[Mémoire des luttes] Pierre Mendès-France (1957) : L’ « union européenne », L’ABDICATION D’UNE « DÉMOCRATIE »

18/01/2017 | 16 commentaires

On sait depuis le début que la pré­ten­due « union euro­péenne » est un piège poli­tique pen­sé et vou­lu et impo­sé par les États-Unis, un piège anti­so­cial et antidémocratique. 

Mais nous n’a­vons aucune ins­ti­tu­tion pour résis­ter aux traîtres qui nous gou­vernent. Aucune.
Parce que nous démis­sion­nons de notre rôle per­son­nel dans un pro­ces­sus consti­tuant digne de ce nom.

N’ou­blions pas l’a­ver­tis­se­ment de Pierre Mendès-France :
L’ « union euro­péenne », L’ABDICATION D’UNE « DÉMOCRATIE » (1957)

Le dis­cours com­plet (repro­duit sur le site de « l’as­so­cia­tion Pour une consti­tuante ») :

“ Mes­dames, mes­sieurs, cet impor­tant débat porte sur deux séries de ques­tions. Il y a d’abord un pro­blème d’orientation géné­rale — on pour­rait dire un pro­blème de poli­tique géné­rale — et puis se posent des pro­blèmes d’exécution, qui sont plu­tôt de nature technique.
Sur le pro­blème géné­ral, sur le pro­blème pro­pre­ment poli­tique, je ne m’attarderai pas. J’ai tou­jours été par­ti­san d’une construc­tion orga­nique de l’Europe. Je crois, comme beau­coup d’hommes dans cette Assem­blée, que nos vieux pays euro­péens sont deve­nus trop petits, trop étroits pour que puissent s’y déve­lop­per les grandes acti­vi­tés du XXe siècle, pour que le pro­grès éco­no­mique puisse y avan­cer à la vitesse qui nous est deve­nue nécessaire.

Un mar­ché vaste est un élé­ment de large cir­cu­la­tion des pro­grès tech­niques et des échanges, et éga­le­ment un élé­ment essen­tiel pour l’organisation et la conso­li­da­tion de la paix entre les États euro­péens, ce qui est tout aus­si important.

Mais ce mar­ché, nous devons l’aménager de telle sorte que nous puis­sions y obte­nir les meilleurs résul­tats pos­sibles, sans tom­ber dans un étroit égoïsme natio­nal, spé­cia­le­ment pour notre pays.
Un ancien pré­sident du Conseil a dit que nous devions « faire l’Europe sans défaire la France ». Ce résul­tat est-il obte­nu dans les pro­jets, tels, du moins, qu’ils sont connus de nous ? C’est ce que je vou­drais rechercher.

Ces pro­jets com­portent essen­tiel­le­ment la sup­pres­sion, pour les échanges entre les six pays par­ti­ci­pants, de tout droit de douane et de tout contin­gen­te­ment. Ce résul­tat sera obte­nu pro­gres­si­ve­ment au cours d’une période tran­si­toire de douze à seize ans.

Au cours de chaque étape inter­mé­diaire, les droits de douane seront réduits d’un tiers envi­ron de leur mon­tant ini­tial, les contin­gents seront por­tés au double envi­ron de ce qu’ils étaient au début de l’étape.

Les six pays appli­que­ront, vis-à-vis des pays exté­rieurs à la com­mu­nau­té, un tarif doua­nier com­mun. Le pas­sage du tarif ini­tial de chaque pays à ce tarif com­mun se fera pro­gres­si­ve­ment au cours de la période transitoire.

Le Mar­ché com­mun aura donc des effets très sen­sibles dès le début, dès la pre­mière étape. Ces effets por­te­ront sur les trois aspects du Mar­ché com­mun, lequel com­porte, même assor­ti de res­tric­tions tem­po­raires, la libre cir­cu­la­tion des per­sonnes, la libre cir­cu­la­tion des mar­chan­dises et la libre cir­cu­la­tion des capi­taux. C’est de ce triple point de vue que je vais me pla­cer main­te­nant, en com­men­çant par la libre cir­cu­la­tion des personnes.

Bien qu’il soit expres­sé­ment men­tion­né et annon­cé, il semble que ce pro­blème n’a été envi­sa­gé que très super­fi­ciel­le­ment dans les textes, au point de la dis­cus­sion où ils sont par­ve­nus, et M. le secré­taire d’État aux Affaires étran­gères, dans le brillant dis­cours que nous avons tous applau­di avant-hier, a été sur ce point — qu’il me per­mette de le lui dire — très impré­cis. Aus­si des ques­tions doivent être posées à ce sujet, des garan­ties doivent être obtenues.

En effet, si le mou­ve­ment des capi­taux et des biens peut à pre­mière vue ne pas paraître tou­cher aux concepts de Nation et de Patrie, il n’en est pas de même pour les migra­tions de popu­la­tions. Il n’est pas indif­fé­rent pour l’avenir de la France ni que, pen­dant une période, les Ita­liens affluent en France, ni que, simul­ta­né­ment ou pen­dant une autre période, les Fran­çais du Lan­gue­doc, de l’Auvergne ou de la Bre­tagne soient conduits à cher­cher de meilleures condi­tions de tra­vail dans une Alle­magne qui, en cours de déve­lop­pe­ment rapide, offri­rait des emplois à des tra­vailleurs mena­cés par le chômage.

Or, ces pers­pec­tives ne consti­tuent pas une vue de l’esprit. Si les Ita­liens se montrent si atta­chés à la notion du mar­ché com­mun, s’ils sont impa­tients d’aboutir à une conclu­sion concrète, c’est bien — et ils ne s’en cachent pas — pour per­mettre l’émigration de leurs chômeurs.
Dans une cer­taine conjonc­ture, lorsque nous man­quons de main‑d’œuvre, c’est tant mieux pour nous si nous pou­vons en trou­ver dans un pays voi­sin. Mais dans d’autres cas, lorsque nous sommes mena­cés par le chô­mage ou lorsqu’il s’en pro­duit dans notre pays, l’afflux de chô­meurs venus du dehors et sus­cep­tibles, sou­vent, d’accepter des salaires sen­si­ble­ment infé­rieurs à ceux qui sont pra­ti­qués dans notre pays est évi­dem­ment de nature à pro­vo­quer des contre­coups et des dif­fi­cul­tés que nous avons inté­rêt à éviter.

Quant à l’Allemagne, n’oublions pas sa puis­sance d’expansion, ses res­sources, son dyna­misme. Dans le cas d’une crise éco­no­mique, dont, par sa struc­ture indus­trielle, l’Allemagne souf­fri­ra plus tôt et plus for­te­ment que nous, il se pro­dui­ra une baisse des salaires alle­mands, un dum­ping de l’industrie alle­mande contre la nôtre et un mou­ve­ment des chô­meurs alle­mands, plus mobiles par tra­di­tion que les nôtres, vers la France pour y cher­cher du travail.

Jusqu’à pré­sent, nous fai­sions face aux grandes crises éco­no­miques inter­na­tio­nales mieux que d’autres pays, mieux que les pays plus indus­tria­li­sés, comme l’Allemagne ou la Bel­gique, en rai­son de la struc­ture mieux équi­li­brée de notre propre économie.

À la pre­mière réces­sion éco­no­mique, un pays comme l’Allemagne de l’Ouest, qui vient d’absorber en quelques années plu­sieurs mil­lions d’immigrés encore mal digé­rés, dis­po­se­ra d’un volume de chô­meurs consi­dé­rable et exportable.

De ce fait, nous per­drons cet élé­ment de sta­bi­li­té rela­tive dont nous jouis­sions jusque-là et qui nous avait per­mis, soit entre 1929 et 1932, soit en 1948–1949, de souf­frir moins que les autres pays occidentaux.
Mais en période de conjonc­ture favo­rable, nous aurons aus­si à subir dans le Mar­ché com­mun une concur­rence redou­table, concur­rence qui pour­ra être salu­taire à long terme si les amé­na­ge­ments néces­saires sont pré­vus — c’est le but même du trai­té — et qui pour­ra néan­moins être très dou­lou­reuse et néfaste même à long terme si les pré­cau­tions appro­priées ne sont pas prises et garanties.

Cer­taines de nos indus­tries, tout au moins, ne pour­ront pas s’adapter ou s’adapteront mal. Il en résul­te­ra du chô­mage dans divers sec­teurs de nos régions sous-déve­lop­pées, notam­ment celles du sud de la Loire qui ont beau­coup à craindre de la riva­li­té com­mer­ciale et indus­trielle qui va se déclen­cher à l’intérieur du mar­ché uni­fié et dont les popu­la­tions peuvent être pous­sées à émi­grer, à moins de consen­tir sur place à un niveau de vie très bas pour ne pas s’expatrier.
Je vou­drais faire obser­ver que le pro­blème de la conta­gion des effets éco­no­miques n’est pas théo­rique et qu’il a don­né lieu dans le pas­sé à des expé­riences qui doivent nous faire réfléchir.

