­ti­que­ment son opi­nion en la com­pa­rant à celle des autres est la seule garan­tie qui la rende digne de confiance. En effet l’homme sage — pour connaître mani­fes­te­ment tout ce qui se peut dire contre lui, pour défendre sa posi­tion contre tous les contra­dic­teurs, pour savoir que loin d’é­vi­ter les objec­tions et les dif­fi­cul­tés, il les a recher­chées et n’a négli­gé aucune lumière sus­cep­tible d’é­clai­rer tous les aspects du sujet — l’homme sage a le droit de pen­ser que son juge­ment vaut mieux que celui d’un autre ou d’une mul­ti­tude qui n’ont pas sui­vi le même processus.

Ce n’est pas trop exi­ger que d’im­po­ser à ce qu’on appelle le public — ce mélange hété­ro­clite d’une mino­ri­té de sages et d’une majo­ri­té de sots — de se sou­mettre à ce que les hommes les plus sages — ceux qui peuvent le plus pré­tendre à la fia­bi­li­té de leur juge­ment — estiment néces­saire pour garan­tir leur juge­ment. La plus into­lé­rante des Églises, l’É­glise catho­lique romaine, admet et écoute patiem­ment, même lors de la cano­ni­sa­tion d’un saint, un « avo­cat du diable ». Les plus saints des hommes ne sau­raient être admis aux hon­neurs post­humes avant que tout ce que le diable peut dire contre eux ne soit connu et pesé. S’il était inter­dit de remettre en ques­tion la phi­lo­so­phie new­to­nienne, l’hu­ma­ni­té ne pour­rait aujourd’­hui la tenir pour   vraie   en   toute   cer­ti­tude.   Les croyances pour les­quelles nous avons le plus de garan­tie n’ont pas d’autre sau­ve­garde qu’une invi­ta­tion constante au monde entier de les prou­ver non fon­dées. Si le défi n’est pas rele­vé — ou s’il est rele­vé et que la ten­ta­tive échoue — nous demeu­re­rons assez éloi­gnés de la cer­ti­tude, mais nous aurons fait de notre mieux dans l’é­tat actuel de la rai­son humaine : nous n’au­rons rien négli­gé pour don­ner à la véri­té une chance de nous atteindre. Les lices res­tant ouvertes, nous pou­vons espé­rer que s’il existe une meilleure véri­té, elle sera décou­verte lorsque l’es­prit humain sera capable de la rece­voir. Entre-temps, nous pou­vons être sûrs que notre époque a appro­ché la véri­té d’aus­si près que pos­sible. Voi­là toute la cer­ti­tude à laquelle peut pré­tendre un être faillible, et la seule manière d’y parvenir.

Il est éton­nant que les hommes admettent la vali­di­té des argu­ments en faveur de la libre dis­cus­sion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’a­git de les « pous­ser jus­qu’au bout », et cela sans voir que si ces rai­sons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien. Il est éton­nant qu’ils s’i­ma­ginent s’at­tri­buer l’in­failli­bi­li­té en recon­nais­sant la néces­si­té de la libre dis­cus­sion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent éga­le­ment que cer­taines doc­trines ou prin­cipes par­ti­cu­liers devraient échap­per à la remise en ques­tion sous pré­texte que leur cer­ti­tude est prou­vée, ou plu­tôt qu’ils sont cer­tains, eux, de leur cer­ti­tude. Qua­li­fier une pro­po­si­tion de cer­taine tant qu’il existe un être qui nie­rait cette cer­ti­tude s’il en avait la per­mis­sion alors qu’il est pri­vé de celle-ci, c’est nous pré­su­mer — nous et ceux qui sont d’ac­cord avec nous — les garants de la cer­ti­tude, garants qui de sur­croît pour­raient se dis­pen­ser d’en­tendre la par­tie adverse.

Dans notre époque — qu’on a décrite comme « pri­vée de foi, mais ter­ri­fiée devant le scep­ti­cisme » — où les gens se sentent sûrs non pas tant de la véri­té de leurs opi­nions que de leur néces­si­té, les droits d’une opi­nion à demeu­rer pro­té­gée contre l’at­taque publique se fondent moins sur sa véri­té que sur son impor­tance pour la socié­té. Il y a, dit-on, cer­taines croyances si utiles, voire si indis­pen­sables au bien-être qu’il est du devoir des gou­ver­ne­ments de les défendre, au même titre que d’autres inté­rêts de la socié­té. Devant une telle situa­tion de néces­si­té, devant un cas s’ins­cri­vant aus­si évi­dem­ment dans leur devoir, assure-t-on, un peu moins d’in­failli­bi­li­té suf­fi­rait pour jus­ti­fier, voire obli­ger, les gou­ver­ne­ments à agir selon leur propre opi­nion, confir­mée par l’o­pi­nion géné­rale de l’hu­ma­ni­té. On avance aus­si sou­vent — et on le pense plus sou­vent encore — que seuls les méchants dési­re­raient affai­blir ces croyances salu­taires ; aus­si n’y a‑t-il rien de mal à inter­dire ce qu’eux seuls vou­draient faire. Cette manière de pen­ser, en jus­ti­fiant les res­tric­tions sur la dis­cus­sion, fait de ce pro­blème non plus une ques­tion de véri­té, mais d’u­ti­li­té des doc­trines ; et on se flatte ce fai­sant d’é­chap­per à l’ac­cu­sa­tion de garant infaillible des opi­nions. Mais ceux qui se satis­font à si bon compte ne s’a­per­çoivent pas que la pré­ten­tion à l’in­failli­bi­li­té est sim­ple­ment dépla­cée. L’u­ti­li­té même d’une opi­nion est affaire d’o­pi­nion : elle est un objet de dis­pute ouvert à la dis­cus­sion, et qui l’exige autant que l’o­pi­nion elle-même. Il fau­dra un garant infaillible des opi­nions tant pour déci­der qu’une opi­nion est nui­sible que pour déci­der qu’elle est fausse, à moins que l’o­pi­nion ain­si condam­née n’ait toute lati­tude pour se défendre. Il ne convient donc pas de dire qu’on per­met à un héré­tique de sou­te­nir l’u­ti­li­té ou le carac­tère inof­fen­sif de son opi­nion si on lui défend d’en sou­te­nir la véri­té. La véri­té d’une opi­nion fait par­tie de son uti­li­té. Lorsque nous vou­lons savoir s’il est sou­hai­table qu’une pro­po­si­tion soit par­ta­gée, est-il pos­sible d’ex­clure la ques­tion de savoir si oui ou non elle est vraie ? Dans l’o­pi­nion, non des méchants mais des meilleurs des hommes, nulle croyance contraire à la véri­té ne peut être réel­le­ment utile : pou­vez-vous empê­cher de tels hommes d’a­van­cer cet argu­ment quand on les accuse de s’op­po­ser à l’u­ti­li­té pré­ten­due d’une doc­trine qu’ils estiment fausse par ailleurs ? Ceux qui défendent les opi­nions reçues ne manquent jamais de tirer tous les avan­tages pos­sibles de cette excuse : jamais on ne les voit, eux, trai­ter de la ques­tion de l’u­ti­li­té comme si on pou­vait l’abs­traire com­plè­te­ment de celle de la véri­té. Au contraire, c’est avant tout parce que leur doc­trine est « la véri­té » qu’ils estiment si indis­pen­sable de la connaître ou d’y croire. Il ne peut y avoir de dis­cus­sion loyale sur la ques­tion de l’u­ti­li­té quand un seul des deux par­tis peut se per­mettre d’a­van­cer un argu­ment aus­si vital. Et en fait, lorsque la loi ou le sen­ti­ment public ne per­mettent pas de remettre en ques­tion la véri­té d’une opi­nion, ils tolèrent tout aus­si peu un déni de son uti­li­té. Ce qu’ils per­mettent, tout au plus, c’est une atté­nua­tion de sa néces­si­té abso­lue ou de la faute indé­niable qu’il y aurait à la rejeter.

Afin de mieux illus­trer tout le mal qu’il y a à refu­ser d’é­cou­ter des opi­nions parce que nous les avons condam­nées d’a­vance dans notre propre juge­ment, il convient d’an­crer la dis­cus­sion sur un cas concret. Je choi­si­rai de pré­fé­rence les cas qui me sont le moins favo­rables, ceux dans les­quels les argu­ments contre la liber­té d’o­pi­nion — tant du côté de la véri­té que de l’u­ti­li­té — sont esti­més les plus forts. Sup­po­sonsque les opi­nions contes-tées soient la croyance en un Dieu et en une vie future, ou n’im­porte laquelle des doc­trines morales com­mu­né­ment reçues. Livrer bataille sur un tel ter­rain, c’est don­ner grand avan­tage à un adver­saire de mau­vaise foi, car il dira sûre­ment (et bien d’autres qui ne vou­draient pas faire montre de mau­vaise foi se le diront inté­rieu­re­ment avec lui) : sont-ce là les doc­trines que vous n’es­ti­mez pas suf­fi­sam­ment cer­taines pour être pro­té­gées par la loi ? La croyance en un Dieu est-elle, selon vous, de ces opi­nions dont on ne peut se sen­tir sûr sans pré­tendre à l’in­failli­bi­li­té ? Qu’on me per­mette de remar­quer que le fait de se sen­tir sûr d’une doc­trine (quelle qu’elle soit) n’est pas ce que j’ap­pelle pré­tendre à l’in­failli­bi­li­té. J’en­tends par là le fait de vou­loir déci­der cette ques­tion pour les autres sans leur per­mettre d’en­tendre ce qu’on peut dire de l’autre côté. Et je dénonce et ne réprouve pas moins cette pré­ten­tion quand on l’a­vance en  faveur de mes convic­tions  les plus solen­nelles. Quelque per­sua­dé que soit un homme non seule­ment de la faus­se­té, mais des consé­quences per­ni­cieuses d’une opi­nion — non seule­ment de ses consé­quences per­ni­cieuses, mais (pour employer des expres­sions que je condamne abso­lu­ment) de son immo­ra­li­té et de son impié­té — c’est pré­su­mer de son infailli­bi­li­té, et cela en dépit du sou­tien que lui accor­de­rait le juge­ment public de son pays ou de ses contem­po­rains, que d’empêcher cette opi­nion de plai­der pour sa défense. Et cette pré­somp­tion, loin d’être moins dan­ge­reuse ou répré­hen­sible, serait d’au­tant plus fatale que l’o­pi­nion en ques­tion serait appe­lée immo­rale ou impie. Telles sont jus­te­ment les occa­sions où les hommes com­mettent ces ter­ribles erreurs qui ins­pirent à la pos­té­ri­té stu­peur et hor­reur. Nous en trou­vons des exemples mémo­rables dans l’his­toire lorsque nous voyons le bras de la jus­tice uti­li­sé pour déci­mer les meilleurs hommes et les meilleurs doc­trines, et cela avec un suc­cès déplo­rable quant aux hommes ; quant aux doc­trines, cer­taines ont sur­vé­cu pour être (comme par déri­sion) invo­quées en défense d’une conduite sem­blable envers ceux-là mêmes qui diver­geaient de celles-ci ou de leur inter­pré­ta­tion cou­ram­ment admise.

On ne sau­rait rap­pe­ler trop sou­vent à l’hu­ma­ni­té qu’il a exis­té autre­fois un homme du nom de Socrate, et qu’il y eut, entre celui-ci et les auto­ri­tés et l’o­pi­nion publique de son temps, un affron­te­ment mémo­rable. Né dans un siècle et dans un pays riche en gran­deur indi­vi­duelle, l’i­mage qui nous a été trans­mise par ceux qui connais­saient le mieux à la fois le per­son­nage et son époque, est celle de l’homme le plus ver­tueux de son temps ; mais nous le connais­sons éga­le­ment comme le chef et le modèle de tous ces grands maîtres de ver­tu qui lui furent pos­té­rieurs, tout à la fois la source et la noble ins­pi­ra­tion de Pla­ton et de l’u­ti­li­ta­risme judi­cieux d’A­ris­tote, « i maës­tri di color que san­no », eux-mêmes à l’o­ri­gine de l’é­thique et de toute phi­lo­so­phie. Ce maître avoué de tous les émi­nents pen­seurs qui vécurent après lui — cet homme dont la gloire ne cesse de croître depuis plus de deux mille ans et éclipse celle de tous les autres noms qui illus­trèrent sa ville natale — fut mis à mort par ses conci­toyens après une condam­na­tion juri­dique pour impié­té et immo­ra­li­té. Impié­té, pour avoir nié les dieux recon­nus par l’É­tat ; en effet, ses accu­sa­teurs affir­maient (voir l’Apo­lo­gie) qu’il ne croyait en aucun dieu. Immo­ra­li­té, pour avoir été par ses doc­trines et son ensei­gne­ment le « cor­rup­teur de la jeu­nesse ». Il y a tout lieu de croire que le tri­bu­nal le trou­va en conscience cou­pable de ces crimes ; et il condam­na à mort comme un cri­mi­nel l’homme pro­ba­ble­ment le plus digne de mérite de ses contem­po­rains et de l’humanité.

Pas­sons à pré­sent au seul autre exemple d’i­ni­qui­té judi­ciaire dont la men­tion, après la condam­na­tion de Socrate, ne nous fasse pas tom­ber dans la tri­via­li­té [Jésus]. L’é­vé­ne­ment eut lieu sur le Cal­vaire il y a un peu plus de mille huit cents ans. L’homme — qui lais­sa sur tous les témoins de sa vie et de ses paroles une telle impres­sion de gran­deur morale que les dix-huit siècles sui­vants lui ont ren­du hom­mage comme au Tout-Puis­sant en per­sonne — cet homme fut igno­mi­nieu­se­ment mis à mort. À quel titre ? Blas­phé­ma­teur. Non seule­ment les hommes mécon­nurent leur bien­fai­teur, mais ils le prirent pour exac­te­ment le contraire de ce qu’il était et le trai­tèrent comme un pro­dige d’im­pié­té, accu­sa­tion aujourd’­hui retour­née contre eux pour le trai­te­ment qu’ils lui infli­gèrent. Aujourd’­hui, les sen­ti­ments qui animent les hommes en consi­dé­rant ces évé­ne­ments lamen­tables, spé­cia­le­ment le second, les rendent extrê­me­ment injustes dans leur juge­ment envers les mal­heu­reux acteurs de ces drames. Ceux-ci, selon toute espé­rance, n’é­taient point des méchants — ils n’é­taient pas pires que le com­mun des hommes —, mais au contraire des hommes qui pos­sé­daient au plus haut point les sen­ti­ments reli­gieux, moraux et patrio­tiques de leur temps et de leur peuple : la sorte même d’homme qui, à toutes les époques y com­pris la nôtre, ont toutes les chances de tra­ver­ser la vie irré­pro­chables et res­pec­tés. Le grand prêtre qui déchi­ra ses vête­ments en enten­dant pro­non­cer les paroles qui, selon toutes les concep­tions de son pays, consti­tuaient le plus noir des crimes, éprou­va sans doute une hor­reur sin­cère, à la mesure des sen­ti­ments moraux et reli­gieux pro­fes­sés par le com­mun des hommes pieux et res­pec­tables. Pour­tant la plu­part de ceux qui fré­missent aujourd’­hui devant sa conduite auraient agi exac­te­ment de même s’ils avaient vécu à cette époque et étaient nés juifs. Les chré­tiens ortho­doxes qui sont ten­tés de croire que ceux qui lapi­dèrent les pre­miers mar­tyrs furent plus méchants qu’eux-mêmes devraient se sou­ve­nir que saint Paul fut au nombre des persécuteurs.

Ajou­tons encore un exemple, le plus frap­pant de tous si tant est que le carac­tère impres­sion­nant d’une erreur se mesure à la sagesse et à la ver­tu de celui qui la com­met. Si jamais monarque eut sujet de se croire le meilleur et le plus éclai­ré de ses contem­po­rains, ce fut l’empereur Marc Aurèle. Maître abso­lu du monde civi­li­sé tout entier, il se condui­sit toute sa vie avec la plus pure jus­tice et conser­va, en dépit de son édu­ca­tion stoï­cienne, le plus tendre des cœurs. Le peu de fautes qu’on lui attri­bue viennent toutes de son indul­gence, tan­dis que ses écrits, l’œuvre éthique la plus noble de l’An­ti­qui­té, ne dif­fère qu’à peine, sinon pas du tout, des ensei­gne­ments les plus carac­té­ris­tiques du Christ. Ce fut cet homme — meilleur chré­tien dans tous les sens du terme (le dog­ma­tique excep­té) que la plu­part des sou­ve­rains offi­ciel­le­ment chré­tiens qui ont régné depuis — ce fut cet homme qui per­sé­cu­ta le chris­tia­nisme. A la pointe de tous les pro­grès anté­rieurs de l’hu­ma­ni­té, doué d’une intel­li­gence ouverte et libre et d’un carac­tère qui le por­tait à incar­ner dans ses écrits moraux l’i­déal chré­tien, il ne sut pas voir — tout péné­tré qu’il était de son devoir — que le chris­tia­nisme était un bien et non un mal pour le monde. Il savait que la socié­té de son temps était dans un état déplo­rable. Mais telle qu’elle était, il vit ou s’i­ma­gi­na voir que ce qui l’empêchait d’empirer était la foi et la véné­ra­tion qu’elle vouait aux anciennes divi­ni­tés. En tant que sou­ve­rain, il esti­ma de son devoir de ne pas lais­ser la socié­té se dis­soudre, et ne vit pas com­ment, si on ôtait les liens exis­tants, on en pour­rait refor­mer d’autres pour la res­sou­der. La nou­velle reli­gion visait ouver­te­ment à défaire ces liens ; et comme son devoir ne lui dic­tait pas d’a­dop­ter cette reli­gion, c’est qu’il lui fal­lait la détruire. C’est ain­si que le plus doux et le plus aimable des phi­lo­sophes et des sou­ve­rains — parce qu’il ne pou­vait ni croire que la théo­lo­gie du chris­tia­nisme fût vraie ou d’o­ri-gine divine, ni accré­di­ter cette étrange his­toire d’un dieu cru­ci­fié, ni pré­voir qu’un sys­tème cen­sé repo­ser entiè­re­ment sur de telles bases s’a­vé­re­rait par la suite, en dépit des revers, l’agent du renou­vel­le­ment — fut conduit par un sens pro­fond du devoir à auto­ri­ser la per­sé­cu­tion du chris­tia-nisme. À mon sens, c’est l’un des évé­ne­ments les plus tra­giques de l’his­toire. On n’i­ma­gine pas sans amer­tume com­bien le chris­tia­nisme du monde aurait été dif­fé­rent si la foi chré­tienne était deve­nue la reli­gion de l’empire sous les aus­pices de Marc Aurèle et non ceux de Constan­tin. Mais ce serait être à la fois injuste envers Marc Aurèle et infi­dèle à la véri­té de nier que, s’il répri­ma comme il le fit la pro­pa­ga­tion du chris­tia­nisme, il invo­qua tous les argu­ments pour répri­mer les ensei­gne­ments anti­chré­tiens. Tout chré­tien croit fer­me­ment que l’a­théisme mène à la dis­so­lu­tion de la socié­té : Marc Aurèle le pen­sait tout aus­si fer­me­ment du chris­tia­nisme, lui qui, de tous ses contem­po­rains, parais­sait le plus capable d’en juger. À moins de riva­li­ser en sagesse et en bon­té avec Marc Aurèle, à moins d’être plus pro­fon­dé­ment ver­sé dans la sagesse de son temps, de se comp­ter par­mi les esprits supé­rieurs, de mon­trer plus de sérieux dans la quête de la véri­té et lui être plus dévoué après l’a­voir trou­vée — mieux vaut donc que le par­ti­san des sanc­tions à ren­contre de ceux qui pro­pagent cer­taines opi­nions cesse d’af­fir­mer sa propre infailli­bi­li­té et celle de la mul­ti­tude, comme le fit le grand Anto­nin avec un si fâcheux résultat.

Conscients de l’im­pos­si­bi­li­té de défendre des sanc­tions à l’en­contre des opi­nions irré­li­gieuses sans jus­ti­fier Marc Aurèle, les enne­mis de la liber­té de culte acceptent par­fois cette consé­quence, quand on les pousse dans leurs der­niers retran­che­ments ; et ils disent, avec le Dr John­son, que les per­sé­cu­teurs du chris­tia­nisme étaient dans le vrai, que la per­sé­cu­tion est une épreuve que la véri­té doit subir, et qu’elle subit tou­jours avec suc­cès, puisque les sanc­tions — bien qu’ef­fi­caces contre les erreurs per­ni­cieuses — s’a­vèrent tou­jours impuis­santes contre la véri­té. Voi­là une forme remar­quable de l’ar­gu­ment en faveur de l’in­to­lé­rance reli­gieuse qui mérite qu’on s’y arrête.

Une théo­rie qui sou­tient qu’il est légi­time de per­sé­cu­ter la véri­té sous pré­texte que la per­sé­cu­tion ne peut pas lui faire de tort, ne sau­rait être accu­sée d’être hos­tile par avance à l’ac­cueil de véri­tés nou­velles. Mais elle ne se recom­mande pas par la géné­ro­si­té du trai­te­ment qu’elle réserve à ceux envers qui l’hu­ma­ni­té est rede­vable de ces véri­tés. Révé­ler au monde quelque chose qui lui importe au pre­mier chef et qu’il igno­rait jusque-là, lui mon­trer son erreur sur quelque point vital de ses inté­rêts spi­ri­tuels et tem­po­rels, c’est le ser­vice le plus impor­tant qu’un être humain puisse rendre à ses sem­blables ; et dans cer­tains cas, comme celui des pre­miers chré­tiens et des réfor­ma­teurs, les par­ti­sans de l’o­pi­nion du Dr John­son croient qu’il s’a­git là des dons les plus pré­cieux qu’on puisse faire à l’hu­ma­ni­té. En revanche, qu’on récom­pense les auteurs de ces magni­fiques bien­faits par le mar­tyr ou le trai­te­ment qu’on réserve aux plus vils cri­mi­nels, voi­là qui n’est pas, selon cette théo­rie, une erreur et un mal­heur déplo­rables dont l’hu­ma­ni­té devrait se repen­tir dans le sac et la cendre, mais le cours nor­mal et légi­time des choses. Tou­jours selon cette théo­rie, l’au­teur d’une véri­té nou­velle devrait, comme chez les Locriens celui qui pro­po­sait une loi nou­velle, se pré­sen­ter la corde au cou qu’on ser­rait aus­si­tôt si l’as­sem­blée publique, après avoir enten­du ses rai­sons, n’a­dop­tait pas sur-le-champ sa pro­po­si­tion. Il est impos­sible de sup­po­ser que ceux qui défendent cette façon de trai­ter les bien­fai­teurs attachent beau­coup de prix aux bien­faits. Et je crois que ce point de vue n’existe que chez les gens per­sua­dés que les véri­tés nou­velles étaient peut-être sou­hai­tables autre­fois, mais que nous en avons assez aujourd’hui.

Mais assu­ré­ment, cette affir­ma­tion selon laquelle la véri­té triomphe tou­jours de la per­sé­cu­tion est un de ces men­songes que les hommes se plaisent à se trans­mettre — mais que réfute toute expé­rience — jus­qu’à ce qu’ils deviennent des lieux com­muns. L’his­toire regorge d’exemples de véri­tés étouf­fées par la per­sé­cu­tion ; et si elle n’est pas sup­pri­mée, elle se per­pé­tue­ra encore des siècles durant. Pour ne par­ler que des opi­nions reli­gieuses, la Réforme écla­ta au moins vingt fois avant Luther, et elle fut réduite au silence. Arnaud de Bres­cia, Fra Dol­ci­no, Savo­na­role : réduits au silence. Les Albi­geois, les Vau­dois, les Lol­lards, les Hus­sites : réduits au silence. Même après Luther, par­tout où la per­sé­cu­tion se per­pé­tua, elle fut vic­to­rieuse. En Espagne, en Ita­lie, en Flandres, en Autriche, le pro­tes­tan­tisme fut extir­pé ; et il en aurait été très pro­ba­ble­ment de même en Angle­terre, si la reine Marie avait vécu, ou si la reine Eli­za­beth était morte. La per­sé­cu­tion a triom­phé par­tout, excep­té là où les héré­tiques for­maient un par­ti trop puis­sant pour être effi­ca­ce­ment per­sé­cu­tés. Le chris­tia­nisme aurait pu être extir­pé de l’empire romain : aucun homme rai­son­nable n’en peut dou­ter. Il ne se répan­dit et ne s’im­po­sa que parce que les per­sé­cu­tions demeu­rèrent spo­ra­diques, de courte durée et sépa­rées par de longs inter­valles de pro­pa­gande presque libre. C’est pure sen­si­ble­rie de croire que la véri­té, la véri­té la plus pure — et non l’er­reur — porte en elle ce pou­voir de pas­ser outre le cachot et le bûcher. Sou­vent les hommes ne sont pas plus zélés pour la véri­té que pour l’er­reur ; et une appli­ca­tion suf­fi­sante de peines légales ou même sociales réus­sit le plus sou­vent à arrê­ter la pro­pa­ga­tion de l’une et l’autre. Le prin­ci­pal avan­tage de la véri­té consiste en ce que lors­qu’une opi­nion est vraie, on a beau l’é­touf­fer une fois, deux fois et plus encore, elle finit tou­jours par réap­pa­raître dans le corps de l’his­toire pour s’im­plan­ter défi­ni­ti­ve­ment à une époque où, par suite de cir­cons­tances favo­rables, elle échappe à la per­sé­cu­tion assez long­temps pour être en mesure de faire front devant les ten­ta­tives de répres­sion ultérieures.

On nous dira qu’au­jourd’­hui, nous ne met­tons plus à mort ceux qui intro­duisent des opi­nions nou­velles. Contrai­re­ment à nos pères, nous ne mas­sa­crons pas les pro­phètes : nous leur éle­vons des sépulcres. Il est vrai, nous ne met­tons plus à mort les héré­tiques, et les sanc­tions pénales que nous tolé­rons aujourd’­hui, même contre les opi­nions les plus odieuses, ne suf­fi­raient pas à les extir­per. Mais ne nous flat­tons pas encore d’a­voir échap­pé à la honte de la per­sé­cu­tion légale. Le délit d’o­pi­nion — ou tout du moins de son expres­sion — existe encore, et les exemples en sont encore assez nom­breux pour ne pas exclure qu’ils reviennent un jour en force. En 1857, aux assises d’é­té du com­té de Cor­nouailles, un mal­heu­reux[2], connu pour sa conduite irré­pro­chable à tous égards, fut condam­né à vingt et un mois d’emprisonnement pour avoir dit et écrit sur une porte quelques mots offen­sants à l’é­gard du chris­tia­nisme. À peine un mois plus tard, à l’Old Bai­ley, deux per­sonnes, à deux occa­sions dis­tinctes, furent refu­sées comme jurés[3], et l’une d’elles fut gros­siè­re­ment insul­tée par le juge et l’un des avo­cats, parce qu’elles avaient décla­ré hon­nê­te­ment n’a­voir aucune croyance reli­gieuse. Pour la même rai­son, une troi­sième per­sonne, un étran­ger vic­time d’un vol[4] se vit refu­ser jus­tice. Ce refus de répa­ra­tion fut éta­bli en ver­tu de la doc­trine légale selon laquelle une per­sonne qui ne croit pas en Dieu (peu importe le dieu) et en une vie future ne peut être admise à témoi­gner au tri­bu­nal ; ce qui équi­vaut à décla­rer ces per­sonnes hors-la-loi, exclues de la pro­tec­tion des tri­bu­naux ; non seule­ment elles peuvent être impu­né­ment l’ob­jet de vols ou de voies de fait si elles n’ont d’autres témoins qu’elles-mêmes ou des gens de leur opi­nion, mais encore n’im­porte qui peut subir ces atten­tats impu­né­ment si la preuve du fait dépend de leur témoi­gnage. Le pré­sup­po­sé à l’o­ri­gine de cette loi est que le ser­ment d’une per­sonne qui ne croit pas en une vie future est sans valeur, pro­po­si­tion qui révèle chez ceux qui l’ad­mettent une grande igno­rance de l’his­toire (puis­qu’il est his­to­ri­que­ment vrai que la plu­part des infi­dèles de toutes les époques étaient des gens dotés d’un sens de l’hon­neur et d’une inté­gri­té remar­quables) ; et pour sou­te­nir une telle opi­nion, il fau­drait ne pas soup­çon­ner com­bien de per­sonnes répu­tées dans le monde tant pour leurs ver­tus que leurs talents sont bien connues, de leurs amis intimes du moins, pour être des incroyants. D’ailleurs cette règle se détruit d’elle-même en se cou­pant de ce qui la fonde. Sous pré­texte que les athées sont des men­teurs, elle incite tous les athées à men­tir et ne rejette que ceux qui bravent la honte de confes­ser publi­que­ment une opi­nion détes­tée plu­tôt que de sou­te­nir un men­songe. Une règle qui se condamne ain­si à l’ab­sur­di­té eu égard à son but avoué ne peut être main­te­nue en vigueur que comme une marque de haine, comme un ves­tige de per­sé­cu­tion — per­sé­cu­tion dont la par­ti­cu­la­ri­té est de n’être infli­gée ici qu’à ceux qui ont prou­vé ne pas la méri­ter. Cette règle et la théo­rie qu’elle implique ne sont guère moins insul­tantes pour les croyants que pour les infi­dèles. Car si celui qui ne croit pas en une vie future est néces­sai­re­ment un men­teur, il s’en­suit que seule la crainte de l’en­fer empêche, si tant est qu’elle empêche quoi que ce soit, ceux qui y croient de men­tir. Nous ne ferons pas aux auteurs et aux com­plices de cette règle l’in­jure de sup­po­ser que l’i­dée qu’ils se sont for­mée de la ver­tu chré­tienne est le fruit de leur propre conscience.