Après l’unité ita­lienne, l’Italie du Sud a souf­fert beau­coup du contact et de la concur­rence de la région du Centre et du Nord. Contrai­re­ment à ce que nous croyons trop sou­vent, l’Italie du Sud avait atteint, avant l’unité ita­lienne, un degré d’industrialisation et de déve­lop­pe­ment com­pa­rable et pro­ba­ble­ment même supé­rieur à celui du reste du pays. L’unité lui a por­té un coup qui s’est tra­duit par une large émi­gra­tion à l’intérieur de l’Italie uni­fiée et aus­si vers l’extérieur, un coup que même les gens du Nord recon­naissent et auquel ils essayent main­te­nant de remé­dier. Pour obte­nir le déve­lop­pe­ment de la Sicile et de l’Italie du Sud, le gou­ver­ne­ment de Rome recrée pré­ci­sé­ment, depuis quelques années, un régime dis­tinct qui sup­prime ou qui atté­nue le carac­tère abso­lu de l’intégration réa­li­sée voi­ci un siècle.

La situa­tion est com­pa­rable dans d’autres pays.

Les États méri­dio­naux des États-Unis se sont tou­jours plaints et se plaignent aujourd’hui encore d’avoir été défa­vo­ri­sés éco­no­mi­que­ment du fait de leur rat­ta­che­ment aux États du Nord.

En Alle­magne même, qui a fait l’expérience d’un Zoll­ve­rein, véri­table pré­cé­dent du Mar­ché com­mun, bien que la Prusse, ini­tia­trice et agent moteur de l’intégration, ait consen­ti de larges inves­tis­se­ments en faveur des régions alle­mandes moins favo­ri­sées, les Wur­tem­ber­geois, les Bava­rois ont dû émi­grer en grand nombre vers les Amériques.
Au sur­plus, si, à l’échelle d’un siècle et en ne consi­dé­rant que l’ensemble de l’économie alle­mande, le Sud et le Nord confon­dus, si le Zoll­ve­rein a été un élé­ment d’expansion, n’oublions pas qu’il a pu por­ter ses fruits parce qu’un État domi­na­teur, prin­ci­pal béné­fi­ciaire de la réforme, a fait la loi aux autres États domi­nés. En ce sens, c’est un pré­cé­dent qui ne com­porte pas que des aspects plaisants.

Le trai­té doit donc nous don­ner des garan­ties contre les risques qui se sont ain­si maté­ria­li­sés en Alle­magne, aux États-Unis, en Ita­lie, ailleurs encore. Par­mi ces garan­ties figurent le droit, que nous devons conser­ver, de limi­ter l’immigration en France, sur­tout lorsque la conjonc­ture éco­no­mique le ren­dra néces­saire, et des sau­ve­gardes contre le risque d’un chô­mage et d’un abais­se­ment du niveau de vie impor­tés du dehors. Je revien­drai tout à l’heure sur cer­taines moda­li­tés de ces indis­pen­sables garan­ties, mais pour cela il me faut, après avoir exa­mi­né les pro­blèmes tou­chant à la cir­cu­la­tion des per­sonnes, en venir à ceux qui concernent la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises. Ici nous sommes au centre même du débat.

En cas de mar­ché com­mun sans bar­rières doua­nières ou contin­gents, ou bien avec des bar­rières et des contin­gents rapi­de­ment réduits puis éli­mi­nés, les mar­chan­dises dont les prix de revient sont les plus bas se vendent par prio­ri­té et dans tous les pays par­ti­ci­pants. Ces prix de revient sont fonc­tion des charges qui pèsent sur la pro­duc­tion. Or, la France connaît de lourds han­di­caps dans la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale. Elle sup­porte des charges que les autres n’ont pas, tout au moins au même degré : charges mili­taires, charges sociales, charges d’outre-mer.

Les autres pays qui n’ont pas de charges équi­va­lentes dis­posent ain­si de res­sources pour leurs inves­tis­se­ments, pour accé­lé­rer leurs pro­grès, pour abais­ser leurs prix de revient et c’est bien ce que nous avons pu consta­ter depuis dix ans.

Nous pou­vons, bien enten­du, espé­rer qu’après le règle­ment algé­rien nous pour­rons réduire la dis­pro­por­tion des charges mili­taires, mais à cet égard je tiens à rap­pe­ler que les enga­ge­ments pris dans le cadre de l’O.T.A.N. sont pro­por­tion­nel­le­ment plus lourds pour nous que pour tous les autres pays de la Petite Europe.

[…]

D’autre part, M. le pré­sident du Conseil nous a indi­qué dans un dis­cours récent qu’après la fin des hos­ti­li­tés en Algé­rie nous devrons consa­crer aux dépenses éco­no­miques en Afrique du Nord autant, a‑t-il dit, que nous avons don­né jusqu’ici pour les dépenses mili­taires, de telle sorte que le règle­ment algé­rien lui-même risque de ne pas entraî­ner au total le sou­la­ge­ment très sub­stan­tiel sur lequel nous pou­vons compter.

En second lieu, après les charges mili­taires, les charges des ter­ri­toires d’outre-mer sont, vous le savez, consi­dé­rables au point que le gou­ver­ne­ment a deman­dé — et il a eu rai­son — d’en trans­fé­rer une frac­tion à nos partenaires.

Même si nos par­te­naires accep­taient les pro­po­si­tions fran­çaises dans ce domaine — et jusqu’à main­te­nant je ne crois pas que cet accord ait été obte­nu — la majeure par­tie des charges d’outre-mer conti­nue­rait tout natu­rel­le­ment à nous incom­ber et ain­si, de ce chef encore, il n’est pas dou­teux que notre éco­no­mie subi­rait un han­di­cap de charges supé­rieures à celles qui incombent à nos cocontractants.

J’en viens, main­te­nant, aux charges sociales qui ont été évo­quées à plu­sieurs reprises par un cer­tain nombre de nos collègues.

La seule har­mo­ni­sa­tion pré­vue en prin­cipe concerne l’égalité des salaires mas­cu­lins et fémi­nins dans un délai de quatre, cinq ou six ans. C’est cer­tai­ne­ment une nou­velle satis­fai­sante et qui entraî­ne­ra, si la pro­messe est tenue, des résul­tats favo­rables pour cer­taines indus­tries fran­çaises, par exemple pour l’industrie du tex­tile. Mais aucune autre géné­ra­li­sa­tion d’avantages sociaux n’est vrai­ment orga­ni­sée ni même garan­tie et cela appa­raît si l’on énu­mère un cer­tain nombre de ces avan­tages sociaux qui pèsent, dans une mesure qui est loin d’être négli­geable, sur la pro­duc­ti­vi­té et sur les prix de revient.
S’agit-il du tarif spé­cial des heures sup­plé­men­taires dont a par­lé hier M. le secré­taire d’Etat aux affaires étran­gères ? Le pro­blème est en effet men­tion­né et il est dit dans les textes qui, paraît-il, ont été arrê­tés sur ce point, que le sys­tème fran­çais sera pris comme base de réfé­rence. Je ne sais pas exac­te­ment ce que signi­fie cette for­mule. Je ne crois pas qu’elle implique qu’il en résul­te­ra une obli­ga­tion pour nos cocon­trac­tants de réa­li­ser une éga­li­sa­tion entre eux et nous et, lorsque le pro­blème sera exa­mi­né à la fin de la pre­mière période, c’est bien la majo­ri­té qua­li­fiée qui en déci­de­ra, ce qui, je le mon­tre­rai tout à l’heure, ne nous donne mal­heu­reu­se­ment aucune garan­tie sur un ter­rain où la plu­part de nos cocon­trac­tants ont des inté­rêts très évi­dem­ment oppo­sés aux nôtres.

S’agit-il des allo­ca­tions fami­liales ? Je crois que le pro­blème n’a même pas été envi­sa­gé ou, s’il a été dis­cu­té, il n’a abou­ti à aucun accord. Or, ce pro­blème est impor­tant, puisque les allo­ca­tions fami­liales cor­res­pondent à 12 p. 100 de la masse salariale.

S’agit-il du pro­blème des salaires des jeunes ? Ce point est impor­tant puisque, en rai­son de la pyra­mide des âges, nous aurons, dans les pro­chaines années, en France comme dans les autres pays occi­den­taux, un nombre crois­sant de jeunes au travail.

Les salaires des jeunes, des mineurs, sont, en France, très supé­rieurs à ceux qui sont pra­ti­qués en Alle­magne, en Ita­lie, en Bel­gique. D’une part, en ver­tu de la régle­men­ta­tion offi­cielle, d’autre part, en ver­tu des conven­tions col­lec­tives, la situa­tion est beau­coup plus satis­fai­sante pour les jeunes tra­vailleurs en France qu’elle ne l’est dans les autres pays.

On pour­rait pour­suivre très long­temps l’énumération des avan­tages sociaux très supé­rieurs en France à ce qu’ils sont dans les pays avec les­quels nous allons nous associer.