À la véri­té, ce ne sont là que des lam­beaux et des restes de per­sé­cu­tion que l’on peut consi­dé­rer non pas tant comme l’in­di­ca­tion de la volon­té de per­sé­cu­ter, mais comme une mani­fes­ta­tion de cette infir­mi­té très fré­quente chez les esprits anglais de prendre un plai­sir absurde à affir­mer un mau­vais prin­cipe alors qu’ils ne sont plus eux-mêmes assez mau­vais pour dési­rer réel­le­ment le mettre en pra­tique. Avec cette men­ta­li­té, il n’y a mal­heu­reu­se­ment aucune assu­rance que la sus­pen­sion des plus odieuses formes de per­sé­cu­tion légale, qui s’est affir­mée l’es­pace d’une géné­ra­tion, conti­nue­ra. À notre époque, la sur­face pai­sible de la rou­tine est fré­quem­ment trou­blée à la fois par des ten­ta­tives de res­sus­ci­ter des maux pas­sés que d’in­tro­duire de nou­veaux biens. Ce qu’on vante à pré­sent comme la renais­sance de la reli­gion cor­res­pond tou­jours dans les esprits étroits et incultes à la renais­sance de la bigo­te­rie ; et lors­qu’il couve dans les sen­ti­ments d’un peuple ce puis­sant levain d’in­to­lé­rance, qui sub­siste dans les classes moyennes de ce pays, il faut bien peu de choses pour les pous­ser à per­sé­cu­ter acti­ve­ment ceux qu’il n’a jamais ces­sé de juger dignes de per­sé­cu­tion[5]. C’est bien cela — les opi­nions que cultivent les hommes et les sen­ti­ments qu’ils nour­rissent à l’é­gard de ceux qui s’op­posent aux croyances qu’ils estiment  impor­tantes — qui  empêche ce pays de deve­nir un lieu de liber­té pour l’es­prit. Depuis long­temps déjà, le prin­ci­pal méfait des sanc­tions légales est de ren­for­cer le stig­mate social. Et ce stig­mate est par­ti­cu­liè­re­ment viru­lent en Angle­terre où l’on pro­fesse bien moins fré­quem­ment des opi­nions mises au ban de la socié­té que dans d’autres pays où l’on avoue des opi­nions entraî­nant des puni­tions judi­ciaires. Pour tout le monde, excep­té ceux que leur for­tune ne rend pas dépen­dants de la bonne volon­té des autres, l’o­pi­nion est sur ce point aus­si effi­cace que la loi : il revient au même que les hommes soient empri­son­nés qu’empêchés de gagner leur pain. Ceux dont le pain est déjà assu­ré et qui n’at­tendent la faveur ni des hommes au pou­voir, ni d’au­cun corps, ni du public, ceux-là n’ont rien à craindre en avouant fran­che­ment n’im­porte quelle opi­nion si ce n’est le mépris ou la calom­nie, et, pour sup­por­ter cela, point n’est besoin d’un grand héroïsme. Il n’y a pas lieu d’en appe­ler ad mise­ri­cor­diam en faveur de telles per­sonnes. Mais, bien que nous n’in­fli­gions plus tant de maux qu’au­tre­fois à ceux qui pensent dif­fé­rem­ment de nous, nous nous fai­sons peut-être tou­jours autant de mal. Socrate fut mis à mort, mais sa phi­lo­so­phie s’é­le­va comme le soleil dans le ciel et répan­dit sa lumière sur tout le fir­ma­ment intel­lec­tuel. Les chré­tiens furent jetés aux lions, mais l’É­glise chré­tienne devint un arbre impo­sant et large, dépas­sant les plus vieux et les moins vigou­reux et les étouf­fant de son ombre. Notre into­lé­rance, pure­ment sociale, ne tue per­sonne, n’ex­tirpe aucune opi­nion, mais elle incite les hommes à dégui­ser les leurs et à ne rien entre­prendre pour les dif­fu­ser. Aujourd’­hui, les opi­nions héré­tiques ne gagnent ni même ne perdent grand ter­rain d’une décade ou d’une géné­ra­tion à l’autre ; mais jamais elles ne brillent d’un vif éclat et per­durent dans le cercle étroit de pen­seurs et de savants où elles ont pris nais­sance, et cela sans jamais jeter sur les affaires géné­rales de l’hu­ma­ni­té une lumière qui s’a­vé­re­rait plus tard vraie ou trom­peuse. C’est ain­si que se per­pé­tue un état de choses très satis­fai­sant pour cer­tains esprits, parce qu’il main­tient toutes les opi­nions domi­nantes dans un calme appa­rent, sans avoir le sou­ci de mettre qui­conque à l’a­mende ou au cachot et sans inter­dire abso­lu­ment l’exer­cice de la rai­son aux dis­si­dents affli­gés de la mala­die de pen­ser. C’est là un plan fort com­mode pour main­te­nir la paix dans le monde intel­lec­tuel et pour lais­ser les choses suivre leur cours habi­tuel. Mais le prix de cette sorte de paci­fi­ca­tion intel­lec­tuelle est le sacri­fice de tout le cou­rage moral de l’es­prit humain. Un état de chose, où les plus actifs et les plus curieux des esprits jugent pru­dent de gar­der pour eux les prin­cipes géné­raux de leurs convic­tions, et où ils s’ef­forcent en public d’a­dap­ter autant que faire se peut leurs propres conclu­sions à des pré­misses qu’ils nient inté­rieu­re­ment, un tel sys­tème cesse de pro­duire ces carac­tères francs et har­dis, ces intel­li­gences logiques et cohé­rentes qui ornaient autre­fois le monde de la pen­sée. Le genre d’hommes qu’en­gendre un tel sys­tème sont soit de purs esclaves du lieu com­mun, soit des oppor­tu­nistes de la véri­té dont les argu­ments sur tous les grands sujets s’a­daptent en fonc­tion de leurs audi­teurs et ne sont pas ceux qui les ont convain­cus eux-mêmes. Ceux qui évitent cette alter­na­tive y par­viennent en limi­tant leur champ de pen­sée et d’in­té­rêt aux choses dont on peut par­ler sans s’a­ven­tu­rer sur le ter­rain des prin­cipes ; c’est-à-dire un petit nombre de pro­blèmes pra­tiques qui se résou­draient d’eux-mêmes si seule­ment les esprits se raf­fer­mis­saient et s’é­lar­gis­saient, mais qui res­te­ront sans solu­tion tant qu’est lais­sé à l’a­ban­don ce qui ren­force et ouvre l’es­prit humain aux spé­cu­la­tions libres et auda­cieuses sur les sujets les plus élevés.

Les hommes qui ne jugent pas mau­vaise cette réserve des héré­tiques devraient d’a­bord consi­dé­rer qu’un tel silence revient à ce que les opi­nions héré­tiques ne fassent jamais l’ob­jet d’une réflexion franche et appro­fon­die, de sorte que celles d’entre elles qui ne résis­te­raient pas à une pareille dis­cus­sion ne dis­pa­raissent pas, même si par ailleurs on les empêche de se répandre. Mais ce n’est pas à l’es­prit héré­tique que nuit le plus la mise au ban de toutes les recherches dont les conclu­sions ne seraient pas conformes à l’or­tho­doxie. Ceux qui en souffrent davan­tage sont les bien-pen­sants, dont tout le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel est entra­vé et dont la rai­son est sou­mise à la crainte de l’hé­ré­sie. Qui peut cal­cu­ler ce que perd le monde dans cette mul­ti­tude d’in­tel­li­gences pro­met­teuses dou­blées d’un carac­tère timide qui n’osent pas mener à terme un enchaî­ne­ment d’i­dées har­di, vigou­reux et indé­pen­dant de peur d’a­bou­tir à une conclu­sion jugée irré­li­gieuse ou immo­rale ? Par­mi eux, il est par­fois des hommes d’une grande droi­ture, à l’es­prit sub­til et raf­fi­né, qui passent leur vie à ruser avec une intel­li­gence qu’ils ne peuvent réduire au silence, épui­sant ain­si leurs res­sources d’in­gé­nio­si­té à s’ef­for­cer de récon­ci­lier les exi­gences de leur conscience et de leur rai­son avec l’or­tho­doxie, sans for­cé­ment tou­jours y par­ve­nir. Il est impos­sible d’être un grand pen­seur sans recon­naître que son pre­mier devoir est de suivre son intel­li­gence, quelle que soit la conclu­sion à laquelle elle peut mener. La véri­té béné­fi­cie encore plus des erreurs d’un homme qui, après les études et la pré­pa­ra­tion néces­saire, pense par lui-même, que des opi­nions vraies de ceux qui les détiennent uni­que­ment parce qu’ils s’in­ter­disent de pen­ser. Non pas que la liber­té de pen­ser soit exclu­si­ve­ment néces­saire aux grands pen­seurs. Au contraire, elle est aus­si indis­pen­sable — sinon plus indis­pen­sable — à l’homme du com­mun pour lui per­mettre d’at­teindre la sta­ture intel­lec­tuelle dont il est capable. Il y a eu, et il y aura encore peut-être, de grands pen­seurs indi­vi­duels dans une atmo­sphère géné­rale d’es­cla­vage intel­lec­tuel. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans une telle atmo­sphère de peuple intel­lec­tuel­le­ment actif. Quand un peuple accé­dait tem­po­rai­re­ment à cette acti­vi­té, c’est que la crainte des spé­cu­la­tions hété­ro­doxes était pour un temps sus­pen­due. Là où il existe une entente tacite de ne pas remettre en ques­tion les prin­cipes, là où la dis­cus­sion des ques­tions fon­da­men­tales qui pré­oc­cupent l’hu­ma­ni­té est esti­mée close, on ne peut espé­rer trou­ver cette acti­vi­té intel­lec­tuelle de grande enver­gure qui a ren­du si remar­quables cer­taines périodes de l’his­toire. Lorsque la contro­verse évite les sujets assez fon­da­men­taux pour enflam­mer l’en­thou­siasme, jamais on ne voit l’es­prit d’un peuple se déga­ger de ses prin­cipes fon­da­men­taux, jamais il ne reçoit l’im­pul­sion qui élève même les gens d’une intel­li­gence moyenne à la digni­té d’êtres pen­sants. L’Eu­rope a connu de telles périodes d’é­mu­la­tion intel­lec­tuelle : la pre­mière, immé­dia­te­ment après la Réforme ; une autre, quoique limi­tée au Conti­nent et à la classe la plus culti­vée, lors du mou­ve­ment spé­cu­la­tif de la der­nière moi­tié du XVIIIe siècle ; et une troi­sième plus brève encore, lors de la fer­men­ta­tion intel­lec­tuelle de l’Al­le­magne au temps de Goethe et de Fichte. Ces trois périodes dif­fèrent gran­de­ment quant aux opi­nions par­ti­cu­lières qu’elles déve­lop­pèrent, mais elles se res­semblent en ce que tout le temps de leur durée le joug de l’au­to­ri­té fut bri­sé. Dans les trois cas, un ancien des­po­tisme intel­lec­tuel fut détrô­né, sans qu’un autre ne soit venu le rem­pla­cer. L’im­pul­sion don­née par cha­cune de ces trois périodes a fait de l’Eu­rope ce qu’elle est aujourd’­hui. Le moindre pro­grès qui s’est pro­duit, dans l’es­prit ou dans les ins­ti­tu­tions humaines, remonte mani­fes­te­ment à l’une ou l’autre de ces périodes. Tout indique depuis quelque temps que ces trois impul­sions sont pour ain­si dire épui­sées ; et nous ne pren­drons pas de nou­veau départ avant d’a­voir réaf­fir­mé la liber­té de nos esprits.

Pas­sons main­te­nant à la deuxième branche de notre argu­ment et, aban­don­nant l’hy­po­thèse que les opi­nions reçues puissent être fausses, admet­tons qu’elles soient vraies et exa­mi­nons ce que vaut la manière dont on pour­ra les sou­te­nir là où leur véri­té n’est pas libre­ment et ouver­te­ment débat­tue. Quelque peu dis­po­sé qu’on soit à admettre la pos­si­bi­li­té qu’une opi­nion à laquelle on est for­te­ment atta­ché puisse être fausse, on devrait être tou­ché par l’i­dée que, si vraie que soit cette opi­nion, on la consi­dé­re­ra comme un dogme mort et non comme une véri­té vivante, si on ne la remet pas entiè­re­ment, fré­quem­ment, et har­di­ment en question.

Il y a une classe de gens (heu­reu­se­ment moins nom­breuse qu’au­tre­fois) qui estiment suf­fi­sant que quel­qu’un adhère aveu­glé­ment à une opi­nion qu’ils croient vraie sans même connaître ses fon­de­ments et sans même pou­voir la défendre contre les objec­tions les plus super­fi­cielles. Quand de telles per­sonnes par­viennent à faire ensei­gner leur croyance par l’au­to­ri­té, elles pensent natu­rel­le­ment que si l’on en per­met­tait la dis­cus­sion, il n’en résul­te­rait que du mal. Là où domine leur influence, elles rendent presque impos­sible de repous­ser l’o­pi­nion reçue avec sagesse et réflexion, bien qu’on puisse tou­jours la reje­ter incon­si­dé­ré­ment et par igno­rance ; car il est rare­ment pos­sible d’ex­clure com­plè­te­ment la dis­cus­sion, et aus­si­tôt qu’elle reprend, les croyances qui ne sont pas fon­dées sur une convic­tion réelle cèdent faci­le­ment dès que sur­git le moindre sem­blant d’ar­gu­ment. Main­te­nant, écar­tons cette pos­si­bi­li­té et admet­tons que l’o­pi­nion vraie reste pré­sente dans l’es­prit, mais à l’é­tat de pré­ju­gé, de croyance indé­pen­dante de l’ar­gu­ment et de preuve contre ce der­nier : ce n’est pas encore là la façon dont un être rai­son­nable devrait déte­nir la véri­té. Ce n’est pas encore connaître la véri­té. Cette concep­tion de la véri­té n’est qu’une super­sti­tion de plus qui s’ac­croche par hasard aux mots qui énoncent une vérité.

Si l’in­tel­li­gence et le juge­ment des hommes doivent être culti­vés — ce que les pro­tes­tants au moins ne contestent pas —, sur quoi ces facul­tés pour­ront-elles le mieux s’exer­cer si ce n’est sur les choses qui concernent cha­cun au point qu’on juge néces­saire pour lui d’a­voir des opi­nions à leur sujet ? Si l’en­tre­tien de l’in­tel­li­gence a bien une prio­ri­té, c’est bien de prendre conscience des fon­de­ments de nos opi­nions per­son­nelles. Quoi que l’on pense sur les sujets où il est pri­mor­dial de pen­ser juste, on devrait au moins être capable de défendre ses idées contre les objec­tions ordi­naires. Mais, nous rétor­que­ra-t-on : « Qu’on enseigne donc aux hommes les fon­de­ments de leurs opi­nions ! Ce n’est pas parce qu’on n’a jamais enten­du contes­ter des opi­nions qu’on doit se conten­ter de les répé­ter comme un per­ro­quet. Ceux qui étu­dient la géo­mé­trie ne se contentent pas de mémo­ri­ser les théo­rèmes, mais ils les com­prennent et en apprennent éga­le­ment les démons­tra­tions : aus­si serait-il absurde de pré­tendre qu’ils demeurent igno­rants des fon­de­ments des véri­tés géo­mé­triques sous pré­texte qu’ils n’en­tendent jamais qui que ce soit les reje­ter et s’ef­for­cer de les réfu­ter. » Sans doute. Mais un tel ensei­gne­ment suf­fit pour une matière comme les mathé­ma­tiques, où la contes­ta­tion est impos­sible. L’é­vi­dence des véri­tés mathé­ma­tiques a ceci de sin­gu­lier que tous les argu­ments sont du même côté. Il n’y a ni objec­tion ni réponses aux objec­tions. Mais sur tous sujets où la dif­fé­rence d’o­pi­nion est pos­sible, la véri­té dépend d’un équi­libre à éta­blir entre deux groupes d’ar­gu­ments contra­dic­toires. Même en phi­lo­so­phie natu­relle, il y a tou­jours une autre expli­ca­tion pos­sible des mêmes faits : une théo­rie géo­cen­trique au lieu de l’hé­lio­cen­trique, le phlo­gis­tique au lieu de l’oxy­gène ; et il faut mon­trer pour­quoi cette autre théo­rie ne peut pas être la vraie ; et avant de savoir le démon­trer, nous ne com­pre­nons pas les fon­de­ments de notre opi­nion. Mais si nous nous tour­nons vers des sujets infi­ni­ment plus com­pli­qués, vers la morale, la reli­gion, la poli­tique, les rela­tions sociales et les affaires de la vie, les trois quarts des argu­ments pour chaque opi­nion contes­tée consistent à dis­si­per les aspects favo­rables de l’o­pi­nion oppo­sée. L’un des plus grands ora­teurs de l’An­ti­qui­té rap­porte qu’il étu­diait tou­jours la cause de son adver­saire avec autant, sinon davan­tage, d’at­ten­tion que la sienne propre. Ce que Cicé­ron fai­sait en vue du suc­cès au bar­reau doit être imi­té par tous ceux qui se penchent sur un sujet afin d’ar­ri­ver à la véri­té. Celui qui ne connaît que ses propres argu­ments connaît mal sa cause. Il se peut que ses rai­sons soient bonnes et que per­sonne n’ait été capable de les réfu­ter. Mais s’il est tout aus­si inca­pable de réfu­ter les rai­sons du par­ti adverse, s’il ne les connaît même pas, rien ne le fonde à pré­fé­rer une opi­nion à l’autre. Le seul choix rai­son­nable pour lui serait de sus­pendre son juge­ment, et faute de savoir se conten­ter de cette posi­tion, soit il se laisse conduire par l’au­to­ri­té, soit il adopte, comme on le fait en géné­ral, le par­ti pour lequel il se sent le plus d’in­cli­na­tion. Mais il ne suf­fit pas non plus d’en­tendre les argu­ments des adver­saires tels que les exposent ses propres maîtres, c’est-à-dire à leur façon et accom­pa­gnés de leurs réfu­ta­tions. Telle n’est pas la façon de rendre jus­tice à ces argu­ments ou d’y mesu­rer véri­ta­ble­ment son esprit. Il faut pou­voir les entendre de la bouche même de ceux qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux. Il faut les connaître sous leur forme la plus plau­sible et la plus per­sua­sive : il faut sen­tir toute la force de la dif­fi­cul­té que la bonne approche du sujet doit affron­ter et résoudre. Autre­ment, jamais on ne pos­sé­de­ra cette par­tie de véri­té qui est seule capable de ren­con­trer et de sup­pri­mer la dif­fi­cul­té. C’est pour­tant le cas de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes dits culti­vés, même de ceux qui sont capables d’ex­po­ser leurs opi­nions avec aisance. Leur conclu­sion peut être vraie, mais elle pour­rait être fausse sans qu’ils s’en dou­tassent : jamais ils ne se sont mis à la place de ceux qui pensent dif­fé­rem­ment, jamais ils n’ont prê­té atten­tion à ce que ces per­sonnes avaient à dire. Par consé­quent, ils ne connaissent pas, à pro­pre­ment par­ler, la doc­trine qu’ils pro­fessent. Ils ne connaissent pas ces points fon­da­men­taux de leur doc­trine qui en expliquent et jus­ti­fient le reste, ces consi­dé­ra­tions qui montrent que deux faits, en appa­rence contra­dic­toires, sont récon­ci­liables, ou que de deux rai­sons appa­rem­ment fortes, l’une doit être pré­fé­rée à l’autre. De tels hommes demeurent étran­gers à tout ce pan de la véri­té qui décide du juge­ment d’un esprit par­fai­te­ment éclai­ré. Du reste, seuls le connaissent ceux qui ont éga­le­ment et impar­tia­le­ment fré­quen­tés les deux par­tis et qui se sont atta­chés res­pec­ti­ve­ment à envi­sa­ger leurs rai­sons sous leur forme la plus convain­cante. Cette dis­ci­pline est si essen­tielle à une véri­table com­pré­hen­sion des sujets moraux ou humains que, s’il n’y a pas d’ad­ver­saires pour toutes les véri­tés impor­tantes, il est indis­pen­sable d’en ima­gi­ner et de leur four­nir les argu­ments les plus forts que puisse invo­quer le plus habile avo­cat du diable.

Pour dimi­nuer la force de ces consi­dé­ra­tions, sup­po­sons qu’un enne­mi de la libre dis­cus­sion rétorque qu’il n’est pas néces­saire que l’hu­ma­ni­té tout entière connaisse et com­prenne tout ce qui peut être avan­cé pour ou contre ses opi­nions par des phi­lo­sophes ou des théo­lo­giens ; qu’il n’est pas indis­pen­sable pour le com­mun des hommes de pou­voir expo­ser toutes les erreurs et les sophismes d’un habile adver­saire ; qu’il suf­fit qu’il y ait tou­jours quel­qu’un capable d’y répondre, afin qu’au­cun sophisme propre à trom­per les per­sonnes sans ins­truc­tion ne reste pas sans réfu­ta­tion et que les esprits simples, une fois qu’ils connaissent les prin­cipes évi­dents des véri­tés qu’on leur a incul­quées, puissent s’en remettre à l’au­to­ri­té pour le reste ; que, bien conscients qu’ils n’ont pas la science et le talent néces­saires pour résoudre toutes les dif­fi­cul­tés sus­cep­tibles d’être sou­le­vées, ils peuvent avoir l’as­su­rance que toutes celles qu’on a sou­le­vées ont reçu une réponse ou peuvent en rece­voir une de ceux  qui sont spé­cia­le­ment entraî­nés à cette tâche.

Même en concé­dant à ce point de vue tout ce que peuvent récla­mer en sa faveur ceux qui se satis­font le plus faci­le­ment d’une com­pré­hen­sion impar­faite de la véri­té, les argu­ments les plus convain­cants en faveur de la libre dis­cus­sion n’en sont nul­le­ment affai­blis ; car même cette doc­trine recon­naît que l’hu­ma­ni­té devrait avoir l’as­su­rance que toutes les objec­tions ont reçu une réponse satis­fai­sante. Or, com­ment peut-on y répondre si ce qui demande réponse n’est pas expri­mé ? Com­ment savoir si la réponse est satis­fai­sante si les objec­teurs n’ont pas la pos­si­bi­li­té de mon­trer qu’elle ne l’est pas ? Si le public en est empê­ché, il faut au moins que les phi­lo­sophes et les théo­lo­giens puissent résoudre ces dif­fi­cul­tés, se fami­lia­ri­ser avec celles-ci sous leur forme la plus décon­cer­tante ; pour cela, ils ne peuvent y par­ve­nir que si elles sont pré­sen­tées sous leur jour le plus avan­ta­geux. L’É­glise catho­lique traite à sa façon ce pro­blème embar­ras­sant. Elle sépare net­te­ment entre ceux qui ont le droit de se convaincre des doc­trines et ceux qui doivent les accep­ter sans exa­men. À la véri­té, elle ne per­met à aucun des deux groupes de choi­sir ce qu’ils veulent ou non accep­ter ; mais pour le cler­gé — ou du moins ceux de ses membres en qui on peut avoir confiance —, il est non seule­ment per­mis, mais méri­toire de se fami­lia­ri­ser avec les argu­ments des adver­saires afin d’y répondre ; il peut par consé­quent lire les livres héré­tiques ; tan­dis que les laïques ne le peuvent pas sans une per­mis­sion spé­ciale dif­fi­cile à obte­nir. Cette dis­ci­pline juge béné­fique que les pro­fes­seurs connaissent la cause adverse, mais trouve les moyens appro­priés de la refu­ser aux autres, accor­dant ain­si à l’é­lite une plus grande culture, sinon une plus grande liber­té d’es­prit, qu’à la masse. C’est par ce pro­cé­dé qu’elle réus­sit à obte­nir la sorte de liber­té intel­lec­tuelle qu’exige son but ; car bien qu’une culture sans liber­té n’ait jamais engen­dré d’es­prit vaste et libé­ral, elle peut néan­moins pro­duire un habile avo­cat d’une cause. Mais ce recours est exclu dans les pays pro­fes­sant le pro­tes­tan­tisme, puisque les pro­tes­tants sou­tiennent, du moins en théo­rie, que la res­pon­sa­bi­li­té de choi­sir sa propre reli­gion incombe à cha­cun et qu’on ne peut s’en déchar­ger sur ses maîtres. D’ailleurs, dans l’é­tat actuel du monde, il est pra­ti­que­ment impos­sible que les ouvrages lus par les gens ins­truits demeurent hors d’at­teinte des incultes. S’il faut que les maîtres de l’hu­ma­ni­té aient connais­sance de tout ce qu’ils devraient savoir, il faut avoir l’en­tière liber­té d’é­crire et de publier.

Cepen­dant, si l’ab­sence de libre dis­cus­sion ne cau­sait d’autre mal — lorsque les opi­nions reçues sont vraies — que de lais­ser les hommes dans l’i­gno­rance des prin­cipes de ces opi­nions, on pour­rait pen­ser qu’il s’a­git là non d’un pré­ju­dice moral, mais d’un pré­ju­dice sim­ple­ment intel­lec­tuel, n’af­fec­tant nul­le­ment la valeur des opi­nions quant à leur influence sur le carac­tère. Le fait est pour­tant que l’ab­sence de dis­cus­sion fait oublier non seule­ment les prin­cipes, mais trop sou­vent aus­si le sens même de l’o­pi­nion. Les mots qui l’ex­priment cessent de sug­gé­rer des idées ou ne sug­gèrent plus qu’une mince par­tie de celles qu’ils ser­vaient à rendre ori­gi­nai­re­ment. Au lieu d’une concep­tion forte et d’une foi vivante, il ne reste plus que quelques phrases apprises par cœur ; ou si l’on garde quelque chose du sens, ce n’en est plus que l’en­ve­loppe : l’es­sence la plus sub­tile est per­due. Ce fait, qui occupe et rem­plit un grand cha­pitre de l’his­toire, ne sau­rait être trop étu­dié et médité.