La thèse fran­çaise, à laquelle nous devons nous tenir très fer­me­ment et que le gou­ver­ne­ment a sou­te­nue, sans avoir, je le crains mal­heu­reu­se­ment, obte­nu l’adhésion de nos inter­lo­cu­teurs, c’est l’égalisation des charges et la géné­ra­li­sa­tion rapide des avan­tages sociaux à l’intérieur de tous les pays du mar­ché com­mun. C’est la seule thèse cor­recte et logique sauf, tou­te­fois, celle que per­sonne n’a sou­te­nue, selon laquelle nous serions conduits à sup­pri­mer les allo­ca­tions fami­liales ou à réduire les salaires horaires pour obte­nir le même résultat.

Je sais bien que l’on invoque quel­que­fois le fait que cer­taines dis­po­si­tions sociales, à vrai dire peu nom­breuses et peu impor­tantes, de la régle­men­ta­tion fran­çaise, se trouvent être moins avan­ta­geuses que celles pré­vues dans tel ou tel pays voisin.

Par exemple, les indem­ni­tés de chô­mage sont plus éle­vées dans un cer­tain nombre de pays voi­sins qu’elles ne le sont en France.
À vrai dire, les indem­ni­tés de chô­mage repré­sentent peu de chose par rap­port à la masse sala­riale, mais je vou­drais que nous pous­sions sur ce point notre posi­tion jusqu’à l’extrême logique. L’unification, la péréqua­tion des charges doit se faire, elle doit être géné­rale et elle doit tou­jours se faire par le haut.

Il serait par­fai­te­ment nor­mal que nous rele­vions nos allo­ca­tions de chô­mage si elles sont infé­rieures à celles de nos voi­sins à condi­tion que ceux-ci, réci­pro­que­ment, relèvent par exemple les allo­ca­tions fami­liales ou les créent pour les pays qui n’en ont pas.

L’harmonisation doit se faire dans le sens du pro­grès social, dans le sens du relè­ve­ment paral­lèle des avan­tages sociaux et non pas, comme les gou­ver­ne­ments fran­çais le redoutent depuis si long­temps, au pro­fit des pays les plus conser­va­teurs et au détri­ment des pays socia­le­ment les plus avancés.

On dit quel­que­fois, et cette opi­nion a été expri­mée à la tri­bune au cours des der­niers jours, qu’il ne faut pas consi­dé­rer seule­ment le dés­équi­libre des légis­la­tions sociales, mais l’ensemble de toutes les charges sala­riales, c’est-à-dire les salaires pro­pre­ment dits aug­men­tés des charges sociales, dites aus­si salaires indirects.
Ce point de vue est peut-être contes­table car la concur­rence n’est pas un phé­no­mène glo­bal : toute l’économie d’un pays contre toute l’économie d’un autre pays. La concur­rence s’opère, en réa­li­té, indus­trie par indus­trie et ce sont bien les prix de revient par mar­chan­dises, c’est-à-dire par caté­go­ries indus­trielles, qui comptent.
Mais, peu importe, car, au cours des récentes négo­cia­tions, nos experts ont prou­vé que les salaires pro­pre­ment dits en Hol­lande, en Ita­lie et même en Alle­magne étaient très géné­ra­le­ment infé­rieurs aux nôtres.

Par consé­quent, c’est bien l’ensemble salaires plus charges sociales qui est supé­rieur en France à ce qu’il est chez nos voi­sins et concur­rents étrangers.

Or, l’harmonisation des charges sala­riales, directes et indi­rectes, c’est la vieille reven­di­ca­tion de tous les Fran­çais qui ne veulent pas que notre pays soit vic­time des pas en avant qu’il a faits ou qu’il fait dans le sens du pro­grès. À cet égard, qu’il me suf­fise d’évoquer la pro­po­si­tion qui a été pré­sen­tée par le gou­ver­ne­ment fran­çais au Conseil de l’Europe le 20 sep­tembre 1954 en vue d’égaliser les charges sociales par le haut pour empê­cher qu’une libé­ra­tion des échanges réa­li­sée sans pré­cau­tion conduise à l’égalisation par le bas.
À la suite de cette ini­tia­tive gou­ver­ne­men­tale, M. Guy Mol­let, qui était alors pré­sident en exer­cice de l’assemblée de Stras­bourg, char­gea la com­mis­sion des affaires sociales de ladite assem­blée, d’une part, et pria le comi­té des ministres, d’autre part, d’élaborer une charte sociale commune.

Quelques mois plus tard, en jan­vier 1955, une confé­rence était convo­quée aux mêmes fins par le bureau inter­na­tio­nal du tra­vail, dont le direc­teur deman­da que soit dis­cu­tée la pro­po­si­tion fran­çaise et que soient étu­diées les dif­fé­rences de coût de la main‑d’œuvre dans les pays européens.

L’affaire depuis, fut pour­sui­vie, len­te­ment, hélas ! Divers rap­ports d’experts ont été éla­bo­rés. Par­mi eux, des points de vue très hos­tiles au nôtre se sont mani­fes­tés et notre repré­sen­tant M. Byé, mis en mino­ri­té, a dû rédi­ger un rap­port dis­tinct de celui de ses col­lègues étrangers.

Le rap­port éta­bli par la majo­ri­té a été com­bat­tu par M. Hauck, au nom des orga­ni­sa­tions syn­di­cales, et par M. Waline, au nom des orga­ni­sa­tions patro­nales. L’assemblée de Stras­bourg a néan­moins voté une motion indi­quant que si, à ses yeux, l’harmonisation des charges sociales n’est pas un préa­lable, elle consti­tue une condi­tion essen­tielle de l’intégration.

Depuis, rien n’a été fait et aucune suite n’a été don­née à une demande pré­sen­tée par un autre de nos repré­sen­tants, M. Jacques Dou­blet, qui avait éla­bo­ré au nom du gou­ver­ne­ment fran­çais la liste des conven­tions du Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail à rati­fier avant l’établissement du Mar­ché com­mun pour que ce der­nier n’entraîne pas les plus graves incon­vé­nients éco­no­miques et sociaux pour nous.
En fait, mes chers col­lègues, ne nous ne le dis­si­mu­lons pas, nos par­te­naires veulent conser­ver l’avantage com­mer­cial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre poli­tique doit conti­nuer à consis­ter, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régres­sion au détri­ment de la classe ouvrière et, par contre­coup, au détri­ment des autres classes sociales qui vivent du pou­voir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le pro­grès social et non pas contre l’une et l’autre.

Un des aspects essen­tiels de la poli­tique de défense des tra­vailleurs — et d’ailleurs de la vita­li­té géné­rale du pays — c’est la poli­tique du plein emploi. Dans un pays comme le nôtre, qui a tant souf­fert, et où tant de retard a été pris sur les pro­grès qui auraient été pos­sibles, pas un élé­ment de la richesse natio­nale ne doit être gas­pillé ou inuti­li­sé. Pas un tra­vailleur ne doit être condam­né au sous-emploi ou au chô­mage. C’est encore sous cet angle que nous devons consi­dé­rer les pro­jets qui nous sont sou­mis. Ils ne doivent pas mettre en dan­ger les pos­si­bi­li­tés d’expansion et de plein emploi de la main‑d’œuvre.
Or, c’est un fait que cette opi­nion n’est pas domi­nante en Alle­magne. Par contre, elle est com­mu­né­ment admise en Angle­terre, même chez les conser­va­teurs. Et c’est là une rai­son de plus pour nous — je le dis en pas­sant — de déplo­rer l’absence de l’Angleterre de l’association projetée.

À cet égard, le gou­ver­ne­ment devra reprendre la dis­cus­sion et exi­ger des dis­po­si­tions très strictes pour pro­té­ger l’économie fran­çaise. À défaut des pré­cau­tions néces­saires, le trai­té com­por­te­rait des risques éco­no­miques et sociaux que nous devons évi­ter coûte que coûte à ce pays dont l’économie a déjà tant souffert.

À ce sujet, je vou­drais, ouvrant une paren­thèse, for­mu­ler une remarque qui méri­te­rait d’ailleurs un plus long déve­lop­pe­ment. Ce que je viens de dire de l’harmonisation des charges sociales s’applique dans une large mesure aus­si à l’harmonisation des charges fis­cales et aus­si à celles des tarifs de trans­port et d’un cer­tain nombre d’autres élé­ments des prix de revient, comme par exemple le prix de l’énergie.
Je ne cite­rai qu’un cas, mais qui a son impor­tance. Le taux des taxes sur les chiffres d’affaires est envi­ron deux fois plus éle­vé en France que dans les autres pays euro­péens. Par contre, les impôts sur les reve­nus sont beau­coup plus lourds en Alle­magne ou en Hol­lande qu’en France. Seule­ment, les taxes sur les chiffres d’affaires pèsent sur les prix beau­coup plus que les impôts sur les reve­nus. Il se pose donc un pro­blème d’équilibre dont la solu­tion ne nous est pas fran­che­ment proposée.

Je dis « pas fran­che­ment pro­po­sée » car, en fait, nos par­te­naires ont bien arrê­té cette solu­tion dans leur esprit. Lorsqu’ils contestent la véri­table exis­tence d’un pro­blème de l’équilibre des charges fis­cales, sociales, mili­taires ou autres, c’est qu’ils ont une réponse prête, et, au cours des conver­sa­tions avec nos négo­cia­teurs, ils ne l’ont jamais caché.