Il est pré­sent dans l’ex­pé­rience de presque toutes les doc­trines morales et croyances reli­gieuses. Elles sont pleines de sens et de vita­li­té pour leurs ini­tia­teurs et leurs pre­miers dis­ciples. Leur sens demeure aus­si fort — peut-être même devient-il plus plei­ne­ment conscient — tant qu’on lutte pour don­ner à la doc­trine ou la croyance un ascen­dant sur toutes les autres. À la fin, soit elle s’im­pose et devient l’o­pi­nion géné­rale, soit son pro­grès s’ar­rête ; elle conserve le ter­rain conquis, mais cesse de s’é­tendre. Quand l’un ou l’autre de ces résul­tats devient mani­feste, la contro­verse sur le sujet fai­blit et s’é­teint gra­duel­le­ment. La doc­trine a trou­vé sa place, sinon comme l’o­pi­nion reçue, du moins comme l’une des sectes ou divi­sions admises de l’o­pi­nion ; ses déten­teurs l’ont géné­ra­le­ment héri­tée, ils ne l’ont pas adop­tée ; c’est ain­si que les conver­sions de l’une à l’autre de ces doc­trines deviennent un fait excep­tion­nel et que leurs par­ti­sans finissent par ne plus se pré­oc­cu­per de conver­tir. Au lieu de se tenir comme au début constam­ment sur le qui-vive, soit pour se défendre contre le monde, soit pour le conqué­rir, ils tombent dans l’i­ner­tie, n’é­coutent plus que rare­ment les argu­ments avan­cés contre leur cre­do et cessent d’en­nuyer leurs adver­saires (s’il y en a) avec des argu­ments en sa faveur. C’est à ce point qu’on date habi­tuel­le­ment le déclin de la vita­li­té d’une doc­trine. On entend sou­vent les cathé­chistes de toutes croyances se plaindre de la dif­fi­cul­té d’en­tre­te­nir dans l’es­prit des croyants une per­cep­tion vive de la véri­té qu’ils recon­naissent nomi­na­le­ment afin qu’elle imprègne leurs sen­ti­ments et acquière une influence réelle sur leur conduite. On ne ren­contre pas une telle dif­fi­cul­té tant que la croyance lutte encore pour s’é­ta­blir ; alors, même les com­bat­tants les plus faibles savent et sentent pour­quoi ils luttent et connaissent la dif­fé­rence entre leur doc­trine et les autres. C’est à ce moment de l’exis­tence de toute croyance qu’on ren­contre nombre de per­sonnes qui ont assi­mi­lé ses prin­cipes fon­da­men­taux sous toutes les formes de la pen­sée, qui les ont pesés et consi­dé­rés sous tous leurs aspects impor­tants, et qui ont plei­ne­ment res­sen­ti sur leur carac­tère l’ef­fet que cette croyance devrait pro­duire sur un esprit qui en est tota­le­ment péné­tré. Mais une fois la croyance deve­nue héré­di­taire — une fois qu’elle est admise pas­si­ve­ment et non plus acti­ve­ment, une fois que l’es­prit ne se sent plus autant contraint de concen­trer toutes ses facul­tés sur les ques­tions qu’elle lui pose — on tend à tout oublier de cette croyance pour ne plus en rete­nir que des for­mules ou ne plus lui accor­der qu’un mol et tor­pide assen­ti­ment, comme si le fait d’y croire dis­pen­sait de la néces­si­té d’en prendre clai­re­ment conscience ou de l’ap­pli­quer dans sa vie : c’est ain­si qu’une croyance finit par ne plus se rat­ta­cher du tout à la vie inté­rieure de l’être humain. Alors appa­raissent ces cas — si fré­quents aujourd’­hui qu’ils sont presque la majo­ri­té — où la croyance semble demeu­rer hors de l’es­prit, désor­mais encroû­té et pétri­fié contre toutes les autres influences des­ti­nées aux par­ties les plus nobles de notre nature, fige­ment qui se mani­feste par une aller­gie à toute convic­tion nou­velle et vivante et qui joue le rôle de sen­ti­nelle afin de main­te­nir vides l’es­prit et le cœur.

On voit à quel point les doc­trines sus­cep­tibles en elles-mêmes de pro­duire la plus pro­fonde impres­sion sur l’es­prit peuvent y rési­der à l’é­tat de croyances mortes, et cela sans jamais nour­rir ni l’i­ma­gi­na­tion, ni les sen­ti­ments, ni l’in­tel­li­gence, lors­qu’on voit com­ment la majo­ri­té des croyants pro­fessent le chris­tia­nisme. Par chris­tia­nisme, j’en­tends ici ce que tiennent pour tel toutes les Églises et sectes : les maximes et les pré­ceptes conte­nus dans le Nou­veau Tes­ta­ment. Tous ceux qui se pré­tendent chré­tiens les tiennent pour sacrés et les acceptent comme lois. 
Et pour­tant on peut dire que moins d’un chré­tien sur mille guide ou juge sa conduite indi­vi­duelle d’a­près ces lois.
Le modèle auquel on se réfère est la cou­tume de son pays, de sa classe ou de sa secte reli­gieuse. Le chré­tien croit donc qu’il existe d’un côté une col­lec­tion de maximes éthiques que la sagesse infaillible, selon lui, a dai­gné lui trans­mettre comme règle de conduite, et de l’autre un ensemble de juge­ments et de pra­tiques habi­tuels — qui s’ac­cordent assez bien avec cer­taines de ces maximes, moins bien avec d’autres, ou qui s’op­posent direc­te­ment à d’autres encore — les­quels consti­tuent en somme un com­pro­mis entre la foi chré­tienne et les inté­rêts et les sug­ges­tions de la vie maté­rielle. Au pre­mier de ces modèles le chré­tien donne son hom­mage ; au deuxième, son obéis­sance effec­tive. Tous les chré­tiens croient que bien­heu­reux sont les pauvres, les humbles et tous ceux que le monde mal­traite ; qu’il est plus facile à un cha­meau de pas­ser par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’en­trer au royaume des cieux ; qu’ils ne doivent pas juger de peur d’être jugés eux-mêmes ; qu’ils ne doivent pas jurer ; qu’ils doivent aimer leur pro­chain comme eux-mêmes ; que si quel­qu’un prend leur man­teau, ils doivent lui don­ner aus­si leur tunique ; qu’ils ne doivent pas pen­ser au len­de­main ; que pour être par­faits, ils doivent vendre tout ce qu’ils ont et le don­ner aux pauvres. Ils ne mentent pas quand ils disent qu’ils croient ces choses-là, ils les croient comme les gens croient ce qu’ils ont tou­jours enten­du louer, mais jamais dis­cu­ter. Mais, dans le sens de cette croyance vivante qui règle la conduite, ils croient en ces doc­trines uni­que­ment dans la mesure où l’on a cou­tume d’a­gir d’a­près elles. Dans leur inté­gri­té, les doc­trines servent à acca­bler les adver­saires ; et il est enten­du qu’on doit les mettre en avant (si pos­sible) pour jus­ti­fier tout ce qu’on estime louable. Mais s’il y avait quel­qu’un pour leur rap­pe­ler que ces maximes exigent une foule de choses qu’ils n’ont jamais l’in­ten­tion de faire, il n’y gagne­rait que d’être clas­sé par­mi ces per­son­nages impo­pu­laires qui affectent d’être meilleurs que les autres. Les doc­trines n’ont aucune prise sur les croyants ordi­naires, aucun pou­voir sur leurs esprits. Par habi­tude, ils en res­pectent les for­mules, mais pour eux, les mots sont dépour­vus de sens et ne sus­citent aucun sen­ti­ment qui force l’es­prit à les assi­mi­ler et à les rendre conformes à la for­mule. Pour savoir quelle conduite adop­ter, les hommes prennent comme modèle leurs voi­sins pour apprendre jus­qu’où il faut aller dans l’o­béis­sance du Christ.

Nous pou­vons être cer­tains qu’il en allait tout autre­ment chez les pre­miers chré­tiens. Autre­ment, jamais le chris­tia­nisme ne serait pas­sé de l’é­tat de secte obs­cure d’Hé­breux mépri­sés à la reli­gion offi­cielle de l’Em­pire romain. Quand leurs enne­mis disaient : « Voyez comme ces chré­tiens s’aiment les uns les autres » (une remarque que per­sonne ne ferait aujourd’­hui), ils avaient assu­ré­ment un sen­ti­ment autre­ment plus vif qu’au­jourd’­hui de la signi­fi­ca­tion de leur croyance. Voi­là sans doute la rai­son prin­ci­pale pour laquelle le chris­tia­nisme fait aus­si peu de pro­grès main­te­nant et se trouve, après dix-huit siècles, à peu près cir­cons­crit aux Euro­péens et à leurs des­cen­dants. Même chez les per­sonnes stric­te­ment reli­gieuses, qui prennent leurs doc­trines au sérieux et qui y attachent plus de signi­fi­ca­tion qu’on ne le fait en géné­ral, il arrive fré­quem­ment que la par­tie la plus active de leur esprit soit fer­mée par Cal­vin ou Knox, ou toute autre per­son­na­li­té d’un carac­tère appa­ren­té au leur. Les paroles du Christ coexistent  pas­si­ve­ment dans leur esprit, ne pro­dui­sant guère d’autre effet que l’au­di­tion machi­nale de paroles si aimables et si douces. Nombre de rai­sons pour­raient sans doute expli­quer pour­quoi les doc­trines ser­vant d’at­tri­but dis­tinc­tif à une secte conservent mieux leur vita­li­té que les doc­trines com­munes à toutes les sectes recon­nues ; l’une d’elle est que ceux qui les enseignent prennent plus de soin à main­te­nir vive leur signi­fi­ca­tion. Mais la prin­ci­pale rai­son, c’est que ces doc­trines sont davan­tage mises en ques­tion et doivent plus sou­vent se défendre contre des adver­saires décla­rés. Dès qu’il n’y a plus d’en­ne­mi en vue, maîtres et dis­ciples s’en­dorment à leur poste.

La même chose vaut en géné­ral pour toutes les doc­trines tra­di­tion­nelles — dans les domaines de la pru­dence et de la connais­sance de la vie, aus­si bien que de la morale et de la reli­gion. Toutes les langues et toutes les lit­té­ra­tures abondent en obser­va­tions géné­rales sur la vie et sur la manière de s’y com­por­ter — obser­va­tions que cha­cun connaît, répète ou écoute doci­le­ment, qu’on reçoit comme des truismes et dont pour­tant on n’ap­prend en géné­ral le vrai sens que lorsque l’ex­pé­rience sou­vent pénible les trans­forme en réa­li­té. Que de fois une per­sonne acca­blée par un mal­heur ou une décep­tion ne se rap­pelle-t-elle pas quelque pro­verbe ou dic­ton popu­laire qu’elle connaît depuis tou­jours et qui, si elle en avait plus tôt com­pris la signi­fi­ca­tion, lui aurait épar­gné cette cala­mi­té. En fait, il y a d’autres rai­sons à cela que l’ab­sence de dis­cus­sion ; nom­breuses sont les véri­tés dont on ne peut pas com­prendre tout le sens tant qu’on ne les a pas vécues per­son­nel­le­ment. Mais on aurait bien mieux com­pris la signi­fi­ca­tion de ces véri­tés, et ce qui en aurait été com­pris aurait fait sur l’es­prit une impres­sion bien plus pro­fonde, si l’on avait eu l’ha­bi­tude d’en­tendre des gens qui la com­pre­naient effec­ti­ve­ment dis­cu­ter le pour et le contre. La ten­dance fatale de l’es­pèce humaine à lais­ser de côté une chose dès qu’il n’y a plus de rai­son d’en dou­ter est la cause de la moi­tié de ses erreurs. Un auteur contem­po­rain a bien décrit « le pro­fond som­meil d’une opi­nion arrêtée ».

« Mais quoi ! » deman­de­ra-t-on, « l’ab­sence d’u­na­ni­mi­té est-elle une condi­tion indis­pen­sable au vrai savoir ? Est-il néces­saire qu’une par­tie de l’hu­ma­ni­té per­siste dans l’er­reur pour per­mettre à l’autre de com­prendre la véri­té ? Une croyance cesse-t-elle d’être vraie et vivante dès qu’elle est géné­ra­le­ment accep­tée ? Une pro­po­si­tion n’est-elle jamais com­plè­te­ment com­prise et éprou­vée si l’on ne conserve quelque doute sur son compte ? La véri­té périt-elle aus­si­tôt que l’hu­ma­ni­té l’a una­ni­me­ment accep­tée ? N’a-t-on pas pen­sé jus­qu’à pré­sent que le but suprême et le résul­tat le plus par­fait du pro­grès de l’in­tel­li­gence étaient d’u­nir les hommes dans la recon­nais­sance de toutes les véri­tés fon­da­men­tales ? L’in­tel­li­gence ne dure-t-elle que tant qu’elle n’a pas atteint son but ? Les fruits de la conquête meurent-ils avec la plé­ni­tude, la victoire ? »

Je n’af­firme rien de tel. À mesure que l’hu­ma­ni­té pro­gres­se­ra, le nombre des doc­trines qui ne sont plus objet ni de dis­cus­sion ni de doute ira crois­sant ; et le bien-être de l’hu­ma­ni­té pour­ra presque se mesu­rer au nombre et à l’im­por­tance des véri­tés arri­vées au point de n’être plus contes­tées. L’a­ban­don pro­gres­sif des dif­fé­rents points d’une contro­verse sérieuse est l’un des aléas néces­saires de la conso­li­da­tion de l’o­pi­nion, conso­li­da­tion aus­si salu­taire dans le cas d’une opi­nion juste que dan­ge­reuse et nui­sible quand les opi­nions sont erro­nées. Mais, quoique ce rétré­cis­se­ment pro­gres­sif des limites de la diver­si­té d’o­pi­nions soit néces­saire dans les deux sens du terme — à la fois inévi­table et indis­pen­sable —, rien ne nous oblige pour autant à conclure que toutes ses consé­quences doivent être béné­fiques. Bien que la perte d’une aide aus­si impor­tante que la néces­si­té d’ex­pli­quer ou de défendre une véri­té contre des oppo­sants ne puisse se mesu­rer au béné­fice de sa recon­nais­sance uni­ver­selle, elle n’en est pas moins un incon­vé­nient non négli­geable. Là où n’existe plus cet avan­tage, j’a­voue que j’ai­me­rais voir les maîtres de l’hu­ma­ni­té s’at­ta­cher à lui trou­ver un sub­sti­tut — un moyen de mettre les dif­fi­cul­tés de la ques­tion en évi­dence dans l’es­prit de l’é­lève, tel un fou­gueux adver­saire s’a­char­nant à le conver­tir. Mais au lieu de cher­cher de tels moyens, ils perdent ceux qu’ils avaient autre­fois. La dia­lec­tique socra­tique, si magni­fi­que­ment illus­trée dans les dia­logues de Pla­ton, en était un. Elle était essen­tiel­le­ment une dis­cus­sion néga­tive des grandes ques­tions de la phi­lo­so­phie et de la vie visant à convaincre avec un art consom­mé qui­conque s’é­tait conten­té d’a­dop­ter les lieux com­muns de l’o­pi­nion reçue, qu’il ne com­pre­nait pas le sujet — qu’il n’a­vait atta­ché aucun sens défi­ni aux doc­trines qu’il pro­fes­sait jusque-là — de sorte qu’en pre­nant conscience de son igno­rance, il fût en mesure de se consti­tuer une croyance stable, repo­sant sur une per­cep­tion claire à la fois du sens et de l’é­vi­dence des doc­trines.

Au moyen âge, les dis­putes sco­las­tiques avaient un but à peu près simi­laire. Elles ser­vaient à véri­fier que l’é­lève com­pre­nait sa propre opi­nion et (par une cor­ré­la­tion néces­saire) l’o­pi­nion oppo­sée, et qu’il pou­vait aus­si bien défendre les prin­cipes de l’une que réfu­ter ceux de l’autre. Ces joutes avaient pour­tant un défaut irré­mé­diable : celui de tirer leurs pré­misses non de la rai­son, mais de l’au­to­ri­té ; c’est pour­quoi en tant que dis­ci­pline de l’es­prit, elles étaient en tout point infé­rieure à la puis­sante dia­lec­tique qui modèle les intel­li­gences des « Socra­ti­ci viri » ; mais l’es­prit moderne doit beau­coup plus à toutes deux qu’il ne veut géné­ra­le­ment le recon­naître, et les modes d’é­du­ca­tion actuels n’ont pour ain­si dire rien pour pré­tendre rem­pla­cer l’une ou l’autre. Celui qui tient toute son ins­truc­tion des pro­fes­seurs ou des livres n’est nul­le­ment contraint d’en­tendre les deux côtés d’une ques­tion, et cela même s’il échappe à la ten­ta­tion habi­tuelle de se satis­faire de connaître les choses par cœur. C’est pour­quoi il est fort rare de bien connaître les deux ver­sants d’un même pro­blème ; c’est ce qu’il y a de plus faible dans ce que l’on dit pour défendre ses opi­nions qui fait office de réplique à ses adver­saires. C’est aujourd’­hui la mode de dépré­cier la logique néga­tive, celle qui révèle les fai­blesses théo­riques et les erreurs pra­tiques, sans éta­blir de véri­tés posi­tives. Il est vrai qu’une telle cri­tique néga­tive ferait un assez pauvre résul­tat final ; mais en tant que moyen d’ac­qué­rir une connais­sance posi­tive ou une convic­tion digne de ce nom, on ne sau­rait trop insis­ter sur sa valeur. Et tant que les hommes n’y seront pas de nou­veau sys­té­ma­ti­que­ment entraî­nés, il y aura fort peu de grands pen­seurs, et le niveau moyen d’in­tel­li­gence dans les domaines de la spé­cu­la­tion autres que les mathé­ma­tiques et les sciences phy­siques demeu­re­ra très bas. 

Sur tout autre sujet, aucune opi­nion ne mérite le nom de connais­sance à moins d’a­voir sui­vi, de gré ou de force, la démarche intel­lec­tuelle qu’eût exi­gé de son tenant une contro­verse active avec des adver­saires. On voit donc à quel point il est aus­si absurde de renon­cer à un avan­tage indis­pen­sable qui s’offre spon­ta­né­ment, alors qu’il est si dif­fi­cile à créer quand il manque. S’il y a des gens pour contes­ter une opi­nion reçue ou pour dési­rer le faire si la loi ou l’o­pi­nion publique le leur per­met, il faut les en remer­cier, ouvrir nos esprits à leurs paroles et nous réjouir qu’il y en ait qui fassent pour nous ce que nous devrions prendre davan­tage la peine de faire, si tant est que la cer­ti­tude ou la vita­li­té de nos convic­tions nous importe.

Il nous reste encore à par­ler d’une des prin­ci­pales causes qui rendent la diver­si­té d’o­pi­nions avan­ta­geuse et qui le demeu­re­ra tant que l’hu­ma­ni­té n’au­ra pas atteint un niveau de déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel dont elle semble aujourd’­hui encore à mille lieues. Nous n’a­vons jus­qu’à pré­sent exa­mi­né que deux pos­si­bi­li­tés : la pre­mière, que l’o­pi­nion reçue peut être fausse, et une autre, du même coup, vraie ; la deuxième, que si l’o­pi­nion reçue est vraie, c’est que la lutte entre celle-ci et l’er­reur oppo­sée est essen­tielle à une per­cep­tion claire et à un pro­fond sen­ti­ment de sa véri­té. Mais il arrive plus sou­vent encore que les doc­trines en conflit, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se dépar­tagent la véri­té ; c’est ain­si que l’o­pi­nion non conforme est néces­saire pour four­nir le reste de la véri­té dont la doc­trine reçue n’in­carne qu’une par­tie. Les opi­nions popu­laires sur les sujets qui ne sont pas à la por­tée des sens sont sou­vent vraies, mais elles ne sont que rare­ment ou jamais toute la véri­té. Elles sont une par­tie de la véri­té, tan­tôt plus grande, tan­tôt moindre, mais exa­gé­rée, défor­mée et cou­pée des véri­tés qui devraient l’ac­com­pa­gner et la limi­ter. De l’autre côté, les opi­nions héré­tiques sont géné­ra­le­ment de ces véri­tés exclues, négli­gées qui, bri­sant leurs chaînes, cherchent soit à se récon­ci­lier avec la véri­té conte­nue dans l’o­pi­nion com­mune, soit à l’af­fron­ter comme enne­mie et s’af­firment aus­si exclu­si­ve­ment comme l’en­tière véri­té. Ce der­nier cas a été jus­qu’à pré­sent le plus fré­quent, car l’es­prit humain est plus géné­ra­le­ment par­tial qu’ou­vert. De là vient qu’or­di­nai­re­ment, même dans les révo­lu­tions de l’o­pi­nion, une par­tie de la véri­té sombre tan­dis qu’une autre monte à la sur­face. Le pro­grès lui-même, qui devrait être un gain, se contente le plus sou­vent de sub­sti­tuer une véri­té par­tielle et incom­plète à une autre. L’a­mé­lio­ra­tion consiste sur­tout en ceci que le nou­veau frag­ment de véri­té est plus néces­saire, mieux adap­té au besoin du moment que celui qu’il sup­plante. La par­tia­li­té des opi­nions domi­nantes est telle que même lors­qu’elle se fonde sur la véri­té, toute opi­nion qui ren­ferme une once de la por­tion de véri­té omise par l’o­pi­nion com­mune, devrait être consi­dé­rée comme pré­cieuse, quelle que soit la somme d’er­reur et de confu­sion mêlée à cette véri­té. Aucun juge sen­sé des affaires humaines ne se sen­ti­ra for­cé de s’in­di­gner parce que ceux qui mettent le doigt sur des véri­tés que, sans eux, nous eus­sions contour­nées, ne négligent à leur tour cer­taines que nous aper­ce­vons. Il pen­se­ra plu­tôt que tant que la véri­té popu­laire sera par­tiale, il sera encore pré­fé­rable qu’une véri­té impo­pu­laire ait aus­si des déten­teurs par­tiaux, parce qu’au moins ils sont plus éner­giques et plus aptes à for­cer une atten­tion rétive à consi­dé­rer le frag­ment de sagesse qu’ils exaltent comme la sagesse tout entière.

C’est ain­si qu’au XVIIIe siècle les para­doxes de Rous­seau pro­dui­sirent un choc salu­taire lors­qu’ils explo­sèrent au milieu de cette socié­té de gens ins­truits et d’in­cultes sous leur coupe, éper­dus d’ad­mi­ra­tion devant ce qu’on appelle la civi­li­sa­tion, devant les mer­veilles de la science, de la lit­té­ra­ture, de la phi­lo­so­phie modernes, n’exa­gé­rant la dif­fé­rence entre les Anciens et les Modernes que pour y voir leur propre supé­rio­ri­té. Rous­seau ren­dit le ser­vice de dis­lo­quer la masse de l’o­pi­nion par­tiale et de for­cer ses élé­ments à se recons­ti­tuer sous une meilleure forme et avec des ingré­dients sup­plé­men­taires. Non pas que les opi­nions admises fussent dans l’en­semble plus éloi­gnées de la véri­té que celles de Rous­seau ; au contraire, elles en étaient plus proches ; elles conte­naient davan­tage de véri­té posi­tive et bien moins d’er­reur. Néan­moins, il y avait dans la doc­trine de Rous­seau un grand nombre de ces véri­tés qui man­quaient pré­ci­sé­ment à l’o­pi­nion popu­laire, et qui depuis se sont mêlées à son flux : aus­si conti­nuèrent-elles à sub­sis­ter. Le mérite supé­rieur de la vie simple, l’ef­fet débi­li­tant et démo­ra­li­sant des entraves et des hypo­cri­sies d’une socié­té arti­fi­cielle, sont des idées qui depuis Rous­seau n’ont jamais com­plè­te­ment quit­té les esprits culti­vés ; et elles pro­dui­ront un jour leur effet, quoique, pour le moment, elles aient encore besoin d’être pro­cla­mées haut et fort et d’être tra­duites ; car sur ce sujet, les mots ont à peu près épui­sé toutes leurs forces. Paral­lè­le­ment, il est recon­nu en poli­tique qu’un par­ti d’ordre ou de sta­bi­li­té et un par­ti de pro­grès ou de réforme sont les deux élé­ments néces­saires d’une vie poli­tique flo­ris­sante, jus­qu’à ce que l’un ou l’autre ait à ce point élar­gi son hori­zon intel­lec­tuel qu’il devienne à la fois un par­ti d’ordre et de pro­grès, connais­sant et dis­tin­guant ce qu’il est bon de conser­ver et ce qu’il faut éli­mi­ner. Cha­cune de ces manières de pen­ser tire son uti­li­té des défauts de l’autre ; mais c’est dans une large mesure leur oppo­si­tion mutuelle qui les main­tient dans les limites de la rai­son et du bon sens. Si l’on ne peut expri­mer avec une égale liber­té, sou­te­nir et défendre avec autant de talent que d’éner­gie toutes les grandes ques­tions de la vie pra­tique — qu’elles soient favo­rables à la démo­cra­tie ou à l’a­ris­to­cra­tie, à la pro­prié­té ou à l’é­ga­li­té, à la coopé­ra­tion ou à la com­pé­ti­tion, au luxe ou à l’abs­ti­nence, à la socia­bi­li­té ou à l’in­di­vi­dua­lisme, à la liber­té ou à la dis­ci­pline —, il n’y a aucune rai­son que les deux élé­ments obtiennent leur dû : il est inévi­table que l’un des pla­teaux ne monte au détri­ment de l’autre. Dans les grandes ques­tions pra­tiques de la vie, la véri­té est sur­tout affaire de conci­lia­tion et de com­bi­nai­son des extrêmes ; aus­si très peu d’es­prits sont-ils assez vastes et impar­tiaux pour réa­li­ser cet accom­mo­de­ment le plus cor­rec­te­ment pos­sible, c’est-à-dire bru­ta­le­ment, par une lutte entre des com­bat­tants enrô­lés sous des ban­nières oppo­sées. Pour toutes les grandes ques­tions énu­mé­rées ci-des­sus, si une opi­nion a davan­tage de droit que l’autre à être, non seule­ment tolé­rée, mais encore encou­ra­gée et sou­te­nue, c’est celle qui, à un moment ou dans un lieu don­né, se trouve mino­ri­taire. C’est l’o­pi­nion qui, pour l’ins­tant, repré­sente les inté­rêts négli­gés, l’as­pect du bien-être humain qui court le risque d’ob­te­nir moins que sa part. Je suis conscient qu’il n’y a dans ce pays aucune into­lé­rance en matière de dif­fé­rences d’o­pi­nions sur la plu­part de ces sujets. Je les ai cités pour mon­trer, à l’aide d’exemples nom­breux et signi­fi­ca­tifs, l’u­ni­ver­sa­li­té du fait que, dans l’é­tat actuel de l’es­prit humain, seule la diver­si­té donne une chance équi­table à toutes les facettes de la véri­té. Lors­qu’on trouve des gens qui ne par­tagent point l’ap­pa­rente una­ni­mi­té du monde sur un sujet, il est tou­jours pro­bable — même si le monde est dans le vrai — que ces dis­si­dents ont quelque chose de per­son­nel à dire qui mérite d’être enten­du, et que la véri­té per­drait quelque chose à leur silence.