Lisons le rap­port éta­bli par M. Spaak l’été der­nier. Le rap­port Spaak estime qu’il est impos­sible et inutile d’harmoniser les régimes sociaux, fis­caux, finan­ciers et éco­no­miques des six pays, l’égalisation des condi­tions de concur­rence entre pro­duc­teurs de pays dif­fé­rents devant être obte­nue par une fixa­tion conve­nable des taux de change, ce qui signi­fie­rait évi­dem­ment, au départ, une déva­lua­tion du franc français.

En sep­tembre der­nier, le gou­ver­ne­ment fran­çais fit connaître l’impossibilité où il se trou­vait de déva­luer sa mon­naie et il récla­ma une har­mo­ni­sa­tion des régimes sociaux. On convint alors à Bruxelles que si la France ne pou­vait pas modi­fier offi­ciel­le­ment ses pari­tés de change, elle pour­rait être auto­ri­sée à main­te­nir, à titre pro­vi­soire, les cor­rec­tifs moné­taires qu’elle avait uti­li­sés jusqu’à pré­sent, à savoir, à l’importation la taxe spé­ciale tem­po­raire dite de com­pen­sa­tion et, à l’exportation, le rem­bour­se­ment des charges fis­cales et sociales, en lan­gage cou­rant l’aide à l’exportation.

Il parait actuel­le­ment acquis, d’après les indi­ca­tions qui ont été don­nées à cette tri­bune, que, pour une période tran­si­toire, la France pour­ra donc main­te­nir ces cor­rec­tifs à condi­tion, tou­te­fois, de s’interdire d’en aug­men­ter les taux. Au bout de cette période tran­si­toire, la conser­va­tion des cor­rec­tifs sera subor­don­née au consen­te­ment de l’autorité supranationale.

Cette conces­sion qui nous a été faite sur le main­tien des cor­rec­tifs moné­taires étant accor­dée, les cinq pays euro­péens décla­rèrent qu’il n’y avait plus lieu de par­ler d’harmonisation. Ils acce­ptèrent cepen­dant — je cite l’un d’eux — « dans un esprit de conci­lia­tion pous­sé à l’extrême, de pro­mettre à la France de mettre en appli­ca­tion, avant la fin de la pre­mière étape, la conven­tion de Genève sur l’égalité des salaires fémi­nins et mas­cu­lins », conven­tion qu’ils avaient tous signée depuis de nom­breuses années, mais qu’ils n’avaient jamais appliquée.

Ce der­nier point mis à part, il n’y a plus, dans le pro­jet de trai­té de mar­ché com­mun, aucune obli­ga­tion d’harmonisation des condi­tions de concur­rence, de quelque nature qu’elle soit.

Eh bien ! mes chers col­lègues, c’est l’une des lacunes les plus graves des pro­jets qui sont aujourd’hui en dis­cus­sion et c’est l’un des points sur les­quels l’Assemblée devrait deman­der au gou­ver­ne­ment d’insister auprès de nos par­te­naires pour leur faire com­prendre qu’il serait impos­sible à la France de don­ner son adhé­sion aux pro­jets qui lui sont sou­mis si, à cet égard, aucune garan­tie ne nous était donnée.
Jusqu’à pré­sent, je le répète, il n’existe aucune garan­tie ; il n’y a qu’une mesure de tran­si­tion, qui réside dans l’autorisation de main­te­nir pro­vi­soi­re­ment, pen­dant quatre, cinq ou six ans, les taxes à l’importation et les primes à l’exportation. Pen­dant cette période, nous pou­vons main­te­nir taxes et primes, mais nous ne pou­vons pas les augmenter.

Alors se pose une ques­tion : qu’arriverait-il si, dans cette période tran­si­toire, la dis­pa­ri­té des prix fran­çais et étran­gers venait à s’accroître ?

Sup­po­sons qu’une crise éco­no­mique éclate et qu’il en résulte une baisse mas­sive des prix en Alle­magne ou en Bel­gique. Sup­po­sons que l’Italie déva­lue. Sup­po­sons qu’une hausse nou­velle des prix sur­vienne en France — nous ne pou­vons, hélas ! exclure une telle éven­tua­li­té — du fait d’une nou­velle pous­sée d’inflation ou du vote de nou­velles lois sociales.

Dans cha­cune de ces hypo­thèses, soit du fait de tel ou tel pays étran­ger, soit de notre propre fait, la dis­pa­ri­té des prix entre la France et l’étranger serait accrue et nous ne pour­rions rien faire pour nous pro­té­ger et pour nous défendre : nous devrions main­te­nir et subir pure­ment et sim­ple­ment le sta­tu quo. Mais, après le délai tran­si­toire, ce serait pire encore, car le main­tien du sta­tu quo ne nous est même plus assuré.

Après la période tran­si­toire, nous serons livrés à la volon­té de l’autorité supra­na­tio­nale qui déci­de­ra, à la majo­ri­té, si les cor­rec­tifs pour­ront ou ne pour­ront pas être main­te­nus. En fait, la ten­dance évi­dente sera de les abolir.

Le rap­port Spaak, que je citais, montre clai­re­ment ce qu’on nous dira ce jour-là. Si nos charges sont trop lourdes, comme il est cer­tain, si notre balance des paye­ments en est alté­rée, on nous invi­te­ra à déva­luer le franc, une ou plu­sieurs fois, autant qu’il le fau­dra, pour réta­blir l’équilibre, en rédui­sant chez nous le niveau de vie et les salaires réels.

Alors, la déva­lua­tion ne sera plus une déci­sion sou­ve­raine, natio­nale ; elle nous sera impo­sée du dehors, comme pour frei­ner nos ini­tia­tives sociales, jugées trop généreuses.

D’ailleurs, on peut se poser une ques­tion : ces ini­tia­tives sociales seront-elles encore pos­sibles ? Je vou­drais poser la ques­tion à M. le ministre des Affaires sociales s’il était au banc du gouvernement.
La ten­dance à l’uniformisation n’implique-t-elle pas que les pays les plus avan­cés vont se voir inter­dire, au moins momen­ta­né­ment, de nou­veaux pro­grès sociaux ?

C’est bien ce que donne à croire l’article 48 du pro­jet en dis­cus­sion, et dont voi­ci le texte :

« Après l’entrée en vigueur du trai­té, les États membres, afin de pré­ve­nir l’apparition de nou­velles dis­tor­sions de la concur­rence, se consul­te­ront mutuel­le­ment avant de pro­cé­der à l’introduction ou à la modi­fi­ca­tion de dis­po­si­tions légis­la­tives ou admi­nis­tra­tives sus­cep­tibles d’avoir une inci­dence sérieuse sur le fonc­tion­ne­ment du Mar­ché commun. »

Tout relè­ve­ment de salaire ou octroi de nou­veaux avan­tages sociaux n’est-il pas dès lors, et pour long­temps, exclu pour les ouvriers français ?

Mes chers col­lègues, il m’est arri­vé sou­vent de recom­man­der plus de rigueur dans notre ges­tion éco­no­mique. Mais je ne suis pas rési­gné, je vous l’avoue, à en faire juge un aréo­page euro­péen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre.

Sur ce point, je mets le gou­ver­ne­ment en garde : nous ne pou­vons pas nous lais­ser dépouiller de notre liber­té de déci­sion dans des matières qui touchent d’aussi près notre concep­tion même du pro­grès et de la jus­tice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique.

Prenons‑y bien garde aus­si : le méca­nisme une fois mis en marche, nous ne pour­rons plus l’arrêter.

La France avait deman­dé qu’à la fin de la pre­mière étape de quatre ans la conti­nua­tion de la pro­gres­sion vers le Mar­ché com­mun ne puisse être déci­dée qu’à l’unanimité des pays par­ti­ci­pants, c’est-à-dire avec notre assen­ti­ment. Une dis­po­si­tion de ce genre a été caté­go­ri­que­ment refu­sée et il ne reste dans le pro­jet de trai­té, comme on l’a rap­pe­lé à maintes reprises, qu’une clause qui per­met, après quatre ans, de faire durer la pre­mière étape un an ou deux ans de plus. Ensuite, les déci­sions sont prises à la majorité.

Même si l’expérience des six pre­mières années s’est révé­lée néfaste pour nous, nous ne pour­rons plus nous déga­ger. Nous serons entiè­re­ment assu­jet­tis aux déci­sions de l’autorité supra­na­tio­nale devant laquelle, si notre situa­tion est trop mau­vaise, nous serons condam­nés à venir qué­man­der des déro­ga­tions ou des exemp­tions, qu’elle ne nous accor­de­ra pas, soyez-en assu­rés, sans contre­par­ties et sans conditions.

Jusqu’à pré­sent, j’ai envi­sa­gé les rela­tions com­mer­ciales entre pays asso­ciés et la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive des droits de douane et des pro­tec­tions entre eux. Mais il faut aus­si exa­mi­ner leurs rela­tions avec les pays tiers, étran­gers à la communauté.