« Mais », objec­te­ra-t-on, « cer­tains des prin­cipes géné­ra­le­ment admis, spé­cia­le­ment sur les sujets les plus nobles et les plus vitaux, sont davan­tage que des demi-véri­tés. La morale chré­tienne, par exemple, contient toute la véri­té sur ce sujet, et si quel­qu’un enseigne une morale dif­fé­rente, il est com­plè­te­ment dans l’er­reur. » Comme il s’a­git là d’un des cas pra­tiques les plus impor­tants, aucun n’est mieux appro­prié pour mettre à l’é­preuve la maxime géné­rale. Mais avant de déci­der ce que la morale chré­tienne est ou n’est pas, il serait sou­hai­table de déci­der ce qu’on entend par morale chré­tienne. Si cela signi­fie la morale du Nou­veau Tes­ta­ment, je m’é­tonne que quel­qu’un qui tire son savoir du livre lui-même puisse sup­po­ser que cette morale ait été pré­sen­tée ou vou­lue comme une doc­trine morale com­plète. L’É­van­gile se réfère tou­jours à une morale pré­exis­tante et limite ses pré­ceptes aux points par­ti­cu­liers sur les­quels cette morale devait être cor­ri­gée ou rem­pla­cée par une autre morale plus tolé­rante et plus éle­vée ; en outre elle s’ex­prime tou­jours en termes géné­raux, sou­vent impos­sibles à inter­pré­ter lit­té­ra­le­ment, sans comp­ter que ces textes pos­sèdent davan­tage l’onc­tion de la poé­sie ou de l’é­lo­quence que la pré­ci­sion de la légis­la­tion. Jamais on n’a pu en extraire un corps de doc­trine éthique sans le com­plé­ter par des élé­ments de l’An­cien Tes­ta­ment — sys­tème certes éla­bo­ré, mais bar­bare à bien des égards et des­ti­né uni­que­ment à un peuple bar­bare. Saint Paul — enne­mi décla­ré de l’in­ter­pré­ta­tion judaïque de la doc­trine et de cette façon de com­plé­ter l’es­quisse de son maître — admet éga­le­ment une morale pré­exis­tante, à savoir celle des Grecs et des Romains ; et ce qu’il conseille aux chré­tiens dans une large mesure, c’est d’en faire un sys­tème d’ac­com­mo­de­ment, au point de n’ac­cor­der qu’un sem­blant de condam­na­tion à l’es­cla­vage. Ce qu’on appelle la morale chré­tienne — mais qu’on devrait plu­tôt qua­li­fier de théo­lo­gique — n’est l’œuvre ni du Christ ni des apôtres ; elle est d’une ori­gine plus tar­dive, puis­qu’elle a été éla­bo­rée gra­duel­le­ment par l’É­glise chré­tienne des cinq pre­miers siècles ; et, même si les modernes et les pro­tes­tants ne l’ont pas adop­tée sans réserve, ils l’ont beau­coup moins modi­fiée qu’on aurait pu s’y attendre. À vrai dire, ils se sont conten­tés, pour la plu­part, de retran­cher les addi­tions faites au moyen âge, chaque secte rem­plis­sant le vide lais­sé par de nou­velles addi­tions plus conformes à son carac­tère et à ses ten­dances. Je ne pré­tends nul­le­ment nier que l’hu­ma­ni­té soit extrê­me­ment rede­vable envers cette morale et ses pre­miers maîtres ; mais je me per­mets de dire qu’elle est, sur nombre de points impor­tants, incom­plète et par­tiale, et que si des idées et des sen­ti­ments qu’elle ne sanc­tionne pas n’a­vaient pas contri­bué à la for­ma­tion du mode de vie et du carac­tère euro­péens, les affaires humaines seraient actuel­le­ment bien pires qu’elles ne le sont. La morale chré­tienne, comme on l’ap­pelle, pos­sède toutes les carac­té­ris­tiques d’une réac­tion : c’est en grande par­tie une pro­tes­ta­tion contre le paga­nisme. Son idéal est néga­tif plus que posi­tif, pas­sif plus qu’ac­tif ; c’est l’in­no­cence plus que la noblesse, l’abs­ti­nence du mal plus que la quête éner­gique du bien ; dans ses com­man­de­ments (comme on l’a jus­te­ment fait remar­quer) le « tu ne dois pas » pré­do­mine indû­ment sur le « tu dois ». Dans son hor­reur de la sen­sua­li­té, elle a fait de l’as­cé­tisme une idole, laquelle est deve­nue à son tour, à force de com­pro­mis, celle de la léga­li­té. Elle tient l’es­poir du ciel et la crainte de l’en­fer pour les motifs conve­nus et appro­priés d’une vie ver­tueuse — ce en quoi elle reste loin der­rière cer­tains des plus grands sages de l’An­ti­qui­té —, et elle fait tout ce qui est en son pou­voir pour impri­mer sur la morale humaine un carac­tère essen­tiel­le­ment égoïste, « décon­nec­tant » pour ain­si dire le sens du devoir pré­sent en chaque homme des inté­rêts de ses sem­blables, excep­té lors­qu’on lui sug­gère un motif inté­res­sé pour les consul­ter. C’est essen­tiel­le­ment une doc­trine d’o­béis­sance pas­sive ; elle inculque la sou­mis­sion à toutes les auto­ri­tés éta­blies — les­quelles ne sont d’ailleurs pas acti­ve­ment obéies lors­qu’elles com­mandent ce que la reli­gion inter­dit, mais cela sans qu’il soit pour autant pos­sible de leur résis­ter ou de se révol­ter contre elles, quel que soit le tort qu’elles nous fassent. Et, alors que dans la morale des grandes nations païennes, le devoir du citoyen envers l’É­tat tient une place dis­pro­por­tion­née et empiète sur la liber­té indi­vi­duelle, cette grande part de notre devoir est à peine men­tion­née ou recon­nue dans la morale chré­tienne. C’est dans le Coran, non dans le Nou­veau Tes­ta­ment, que nous trou­vons cette maxime : « Tout gou­ver­nant qui désigne un homme à un poste quand il existe dans ses ter­ri­toires un autre homme mieux qua­li­fié pour celui-ci pèche contre Dieu et contre l’É­tat. » Le peu de recon­nais­sance que reçoit l’i­dée d’o­bli­ga­tion envers le public dans la morale moderne ne nous vient même pas des chré­tiens, mais des Grecs et des Romains. De même, ce qu’il y a dans la morale pri­vée de magna­ni­mi­té, de gran­deur d’âme, de digni­té per­son­nelle, voire de sens de l’hon­neur, ne nous vient pas du ver­sant reli­gieux, mais du ver­sant pure­ment humain de notre édu­ca­tion ; et jamais ces qua­li­tés n’au­raient pu être le fruit d’une doc­trine morale qui n’ac­corde de valeur qu’à l’obéissance.

Je suis bien loin de pré­tendre que ces défauts sont néces­sai­re­ment inhé­rents à la morale chré­tienne de quelque manière qu’on la conçoive, ou bien que tout ce qui lui manque pour deve­nir une doc­trine morale com­plète ne sau­rait se conci­lier avec elle ; et je l’in­si­nue encore bien moins des doc­trines et des pré­ceptes du Christ lui-même. Je crois que les paroles du Christ sont deve­nues, à l’é­vi­dence, tout ce qu’elles ont vou­lu être, qu’elles ne sont incon­ci­liables avec rien de ce qu’exige une morale com­plète, qu’on peut y faire entrer tout ce qu’il y a d’ex­cellent en morale, et cela sans faire davan­tage de vio­lence à leur lettre que tous ceux qui ont ten­té d’en déduire un quel­conque sys­tème pra­tique de conduite. Mais je crois par ailleurs que cela n’entre nul­le­ment en contra­dic­tion avec le fait de croire qu’elles ne contiennent et ne vou­laient conte­nir qu’une par­tie de la véri­té. Je crois que dans ses ins­truc­tions, le fon­da­teur du chris­tia­nisme a négli­gé à des­sein beau­coup d’élé­ments essen­tiels de haute morale, que l’É­glise chré­tienne, elle, a com­plè­te­ment reje­tés dans le sys­tème moral qu’elle a éri­gé sur la base de cet ensei­gne­ment. Cela étant, je consi­dère comme une grande erreur le fait de vou­loir à toute force trou­ver dans la doc­trine chré­tienne cette règle com­plète de conduite que son auteur n’en­ten­dait pas détailler tout entière, mais seule­ment sanc­tion­ner et mettre en vigueur. Je crois aus­si que cette théo­rie est en train de cau­ser grand tort dans la pra­tique, en dimi­nuant beau­coup la valeur de l’é­du­ca­tion et de l’ins­truc­tion morales que tant de per­sonnes bien inten­tion­nées s’ef­forcent enfin d’en­cou­ra­ger. Je crains fort qu’en essayant de for­mer l’es­prit et les sen­ti­ments sur un modèle exclu­si­ve­ment reli­gieux, et en éva­cuant ces normes sécu­lières (comme on les appelle faute d’un meilleur terme) qui coexis­taient jus­qu’i­ci avec la morale chré­tienne et la com­plé­taient, mêlant leur esprit au sien, il n’en résulte — comme c’est le cas de plus en plus — un type de carac­tère bas, abject, ser­vile, qui se sou­met comme il peut à ce qu’il prend pour la Volon­té suprême, mais qui est inca­pable de s’é­le­ver à la concep­tion de la Bon­té suprême ou de s’y ouvrir. Je crois que des morales dif­fé­rentes d’une morale exclu­si­ve­ment issue de sources chré­tiennes doivent exis­ter paral­lè­le­ment à elle pour pro­duire la régé­né­ra­tion morale de l’hu­ma­ni­té ; et, selon moi, le sys­tème chré­tien ne fait pas excep­tion à cette règle selon laquelle, dans un état impar­fait de l’es­prit humain, les inté­rêts de la véri­té exigent la diver­si­té d’o­pi­nions. Il n’est pas dit qu’en ces­sant d’i­gno­rer les véri­tés morales qui ne sont pas conte­nues dans le chris­tia­nisme, les hommes doivent se mettre à igno­rer aucune de celles qu’il contient. Un tel pré­ju­gé, une telle erreur, quand elle se pro­duit, est un mal abso­lu ; mais c’est aus­si un mal dont on ne peut espé­rer être tou­jours exempts, et qui doit être consi­dé­ré comme le prix à payer pour un bien ines­ti­mable. Il faut s’é­le­ver contre la pré­ten­tion exclu­sive d’une par­tie de la véri­té d’être la véri­té tout entière ; et si un mou­ve­ment de réac­tion devait rendre ces rebelles injustes à leur tour, cette par­tia­li­té serait déplo­rable au même titre que l’autre, mais devrait pour­tant être tolé­rée. Si les chré­tiens vou­laient apprendre aux infi­dèles à être justes envers le chris­tia­nisme, il leur fau­drait être justes eux-mêmes envers leurs croyances. C’est mal ser­vir la véri­té que de pas­ser sous silence ce fait — bien connu de tous ceux qui ont la moindre notion d’his­toire lit­té­raire — qu’une grande part des ensei­gne­ments moraux les plus nobles et les plus esti­mables sont l’œuvre d’hommes qui non seule­ment ne connais­saient pas la foi chré­tienne, mais encore la reje­taient en toute connais­sance de cause. 

Je ne pré­tends pas que l’u­sage le plus illi­mi­té de la liber­té d’é­non­cer toutes les opi­nions pos­sibles met­trait fin au sec­ta­risme reli­gieux ou phi­lo­so­phique. Toutes les fois que des hommes de faible sta­ture intel­lec­tuelle prennent une véri­té au sérieux, ils se mettent aus­si­tôt à la pro­cla­mer, la trans­mettre, et même à agir d’a­près elle, comme s’il n’y avait pas au monde d’autre véri­té, ou du moins aucune autre sus­cep­tible de la limi­ter ou de la modi­fier. Je recon­nais que la plus libre dis­cus­sion ne sau­rait empê­cher le sec­ta­risme en matière d’o­pi­nions, et que sou­vent, au contraire, c’est elle qui l’ac­croît et l’exas­père ; car on repousse la véri­té d’au­tant plus vio­lem­ment qu’on a man­qué à l’a­per­ce­voir jusque-là et qu’elle est pro­cla­mée par des gens en qui l’on voit des adver­saires. Ce n’est pas sur le par­ti­san pas­sion­né, mais sur le spec­ta­teur calme et dés­in­té­res­sé que cette confron­ta­tion d’o­pi­nions pro­duit un effet salu­taire. Ce n’est pas la lutte vio­lente entre les par­ties de la véri­té qu’il faut redou­ter, mais la sup­pres­sion silen­cieuse d’une par­tie de la véri­té ; il y a tou­jours de l’es­poir tant que les hommes sont contraints à écou­ter les deux côtés ; c’est lors­qu’ils ne se pré­oc­cupent que d’un seul que leurs erreurs s’en­ra­cinent pour deve­nir des pré­ju­gés, et que la véri­té, cari­ca­tu­rée, cesse d’a­voir les effets de la véri­té. Et puisque rien chez un juge n’est plus rare que la facul­té de rendre un juge­ment sen­sé sur une cause où il n’a enten­du plai­der qu’un seul avo­cat, la véri­té n’a de chance de se faire jour que dans la mesure où cha­cune de ses facettes, cha­cune des opi­nions incar­nant une frac­tion de véri­té, trouve des avo­cats et les moyens de se faire entendre.

Nous avons main­te­nant affir­mé la néces­si­té — pour le bien-être intel­lec­tuel de l’hu­ma­ni­té (dont dépend son bien-être géné­ral) — de la liber­té de pen­sée et d’ex­pres­sion à l’aide de quatre rai­sons dis­tinctes que nous allons réca­pi­tu­ler ici.

Pre­miè­re­ment, une opi­nion qu’on rédui­rait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affir­mer sa propre infaillibilité.

Deuxiè­me­ment, même si l’o­pi­nion réduite au silence est fausse, elle peut conte­nir — ce qui arrive très sou­vent — une part de véri­té ; et puisque l’o­pi­nion géné­rale ou domi­nante sur n’im­porte quel sujet n’est que rare­ment ou jamais toute la véri­té, ce n’est que par la confron­ta­tion des opi­nions adverses qu’on a une chance de décou­vrir le reste de la vérité.

Troi­siè­me­ment, si l’o­pi­nion reçue est non seule­ment vraie, mais toute la véri­té, on la pro­fes­se­ra comme une sorte de pré­ju­gé, sans com­prendre ou sen­tir ses prin­cipes ration­nels, si elle ne peut être dis­cu­tée vigou­reu­se­ment et loyalement.

Et cela n’est pas tout car, qua­triè­me­ment, le sens de la doc­trine elle-même sera en dan­ger d’être per­du, affai­bli ou pri­vé de son effet vital sur le carac­tère et la conduite : le dogme devien­dra une simple pro­fes­sion for­melle, inef­fi­cace au bien, mais encom­brant le ter­rain et empê­chant la nais­sance de toute convic­tion authen­tique et sin­cère fon­dée sur la rai­son ou l’ex­pé­rience personnelle.