Les six pays par­ti­ci­pants vont consti­tuer pro­gres­si­ve­ment une enti­té doua­nière unique avec, autour d’eux, à l’égard des mar­chan­dises venant du dehors, une pro­tec­tion doua­nière unique dite « tarif com­mun ». Ce tarif sera fixé, pour chaque pro­duit, à la moyenne arith­mé­tique entre les droits actuel­le­ment en vigueur dans cha­cun des six pays. Le tarif com­mun sera donc très infé­rieur au tarif actuel­le­ment le plus éle­vé, c’est-à-dire le nôtre. Nous devrons donc nous adap­ter rapi­de­ment non seule­ment, comme cha­cun l’a bien com­pris, dès le début, aux impor­ta­tions bien­tôt libres venant des cinq pays par­ti­ci­pants avec nous, mais encore, comme on ne l’a pas assez aper­çu, aux impor­ta­tions bien­tôt dégre­vées ou en par­tie dégre­vées venant de tous les autres pays, de l’extérieur.

Il aurait été essen­tiel, puisque désor­mais la pro­tec­tion sera celle du nou­veau tarif, que le gou­ver­ne­ment nous four­nît, au cours même de ce débat, un tableau des tarifs com­pa­rés des six pays par­ti­ci­pants et de la moyenne pon­dé­rée qui en résulte afin que nous nous ren­dions compte de la pro­tec­tion doua­nière qui sub­sis­te­ra une fois la réforme mise en vigueur.

Il me paraît impos­sible que l’Assemblée se pro­nonce défi­ni­ti­ve­ment sur un objet aus­si vaste et qui implique pour notre main‑d’œuvre un risque ter­rible de chô­mage, sans qu’elle connaisse exac­te­ment, par l’étude du nou­veau tarif, cepen­dant facile à cal­cu­ler lorsqu’on dis­pose des élé­ments d’information que le gou­ver­ne­ment pos­sède, les consé­quences pré­cises qui peuvent en résul­ter pour l’ensemble de nos productions.

Tou­te­fois, cer­taines clauses me paraissent plus pré­oc­cu­pantes encore. C’est, d’abord, celle qui consiste à dire que le tarif externe, déjà très bas, qui pro­tège l’industrie des six pays asso­ciés contre la concur­rence des autres pays du dehors, pour­ra être, pour cer­tains pro­duits, tota­le­ment sus­pen­du par simple déci­sion de la majorité.
Compte tenu des ten­dances vers la fixa­tion de tarifs très bas qui règnent aujourd’hui en Alle­magne et en Bel­gique, nous ris­quons donc de voir sacri­fiées, tota­le­ment pri­vées de pro­tec­tion, cer­taines pro­duc­tions essen­tielles pour nous et pour notre main‑d’œuvre.
C’est une clause par­mi les plus pré­oc­cu­pantes, les plus graves. C’est une clause à écar­ter en tout cas.

N’oublions jamais que, par­mi nos asso­ciés, l’Allemagne, le Bene­lux et, pour cer­tains pro­duits, l’Italie, vou­draient un tarif com­mun le plus bas pos­sible. Demain, l’autorité supra­na­tio­nale étant char­gée de fixer ce tarif, il sera donc inévi­ta­ble­ment modé­ré, par­fois même il sera nul ou bien, comme je viens de l’indiquer, il pour­ra être sus­pen­du. Notre indus­trie se trou­ve­ra alors décou­verte contre toutes les concur­rences du dehors, celle des États-Unis comme celle du Japon.

Je le répète, il faut que nous sachions que le déman­tè­le­ment, la libé­ra­tion vers les­quels nous nous ache­mi­nons ne vont pas seule­ment s’appliquer aux échanges entre les six pays par­ti­ci­pants, ils s’appliqueront aus­si à l’égard des impor­ta­tions venues du dehors. C’est bien ce qui explique la décla­ra­tion offi­cielle qu’a faite le State Depart­ment et que vous avez lue dans la presse hier matin, décla­ra­tion dans laquelle le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain se féli­cite par­ti­cu­liè­re­ment du pro­jet actuel­le­ment en dis­cus­sion et, dit-il, de la libé­ra­li­sa­tion des contrôles sur les impor­ta­tions pro­ve­nant de la zone dollar.

Je le répète, c’est là un aspect du pro­blème sur lequel l’opinion par­le­men­taire et l’opinion publique ne sont peut-être pas suf­fi­sam­ment averties.

Il ne s’agit pas, mes chers col­lègues, d’un dan­ger loin­tain. Il s’agit d’une situa­tion qui va être rapi­de­ment sensible.

L’élargissement rapide des contin­gents que nous envi­sa­geons ne concerne, en prin­cipe, que les mar­chan­dises venant des six pays par­ti­ci­pants. Mais cer­tains de nos asso­ciés, comme l’Allemagne ou la Bel­gique, pra­tiquent dès main­te­nant une libé­ra­tion à peu près totale à l’égard des pays de la zone dol­lar et d’un cer­tain nombre d’autres pays. L’ouverture du mar­ché, ou même la sup­pres­sion des contin­gents, qui va être déci­dée et qui va entrer en vigueur pro­gres­si­ve­ment mais rapi­de­ment, va donc s’étendre aus­si­tôt à des mar­chan­dises venues de l’extérieur du Mar­ché com­mun mais ayant tran­si­té à tra­vers l’un des pays asso­ciés, mar­chan­dises impor­tées par exemple en Alle­magne ou en Bel­gique mais, de là, pas­sant en France au béné­fice du tarif doua­nier réduit inté­rieur à la com­mu­nau­té et des contin­gents lar­ge­ment desserrés.

Vou­lez-vous un exemple ? L’importation des montres suisses en France est contin­gen­tée, mais ces mar­chan­dises peuvent entrer libre­ment en Bel­gique. De ce fait, elles pour­ront pas­ser en Bel­gique et, de là, entrer en France en ne payant que le droit de douane réduit.
C’est ain­si que la libé­ra­tion à l’égard de la Bel­gique va pro­fi­ter à des mar­chan­dises suisses qui auront pu entrer en Belgique.
Je viens de par­ler de montres d’origine exté­rieure à la com­mu­nau­té et j’imagine que le gou­ver­ne­ment pour­ra obte­nir, à l’égard de ce détour­ne­ment de tra­fic, je dirais presque de cette fraude, bien qu’en réa­li­té le mot s’applique mal, des dis­po­si­tions de pro­tec­tion. Mais dans d’autres domaines, plus com­plexes, les dis­po­si­tions devront être étu­diées avec minutie.

C’est le cas, par exemple, de pièces déta­chées impor­tées de l’extérieur dans la com­mu­nau­té et qui per­met­tront, à l’intérieur de celle-ci, de fabri­quer telle ou telle caté­go­rie de pro­duits manu­fac­tu­rés com­plexes. Il s’agira, notam­ment, de pièces déta­chées ou d’éléments divers qui entrent dans la fabri­ca­tion auto­mo­bile, sus­cep­tibles d’être impor­tés en Alle­magne, en Ita­lie ou en Bel­gique, mis en œuvre par l’industrie locale pour la pro­duc­tion d’automobiles, qui seront ensuite décla­rés alle­mands, ita­liens ou belges et qui se pré­vau­dront, alors, des droits de douane et des contin­gents pri­vi­lé­giés réser­vés, en prin­cipe, aux États membres et à eux seuls.

Eh bien ! je ne pense pas que notre balance des comptes, que l’état de notre indus­trie nous per­mettent d’envisager sans inquié­tude des situa­tions de ce genre. C’est pour­quoi nous devons deman­der au gou­ver­ne­ment, dans les pour­par­lers qu’il va conti­nuer à mener, de se mon­trer extrê­me­ment éner­gique et de s’opposer à des dis­po­si­tions tel­le­ment incom­pa­tibles avec l’état de notre éco­no­mie qu’elles nous condam­ne­raient vite, si elles étaient main­te­nues et adop­tées, à des déva­lua­tions de plus en plus accen­tuées, après quoi, sous la pres­sion d’une expé­rience amère, l’opinion exi­ge­rait que nous révo­quions les enga­ge­ments que nous aurions pris. Ce serait cer­tai­ne­ment un bien mau­vais che­min pour réa­li­ser fina­le­ment cette coopé­ra­tion euro­péenne à laquelle nous vou­drions aboutir.

Après cet exa­men des dis­po­si­tions tou­chant la libre cir­cu­la­tion des per­sonnes et la libre cir­cu­la­tion des mar­chan­dises, j’envisagerai — ce sera beau­coup moins long — le pro­blème de la libre cir­cu­la­tion des capitaux.

Il est pré­vu que le Mar­ché com­mun com­porte la libre cir­cu­la­tion des capi­taux. Or, si l’harmonisation des condi­tions concur­ren­tielles n’est pas réa­li­sée et si, comme actuel­le­ment, il est plus avan­ta­geux d’installer une usine ou de mon­ter une fabri­ca­tion don­née dans d’autres pays, cette liber­té de cir­cu­la­tion des capi­taux condui­ra à un exode des capi­taux fran­çais. Il en résul­te­ra une dimi­nu­tion des inves­tis­se­ments pro­duc­tifs, des pertes de poten­tiel fran­çais et un chô­mage accru.