Avant de clore ce sujet de la liber­té d’o­pi­nion, il convient de se tour­ner un ins­tant vers ceux qui disent qu’on peut per­mettre d’ex­pri­mer libre­ment toute opi­nion, pour­vu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la dis­cus­sion loyale. On pour­rait en dire long sur l’im­pos­si­bi­li­té de fixer avec cer­ti­tude ces bornes sup­po­sées ; car si le cri­tère est le degré d’of­fense éprou­vé par ceux dont les opi­nions sont atta­quées, l’ex­pé­rience me paraît démon­trer que l’of­fense existe dès que l’at­taque est élo­quente et puis­sante : ils accu­se­ront donc de man­quer de modé­ra­tion tout adver­saire qui les met­tra dans l’embarras. Mais bien que cette consi­dé­ra­tion soit impor­tante sur le plan pra­tique, elle dis­pa­raît devant une objec­tion plus fon­da­men­tale. Certes, la manière de défendre une opi­nion, même vraie, peut être blâ­mable et encou­rir une cen­sure sévère et légi­time. Mais la plu­part des offenses de ce genre sont telles qu’elles sont le plus sou­vent impos­sibles à prou­ver, sauf si le res­pon­sable en vient à l’a­vouer acci­den­tel­le­ment. La plus grave de ces offenses est le sophisme, la sup­pres­sion de cer­tains faits ou argu­ments, la défor­ma­tion des élé­ments du cas en ques­tion ou la déna­tu­ra­tion de l’o­pi­nion adverse. Pour­tant tout cela est fait conti­nuel­le­ment — même à outrance — en toute bonne foi par des per­sonnes qui ne méritent par ailleurs pas d’être consi­dé­rées comme igno­rantes ou incom­pé­tentes, au point qu’on trouve rare­ment les rai­sons adé­quates d’ac­cu­ser un expo­sé fal­la­cieux d’im­mo­ra­li­té ; la loi elle-même peut encore moins pré­tendre à inter­fé­rer dans ce genre d’in­con­duite contro­ver­sée. Quant à ce que l’on entend com­mu­né­ment par le manque de rete­nue en dis­cus­sion, à savoir les invec­tives, les sar­casmes, les attaques per­son­nelles, etc., la dénon­cia­tion de ces armes méri­te­rait plus de sym­pa­thie si l’on pro­po­sait un jour de les inter­dire éga­le­ment des deux côtés ; mais ce qu’on sou­haite, c’est uni­que­ment en res­treindre l’emploi au pro­fit de l’o­pi­nion domi­nante. Qu’un homme les emploie contre les opi­nions mino­ri­taires, et il est sûr non seule­ment de n’être pas blâ­mé, mais d’être loué pour son zèle hon­nête et sa juste indi­gna­tion. Cepen­dant, le tort que peuvent cau­ser ces pro­cé­dés n’est jamais si grand que lors­qu’on les emploie contre les plus faibles, et les avan­tages déloyaux qu’une opi­nion peut tirer de ce type d’ar­gu­men­ta­tion échoient presque exclu­si­ve­ment aux opi­nions reçues. La pire offense de cette espèce qu’on puisse com­mettre dans une polé­mique est de stig­ma­ti­ser comme des hommes dan­ge­reux et immo­raux les par­ti­sans de l’o­pi­nion adverse. Ceux qui pro­fessent des opi­nions impo­pu­laires sont par­ti­cu­liè­re­ment expo­sés à de telles calom­nies, et cela parce qu’ils sont en géné­ral peu nom­breux et sans influence, et que per­sonne ne s’in­té­resse à leur voir rendre jus­tice. Mais étant don­né la situa­tion, cette arme est refu­sée à ceux qui attaquent l’o­pi­nion domi­nante ; ils cour­raient un dan­ger per­son­nel à s’en ser­vir, et s’ils s’en ser­vaient mal­gré tout, ils ne réus­si­raient qu’à expo­ser par contre­coup leur propre cause. En géné­ral, les opi­nions contraires à celles com­mu­né­ment reçues ne par­viennent à se faire entendre qu’en modé­rant scru­pu­leu­se­ment leur lan­gage et en met­tant le plus grand soin à évi­ter toute offense inutile : elles ne sau­raient dévier d’un pouce de cette ligne de conduite sans perdre de ter­rain. En revanche, de la part de l’o­pi­nion domi­nante, les injures les plus outrées finissent tou­jours par dis­sua­der les gens de pro­fes­ser une opi­nion contraire, voire même d’é­cou­ter ceux qui la pro­fessent. C’est pour­quoi dans l’in­té­rêt de la véri­té et de la jus­tice, il est bien plus impor­tant de réfré­ner l’u­sage du lan­gage inju­rieux dans ce cas pré­cis que dans le pre­mier ; et par exemple, s’il fal­lait choi­sir, il serait bien plus néces­saire de décou­ra­ger les attaques inju­rieuses contre l’in­croyance que contre la reli­gion. Il est évident tou­te­fois que ni la loi ni l’au­to­ri­té n’ont à se mêler de répri­mer l’une ou l’autre, et que le juge­ment de l’o­pi­nion devrait être déter­mi­né, dans chaque occa­sion, par les cir­cons­tances du cas par­ti­cu­lier. D’un côté ou de l’autre, on doit condam­ner tout homme dans la plai­doi­rie duquel per­ce­rait la mau­vaise foi, la mal­veillance, la bigo­te­rie ou encore l’in­to­lé­rance, mais cela sans infé­rer ses vices du par­ti qu’il prend, même s’il s’a­git du par­ti adverse. Il faut rendre à cha­cun l’hon­neur qu’il mérite, quelle que soit son opi­nion, s’il pos­sède assez de calme et d’hon­nê­te­té pour voir et expo­ser — sans rien exa­gé­rer pour les dis­cré­di­ter, sans rien dis­si­mu­ler de ce qui peut leur être favo­rable — ce que sont ses adver­saires et leurs opi­nions. Telle est la vraie mora­li­té de la dis­cus­sion publique ; et, si elle est sou­vent vio­lée, je suis heu­reux de pen­ser qu’il y a de nom­breux polé­mistes qui en étu­dient de très près les rai­sons, et un plus grand nombre encore qui s’ef­force de la respecter.

John Stuart Mill
(fin du cha­pitre 2)

* * * * *

________________________

Notes :

[1] Ces mots étaient à peine écrits lorsque, comme pour leur don­ner un démen­ti solen­nel, sur­vinrent en 1858 les pour­suites du gou­ver­ne­ment contre la presse. Cette inter­ven­tion mal­avi­sée dans la dis­cus­sion publique ne m’a pas entraî­né à chan­ger un seul mot au texte ; elle n’a pas davan­tage affai­bli ma convic­tion que, les moments de panique excep­tés, l’ère des sanc­tions à l’en­contre de la dis­cus­sion poli­tique était révo­lue dans notre pays. Car d’a­bord on ne per­sis­ta pas dans les pour­suites et secon­de­ment, ce ne furent jamais à pro­pre­ment par­ler des pour­suites poli­tiques. L’of­fense repro­chée n’é­tait pas d’a­voir cri­ti­qué les ins­truc­tions, les actes ou les per­sonnes des gou­ver­nants, mais d’a­voir pro­pa­gé une doc­trine esti­mée immo­rale : la légi­ti­mi­té du tyrannicide.

Si les argu­ments du pré­sent cha­pitre ont quelque vali­di­té, c’est qu’il devrait y avoir la pleine liber­té de pro­fes­ser et de dis­cu­ter, en tant que convic­tion éthique, n’im­porte quelle doc­trine, aus­si immo­rale puisse-t-elle sem­bler. Il serait donc inap­pro­prié et dépla­cé d’exa­mi­ner ici si la doc­trine du tyran­ni­cide mérite bien ce qua­li­fi­ca­tif. Je me conten­te­rai de dire que cette ques­tion fait depuis tou­jours par­tie des débats moraux et qu’un citoyen qui abat un cri­mi­nel s’é­lève ce fai­sant au-des­sus de la loi et se place hors de por­tée des châ­ti­ments et des contrôles légaux. Cette action est recon­nue par des nations entières et par cer­tains hommes, les meilleurs et les plus sages, non comme un crime, mais comme un acte d’ex­trême ver­tu. En tout cas, bon ou mau­vais, le tyran­ni­cide n’est pas de l’ordre de l’as­sas­si­nat, mais de la guerre civile. En tant que tel, je consi­dère que l’ins­ti­ga­tion au tyran­ni­cide, dans un cas pré­cis, peut don­ner lieu à un châ­ti­ment appro­prié, mais cela seule­ment s’il est sui­vi de l’acte pro­pre­ment dit ou si un lien vrai­sem­blable entre l’acte et l’ins­ti­ga­tion peut être éta­bli. Mais dans ce cas, seul le gou­ver­ne­ment atta­qué lui-même — et non un gou­ver­ne­ment étran­ger — peut légi­ti­me­ment, pour se défendre, punir les attaques contre sa propre existence.

[2] Tho­mas Poo­ley, assises de Bod­min, 31 juillet 1857 : au mois de décembre sui­vant, il reçut un libre par­don de la Couronne.

[3] Georges-Jacob Holyake, 17 août 1857 ; Edward True­love, juillet 1857.

[4] Baron de Glei­chen, cour de police de Marl­bo­rough Street, 4 août 1857.

[5] Il faut voir un aver­tis­se­ment sérieux dans le déchaî­ne­ment de pas­sions per­sé­cu­trices qui s’est mêlé, lors de la révolte des Cipayes, à l’ex­pres­sion géné­rale des pires aspects de notre carac­tère natio­nal. Les délires furieux que des fana­tiques ou des char­la­tans pro­fé­raient du haut de leurs chaires ne sont peut-être pas dignes d’être rele­vés ; mais les chefs du par­ti évan­gé­lique ont posé pour prin­cipe de gou­ver­ne­ment des Hin­dous et des Musul­mans de ne finan­cer par les deniers publics que les écoles dans les­quelles on enseigne la Bible, et de n’at­tri­buer par consé­quent les postes de fonc­tion­naire qu’à des chré­tiens réels ou pré­ten­dus tels. Un sous-secré­taire d’É­tat, dans un dis­cours à ses élec­teurs le 12 novembre 1857, aurait décla­ré : « Le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique, en tolé­rant leur foi » (la foi de cent mil­lions de sujets bri­tan­niques), « n’a obte­nu d’autres résul­tats que frei­ner la supré­ma­tie du nom anglais et d’empêcher le déve­lop­pe­ment salu­taire du chris­tia­nisme. (…) La tolé­rance est la grande pierre angu­laire de ce pays ; mais ne les lais­sez pas abu­ser de ce mot pré­cieux de tolé­rance. » Comme l’en­ten­dait le sous-secré­taire d’É­tat, elle signi­fiait liber­té com­plète, la liber­té de culte pour tous par­mi les chré­tiens qui célé­braient leur culte sur de mêmes bases. Elle signi­fiait la tolé­rance de toutes les sectes et confes­sions de chré­tiens croyant en la seule et unique média­tion. Je sou­haite atti­rer l’at­ten­tion sur le fait qu’un homme qui a été jugé apte à rem­plir une haute fonc­tion dans le gou­ver­ne­ment de ce pays, sous un minis­tère libé­ral, défend là la doc­trine selon laquelle tous ceux qui ne croient pas en la divi­ni­té du Christ sont hors des bornes de la tolé­rance. Qui, après cette démons­tra­tion imbé­cile, peut s’a­ban­don­ne­ra l’illu­sion que les per­sé­cu­tions reli­gieuses sont révolues ?

* * * * *

Pour lire le livre entier : http://​clas​siques​.uqac​.ca/​c​l​a​s​s​i​q​u​e​s​/​M​i​l​l​_​j​o​h​n​_​s​t​u​a​r​t​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​/​d​e​_​l​a​_​l​i​b​e​r​t​e​.​h​tml

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8 Commentaires

  1. joss

    Avant de lire ce texte dans le calme, je conçois la liber­té d’ex­pres­sion comme la pos­si­bi­li­té don­née à cha­cun de pou­voir influen­cer son voi­sin par la parole. Me vient alors cette ques­tion, par quel droit divin cer­tains pour­raient s’ap­pro­prier ce pou­voir au dépend des autres ?

    Réponse
    • joss

      influen­cer son voi­sin par la parole…plutôt par le langage.
      En sui­vant les idées d’Hen­ri Labo­rit, le lan­gage est un moyen d’a­gir sur son envi­ron­ne­ment. Réduire sa por­tée, c’est, du côté du plus faible, réduire sa pos­si­bi­li­té de lutte, c’est favo­ri­ser l’in­hi­bi­tion de l’ac­tion (s’il n’y a pas de pos­si­bi­li­té de fuite). C’est comme inter­dire les mani­fes­ta­tions. C’est alors assu­rer aux domi­nants leur dominance.

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    • joss

      mer­ci 😉

      Réponse
  2. joss

    La presse dans son ensemble devrait être gérée comme un bien commun,…comme la mon­naie. la science aus­si. C’est à l’op­po­sé de ce qui se passe actuel­le­ment : la pen­sée unique, la mon­naie unique,… c’est symp­to­ma­tique (ça rime) aux monopoles.

    Réponse
  3. joss

    La presse fabrique l’o­pi­nion publique (Chom­sky-la fabrique du consen­te­ment). Si la presse n’est pas contrô­lée par les citoyens, c’est l’o­pi­nion publique qui sera contrô­lée par la presse. Donc, une liber­té d’ex­pres­sion dans une socié­té où la presse est déte­nue par un monopole…c’est comme un pois­son rouge dans un bocal.

    Réponse
  4. joss

    Pareil pour le sys­tème édu­ca­tif et la culture, gérés comme la presse.
    Ter­rible exemple :
    L’i­dée que la terre était le centre de l’u­ni­vers et que les astres tour­naient autour a duré 1500 ans. Il a fal­lu attendre Coper­nic et Gali­lée pour oser dire le contraire et ris­quer leur vie. Ce n’est seule­ment qu’en 1992 que Jean-Paul II a recon­nu l’er­reur de l’Eglise.

    Réponse
  5. joss

    Stuart Mill a des idées assez simi­laires à celles de Chom­sky, mais précurseur.

    Réponse

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