M. le secré­taire d’État aux Affaires étran­gères indi­quait hier que la libé­ra­tion des mou­ve­ments de capi­taux ne sera pas com­plète et qu’un cer­tain nombre de pré­cau­tions seront prises. Je m’en réjouis. Mais il a aus­si­tôt pré­ci­sé que la liber­té des mou­ve­ments de capi­taux serait entière pour les inves­tis­se­ments à réa­li­ser à l’intérieur des six pays participants.

La ques­tion qui se pose est alors la sui­vante : où se feront les inves­tis­se­ments futurs, créa­teurs de nou­velles occa­sions de tra­vail pour la classe ouvrière, créa­teurs de nou­velles occa­sions de pro­duc­tion pour le pays tout entier ? Où les capi­taux des six pays par­ti­ci­pants se diri­ge­ront-ils pour finan­cer de nou­veaux investissements ?

Il est évident que le mou­ve­ment natu­rel des capi­taux, sur­tout des capi­taux pri­vés, sera orien­té vers les pays à faibles charges, c’est-à-dire vers les pays où la poli­tique sociale, les obli­ga­tions mili­taires et autres sont les moins coûteuses.

Les capi­taux ont ten­dance à quit­ter les pays socia­li­sants et leur départ exerce une pres­sion dans le sens de l’abandon d’une poli­tique sociale avan­cée. On a vu des cas récents où des gou­ver­ne­ments étran­gers ont com­bat­tu des pro­jets de lois sociales en insis­tant sur le fait que leur adop­tion pro­vo­que­rait des éva­sions de capitaux.
Nous-mêmes, en France, avons vécu en 1936 une période, que beau­coup d’entre vous n’ont pas oubliée, durant laquelle un cer­tain nombre de lois sociales impor­tantes ont été adoptées.

Il est de fait que, dans les années sui­vantes, cette atti­tude a entraî­né des éva­sions, une véri­table hémor­ra­gie des capi­taux français.
Mais les capi­taux fran­çais ne sont pas les seuls qui risquent de s’évader. Il n’y a pas que les capi­taux euro­péens qui risquent de s’investir ailleurs que chez nous. Les capi­taux étran­gers, par exemple ceux des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales ou ceux des États-Unis, risquent aus­si de se concen­trer sur l’Allemagne, sur l’Italie ou sur le Benelux.
On peut redou­ter, par exemple, que cer­taines grandes affaires amé­ri­caines, dési­reuses de créer des filiales en Europe, les implantent de pré­fé­rence en Alle­magne où il est pro­ba­ble­ment plus avan­ta­geux aujourd’hui de mon­ter une usine, non seule­ment pour les besoins alle­mands, mais aus­si, désor­mais, pour les besoins de tous les pays du Mar­ché commun.

La démons­tra­tion du dan­ger telle qu’elle a été faite dans une étude que nous a four­nie l’industrie de l’automobile me paraît, à cet égard, par­ti­cu­liè­re­ment impressionnante.

Il sera ten­tant demain, pour telle puis­sante indus­trie amé­ri­caine ou cana­dienne ou anglaise, dési­reuse de se créer un débou­ché dans l’ensemble du mar­ché euro­péen uni­fié, d’ouvrir une usine à l’échelle de ce mar­ché euro­péen, mais de l’ouvrir plu­tôt en Alle­magne qu’en France.
Le dan­ger de voir péri­cli­ter l’économie fran­çaise par rap­port aux éco­no­mies des pays voi­sins va donc être très réel.

Mes chers col­lègues, l’ensemble des condi­tions dans les­quelles vont désor­mais se déve­lop­per les mou­ve­ments de mar­chan­dises et les mou­ve­ments de capi­taux tels que je viens de les décrire ne peut pas ne pas entraî­ner très vite des suites faciles à pré­voir sur notre balance des paye­ments dont le dés­équi­libre risque de deve­nir permanent.

Ce dan­ger a été aper­çu par les rédac­teurs du trai­té et une clause de sau­ve­garde y a été ins­crite sur laquelle M. Mau­rice Faure a hier appe­lé notre attention.

Cette clause de sau­ve­garde pré­voit qu’en cas de crise grave de la balance des paye­ments, le pays en dif­fi­cul­té peut prendre des mesures d’urgence. A vrai dire, il n’est en droit de le faire que s’il n’a pas reçu préa­la­ble­ment de recom­man­da­tion de l’autorité supra­na­tio­nale. Sup­po­sons que ce n’ait pas été le cas et qu’il ait pris libre­ment les mesures qui lui parais­saient appro­priées. Ces mesures peuvent et doivent aus­si­tôt dis­pa­raître sur la simple injonc­tion de l’autorité inter­na­tio­nale qui a le droit d’imposer d’autres mesures qu’elle estime devoir sub­sti­tuer aux premières.

En quelque sorte, l’autorité inter­na­tio­nale, dans le cas par­ti­cu­lier, va avoir le droit de légi­fé­rer d’une manière auto­ri­taire à laquelle nous ne pour­rons pas échap­per et de prendre des déci­sions qui pri­me­ront celles du gou­ver­ne­ment et même celles du Par­le­ment. Ce sera une loi supé­rieure à la loi fran­çaise qui s’imposera à nous.

On peut d’ailleurs sup­po­ser que, dans le cas d’un dés­équi­libre pro­fond et durable de la balance, la majo­ri­té nous impo­se­ra, comme je l’ai déjà indi­qué, des déva­lua­tions qui se tra­dui­ront par des abais­se­ments de niveau de vie ou par des mesures de défla­tion dont nous n’aurons pas été juges nous-mêmes.

Eh bien ! mes chers col­lègues, le salut de la mon­naie — je l’ai dit sou­vent à cette tri­bune — exige par­fois une poli­tique finan­cière de cou­rage et de rigueur. Des sacri­fices peuvent être néces­saires et peut-être avons-nous quel­que­fois dans ces der­nières années man­qué du cou­rage qu’il aurait fal­lu pour les faire abou­tir. Mais il appar­tient néan­moins au Par­le­ment de choi­sir ces sacri­fices et de les répar­tir et je sup­porte mal l’idée que ces sacri­fices peuvent être demain dosés pour nous, choi­sis pour nous, répar­tis pour nous par les pays qui nous sont asso­ciés et dont l’objectif pre­mier n’est pas néces­sai­re­ment le mieux-être en France pour la masse de nos conci­toyens et le pro­grès de notre économie.

Et puis nous recueillons des bruits, nous enten­dons des sug­ges­tions. Le doc­teur Schacht, qui n’est pas sans influence, a esquis­sé un plan qui consis­te­rait à uti­li­ser l’excédent de réserves moné­taires consti­tuées par les Alle­mands pour recons­ti­tuer les réserves fran­çaises par le moyen de la prise de par­ti­ci­pa­tions par des socié­tés alle­mandes dans des entre­prises fran­çaises. La mise en œuvre d’un tel plan abou­ti­rait évi­dem­ment à une emprise alle­mande sur l’économie française.

Je ne dis pas que ce plan est celui de nos par­te­naires, mais je dis qu’il est par­fai­te­ment com­pa­tible avec les pro­po­si­tions qu’on nous fait et qu’aucune sau­ve­garde ne paraît nous en pro­té­ger vraiment.
Quoi qu’il en soit, que nous l’ayons déci­dé libre­ment ou que cela nous soit impo­sé par l’autorité exté­rieure, des recon­ver­sions par­fois dif­fi­ciles, par­fois dou­lou­reuses seront nécessaires.

À cette fin, le rap­port de M. Spaak pré­voyait la consti­tu­tion d’un fonds d’investissement euro­péen dont l’une des mis­sions aurait été de finan­cer, au moins par­tiel­le­ment, les opé­ra­tions de recon­ver­sion indus­trielle ren­dues néces­saires par la situa­tion éco­no­mique nou­velle résul­tant du Mar­ché commun.

La créa­tion de ce fonds est d’autant plus inté­res­sante pour nous Fran­çais que — je l’ai mon­tré tout à l’heure — nous ris­quons de n’être pas favo­ri­sés par les capi­taux pri­vés, aus­si bien ceux des six pays asso­ciés, dont le nôtre, que ceux du dehors.

Le pro­jet de M. Spaak pré­voyait donc un fonds d’investissement impor­tant, lar­ge­ment doté, orien­té vers la recon­ver­sion. Cette dis­po­si­tion était utile et sage. À vrai dire, c’est selon cette pro­cé­dure qu’aurait dû com­men­cer, à mon avis, la construc­tion d’une Europe éco­no­mi­que­ment inté­grée. C’est ce que j’avais pro­po­sé dès 1945. Je crois que toute la recons­truc­tion de l’Europe, tout son déve­lop­pe­ment d’après-guerre auraient dû être conçus sur la base d’investissements euro­péens coor­don­nés selon des plans d’intérêt com­mun, évi­tant les doubles emplois, les inves­tis­se­ments exces­sifs ou super­flus, les concur­rences rui­neuses et aus­si les pénu­ries communes.

Dix ans après la fin de la guerre, cette idée réap­pa­rais­sait heu­reu­se­ment dans le rap­port de M. le pré­sident Spaak. Hélas ! elle a pra­ti­que­ment disparu.

[…]

Car, sous la pres­sion des Alle­mands qui, eux, n’ont guère besoin de recon­ver­sion, le fonds d’investissement appa­raît, dans la phase finale des négo­cia­tions, sous une forme tout à fait nouvelle.

Le fonds est deve­nu en fait un orga­nisme de carac­tère ban­caire tra­di­tion­nel, se pro­cu­rant des capi­taux, soit à l’intérieur de la com­mu­nau­té, soit sur­tout en Suisse et aux États-Unis et les uti­li­sant pour des pla­ce­ments dans les entre­prises des six pays dont la ren­ta­bi­li­té lui paraî­tra opti­mum, ce qui exclut dans une large mesure le finan­ce­ment des opé­ra­tions de reconversion.

Cepen­dant, pour satis­faire l’Italie, il reste pré­vu que le fonds d’investissement pour­ra appor­ter un cer­tain sou­tien à la mise en valeur des régions sous-déve­lop­pées. Eh bien ! il serait indis­pen­sable que nous jouis­sions de garan­ties sem­blables pour nos indus­tries à moder­ni­ser et à recon­ver­tir, sinon nous cour­rons un risque véri­ta­ble­ment paradoxal.

Il est pré­vu que notre sous­crip­tion au fonds d’investissement sera égale à celle de l’Allemagne, ce qui est contes­table — je le dis entre paren­thèses — puisque l’Allemagne souffre d’un excé­dent de capi­taux et d’un excé­dent de sa balance exté­rieure, tan­dis que nous souf­frons d’une pénu­rie de capi­taux et du défi­cit de notre balance des comptes.
Encore fau­drait-il être assu­ré que notre sous­crip­tion au fonds ne sera pas supé­rieure à l’aide qu’il va nous appor­ter, sinon ce serait un élé­ment sup­plé­men­taire de dés­équi­libre de notre balance des paye­ments et un dan­ger de plus pour nos chances de voir se déve­lop­per nos inves­tis­se­ments déjà insuffisants.

Je ne sau­rais donc trop deman­der au gou­ver­ne­ment d’exiger des garan­ties très strictes pour le fonc­tion­ne­ment et — je dirai plus — pour la concep­tion même du fonds d’investissement.

Pour nous, le fonds d’investissement doit être un orga­nisme com­pen­sa­teur pour pal­lier les insuf­fi­sances ou les mal­fa­çons résul­tant des mou­ve­ments spon­ta­nés des capi­taux libres. Si le fonds, loin de jouer ce rôle com­pen­sa­teur, venait à ampli­fier encore les incon­vé­nients que nous redou­tons déjà, il pré­sen­te­rait alors beau­coup plus de dan­gers que d’avantages et l’on ne voit pas pour­quoi nous lui four­ni­rions des dizaines et des cen­taines de mil­liards dont notre éco­no­mie métro­po­li­taine ou ultra-marine pour­rait faire un usage beau­coup meilleur.

Mes chers col­lègues, je vou­drais conclure sur le plan politique.
Le gou­ver­ne­ment a rai­son de recher­cher une amé­lio­ra­tion éco­no­mique à long terme dans l’élargissement du mar­ché, dans la créa­tion d’un mar­ché glo­bal euro­péen, pour contri­buer à éle­ver le niveau de vie en France. Mais cet élé­ment d’une poli­tique éco­no­mique d’ensemble ne doit pas le conduire à sacri­fier les autres élé­ments. Le but alors ne serait pas atteint, car l’élévation du niveau de vie n’est pas seule­ment fonc­tion de l’ampleur du mar­ché natio­nal, mais d’autres condi­tions aus­si qu’on ne peut pas négliger.

Il est bien vrai que les États-Unis, avec leur mar­ché de 150 mil­lions d’habitants, sont en tête du pal­ma­rès des pays si on les classe d’après le niveau des condi­tions d’existence qui y règnent.
Mais der­rière les États-Unis, en ran­geant les pays d’après l’importance du reve­nu par tête, on trouve le Cana­da, avec un mar­ché de 13 mil­lions d’habitants seule­ment, la Suisse, avec 5 mil­lions, la Suède, avec 7 mil­lions d’habitants. Puis viennent le Royaume-Uni, avec 50 mil­lions d’habitants et le vaste mar­ché de l’Empire bri­tan­nique der­rière lui, mais, aus­si­tôt après, la Nou­velle-Zélande, avec 2 mil­lions, l’Australie, avec 8 mil­lions, le Dane­mark, avec 4 mil­lions, puis encore la Bel­gique, la Hol­lande, la Nor­vège — pays de petit mar­ché — qui pré­cèdent la France mal­gré ses 43 mil­lions d’habitants et son mar­ché africain.

La rela­tion qui existe entre l’importance du mar­ché et le reve­nu moyen, le niveau de vie, n’est donc pas si simple qu’on le dit parfois.
D’autres fac­teurs aus­si impor­tants entrent en jeu, qu’il ne faut pas sacri­fier dans l’entreprise d’élargissement du mar­ché, sans quoi on risque de perdre d’un côté beau­coup plus qu’on ne gagne­ra de l’autre.
Il nous faut donc tout à la fois recher­cher l’élargissement du mar­ché, c’est-à-dire faire l’Europe, et évi­ter telles moda­li­tés dan­ge­reuses qui alté­re­raient com­plè­te­ment les consé­quences espé­rées et qui trans­for­me­raient, au total, le solde actif atten­du en un solde pas­sif désastreux.

Il est dif­fi­cile d’en juger dès aujourd’hui d’une manière défi­ni­tive. Il y a encore dans le trai­té de vastes lacunes sur les­quelles nous ne savons rien ou pas grand-chose. Il contient des articles qui se contentent de délé­guer à de futurs négo­cia­teurs ou à de futures auto­ri­tés supra­na­tio­nales la solu­tion des plus grandes dif­fi­cul­tés res­tées en suspens.

On nous a dit hier — M. le ministre des Affaires étran­gères le répé­tait cet après-midi, et c’est juste — qu’on ne peut pas deman­der à un trai­té de régler tous les détails, toutes les moda­li­tés jusqu’aux plus minimes.

Mais, lorsqu’il s’agit du sta­tut de l’agriculture, de l’harmonisation des lois sociales, du sta­tut des ter­ri­toires d’outre-mer, on est bien en droit d’affirmer que ce ne sont pas des détails, des moda­li­tés secon­daires, mais des points véri­ta­ble­ment les plus importants.
La pro­cé­dure sui­vie, qui consiste donc à ren­voyer à plus tard la solu­tion des pro­blèmes qui n’ont pas pu être réglés dès main­te­nant est une mau­vaise pro­cé­dure. Pour un cer­tain nombre de pro­blèmes essen­tiels que je viens de men­tion­ner, la France, nous le savons d’ores et déjà, sera seule ou à peu près seule de son avis. Elle a donc inté­rêt à ce que ces pro­blèmes soient tran­chés avant la signa­ture du trai­té, car, après, elle sera désarmée.

Nous avons eu des lois-cadre. Nous deman­dons fer­me­ment au gou­ver­ne­ment de ne pas accep­ter un trai­té-cadre. Les affaires les plus impor­tantes doivent être tran­chées clai­re­ment par le trai­té lui-même ; de même que les garan­ties obte­nues doivent y figu­rer. Auprès, il sera trop tard.

On nous dit qu’il faut aller très vite, qu’il faut conclure dans les jours ou dans les semaines à venir. J’avoue que je me demande par moment pour­quoi tant de hâte. En effet, jusqu’en novembre der­nier, il était envi­sa­gé que la négo­cia­tion serait rela­ti­ve­ment lente et la mise en vigueur tar­dive. Il avait même été admis par nos par­te­naires que la mise en vigueur pour­rait être ajour­née si, à la fin de l’année 1957, la France avait encore à sup­por­ter les charges mili­taires excep­tion­nelles résul­tant de la situa­tion en Algérie.

Depuis le début du mois de décembre, une pers­pec­tive nou­velle s’est des­si­née : on prend main­te­nant comme objec­tif la mise en vigueur effec­tive du trai­té dès le 1er jan­vier pro­chain. Or, les charges de la guerre d’Algérie ne seront pas réduites et risquent de ne pas l’être très pro­chai­ne­ment. Pour­quoi donc a‑t-on brus­que­ment accé­lé­ré le rythme pré­vu il y a quelques mois ?

Je crois qu’il y a à cela plu­sieurs rai­sons que je vou­drais mentionner.
D’abord on envi­sage avec une cer­taine inquié­tude la sépa­ra­tion du Bun­des­tag actuel en juin 1957 en vue des élec­tions alle­mandes de sep­tembre, car on peut éprou­ver la crainte de voir appa­raître un nou­veau Bun­des­tag moins favo­rable à une rati­fi­ca­tion rapide que celui qui est actuel­le­ment en fonctions.

Rien n’est aus­si mau­vais que de fon­der des arran­ge­ments inter­na­tio­naux, sur des cir­cons­tances de poli­tique inté­rieure dans l’un des pays par­ti­ci­pants. On abou­tit alors trop sou­vent à des accords qui sont remis en cause rapi­de­ment, selon les fluc­tua­tions de cette même poli­tique intérieure.

Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas un assen­ti­ment don­né par une majo­ri­té de hasard, c’est un enga­ge­ment qui lie vala­ble­ment l’Allemagne. S’il appa­raît dès main­te­nant que la pro­chaine assem­blée alle­mande nous deman­de­ra de nou­velles conces­sions, notam­ment sur les points les plus graves non encore réglés, nous aurions bien tort de nous lier avec l’actuel Bundestag.

Je sais bien qu’on invoque une deuxième rai­son, éga­le­ment de nature poli­tique. Cer­tains ont vu dans l’échec de notre poli­tique au Moyen-Orient une rai­son de hâter l’édification de l’Europe. Or les consé­quences de l’opération de Suez vont se faire sen­tir sur notre éco­no­mie dans un sens, hélas ! défa­vo­rable et vont ain­si nous éloi­gner du moment où nous pour­rons affron­ter la concur­rence internationale.

En fait, le plan qui est des­ti­né à for­ti­fier notre éco­no­mie à cet effet vient d’être — vous le savez mieux que moi, mon­sieur le ministre — retar­dé d’un an.

D’une façon géné­rale, la situa­tion de notre balance des comptes est plus fra­gile qu’à aucun moment et, si elle n’est pas réta­blie, la mise en vigueur du Mar­ché com­mun est une impos­si­bi­li­té de fait.
N’oublions pas non plus que, dans l’affaire de Suez, nous avons été osten­si­ble­ment condam­nés par l’Allemagne, par l’Italie et par les autres États de la Petite Europe et que cette Petite Europe ne com­prend pas la Grande-Bre­tagne, seul pays euro­péen qui se soit soli­da­ri­sé avec nous au Moyen-Orient. Nous sommes donc vrai­ment en plein paradoxe.

Mais il y a une troi­sième rai­son à laquelle je veux venir puisque je viens d’évoquer pré­ci­sé­ment l’absence de la Grande-Bre­tagne dans la for­ma­tion poli­tique ou tech­nique qui nous est proposée.
Je fais allu­sion aux tra­vaux qui ont été enga­gés à l’O.E.C.E. sur l’initiative de la Grande-Bre­tagne pour l’étude de cette « zone de libre échange » dont par­lait tout à l’heure M. Chris­tian Pineau. En plus des six pays de Bruxelles, la Grande-Bre­tagne, l’Autriche et, éven­tuel­le­ment, les pays Scan­di­naves pour­raient faire par­tie de cette zone.

Nous assis­tons alors à une étrange course de vitesse dans laquelle on peut se deman­der pour­quoi nous vou­lons coûte que coûte devan­cer l’initiative anglaise et, en quelque sorte, la déva­lo­ri­ser ou même la para­ly­ser, d’avance l’empêcher d’aboutir.

La Grande-Bre­tagne a fait un pas en avant consi­dé­rable le jour où elle a pro­po­sé à l’O.E.C.E. la créa­tion de cette zone de libre échange à laquelle elle par­ti­ci­pe­rait. Il fal­lait évi­dem­ment sai­sir la balle au bond et essayer d’en tirer le plus large par­ti pos­sible. Au contraire, il semble qu’on veuille for­cer de vitesse et devan­cer coûte que coûte l’évolution de la négo­cia­tion anglaise, comme si l’on vou­lait vrai­ment empê­cher l’aboutissement de la zone de libre échange.

M. Mau­rice Faure nous a dit hier que l’on pour­rait faire en même temps et le mar­ché avec nos cinq par­te­naires et la zone de libre échange avec une demi-dou­zaine d’autres pays dont la Grande-Bretagne.
Cette solu­tion est peu vrai­sem­blable. La créa­tion d’une zone de mar­ché com­mun avec cinq par­te­naires est déjà une opé­ra­tion très com­pli­quée qui com­porte toutes les moda­li­tés dont nous avons par­lé ici depuis quatre jours, et nous nous aper­ce­vons tous actuel­le­ment de l’extraordinaire com­plexi­té de la situation.

Com­ment peut-on ima­gi­ner qu’à cette construc­tion déjà dif­fi­cile, et à cer­tains égards obs­curs, on pour­ra sur­ajou­ter, avec les mêmes pays par­ti­ci­pants et d’autres pays étran­gers, une construc­tion sup­plé­men­taire sou­mise à un sta­tut et à un régime différents ?
Et cepen­dant, dans le cas pré­sent, en dehors des rai­sons poli­tiques d’ordre géné­ral, nous aurions des rai­sons par­ti­cu­liè­re­ment fortes de sou­hai­ter, plus encore que jamais, la pré­sence de l’Angleterre, étant don­né le paral­lé­lisme de cer­taines des posi­tions de nos deux pays.
Je par­lais tout à l’heure de nos pré­oc­cu­pa­tions en matière de plein emploi. Elles règnent aus­si en Angle­terre, elles sont à la base de la poli­tique éco­no­mique de ce pays.

L’Angleterre a pra­ti­qué, comme nous, une poli­tique sociale plus avan­cée que celle qui a été pra­ti­quée dans les autres pays avec les­quels nous allons nous asso­cier. L’Angleterre, comme nous, a le sou­ci de ne pas des­ser­vir cer­tains inté­rêts impor­tants qu’elle pos­sède outre-mer. L’Angleterre, comme nous, veut évi­ter cer­tains risques en matière agri­cole. Nous le vou­lons pour pro­té­ger notre pro­duc­tion agri­cole ; les Anglais le veulent pour main­te­nir les enga­ge­ments pré­fé­ren­tiels qu’ils ont pris au pro­fit de cer­tains de leurs domi­nions, eux-mêmes pro­duc­teurs agricoles.

J’ajoute que les cir­cons­tances poli­tiques sont vrai­ment par­ti­cu­liè­re­ment favo­rables, alors que vient d’être appe­lé à la plus haute charge gou­ver­ne­men­tale en Angle­terre l’homme qui, depuis long­temps déjà, s’était signa­lé par sa volon­té de contri­buer de toutes ses forces au res­ser­re­ment des liens entre l’Angleterre et le conti­nent et à la par­ti­ci­pa­tion même de l’Angleterre à une for­ma­tion poli­tique qui asso­cie­rait ce pays aux pays du continent.

Eh bien ! c’est une grande erreur poli­tique de don­ner une fois de plus aux Anglais l’impression que nous nous pas­sons d’eux, ou même, si leur concours futur est envi­sa­gé, qu’il y aura deux séries de liai­sons, les unes plus lâches qui les concernent, les autres plus étroites, les seules qui comp­te­ront pour le déve­lop­pe­ment poli­tique ulté­rieur et dont ils seront exclus.

C’est une méthode détestable.

Il est vrai que l’Angleterre a sou­vent été réti­cente quand il s’agissait de s’engager sur le che­min de l’unification euro­péenne. Elle ne la pas été tou­jours. Elle ne l’a pas été en 1954, lors de la créa­tion de l’union de l’Europe occi­den­tale et nous avons eu grand tort de ne pas exploi­ter à fond, à cette époque, le pas en avant consi­dé­rable qu’elle avait fait alors vers le conti­nent. Elle ne l’a pas été non plus lorsqu’elle nous a pro­po­sé la zone de libre échange que nous sommes en train d’étouffer silencieusement.

Je sais bien que la poli­tique fran­çaise, dans ce domaine, est dif­fi­cile. L’intérêt bien com­pris de la France consiste à asso­cier des pays conti­nen­taux, comme l’Allemagne, qui ne sou­haitent pas for­cé­ment la pré­sence de l’Angleterre, et l’Angleterre qui hésite par­fois à se lier avec le continent.

De là la dif­fi­cul­té même de notre entre­prise et de notre poli­tique. Mais cette dif­fi­cul­té ne doit pas nous faire oublier notre véri­table inté­rêt et ne doit pas nous faire renon­cer à orga­ni­ser l’Europe avec un équi­libre sain et non sous l’influence déci­sive et uni­la­té­rale de l’Allemagne.
La faci­li­té consiste à céder à ceux qui, sur le conti­nent ou en Grande-Bre­tagne, ne veulent pas s’associer ; mais l’intérêt fran­çais consiste, au contraire, à les obli­ger à se lier et, tout d’abord, à ne jamais lais­ser pas­ser une occa­sion, à la sai­sir chaque fois pour en tirer le maximum.
Je redoute que nous ne le fas­sions pas aujourd’hui avec la zone de libre échange et je le regrette.

J’ai lu, hier, dans la presse fran­çaise, un extrait d’un article paru le même jour dans le Times, dont on sait que, très sou­vent, il tra­duit le sen­ti­ment du Forei­gn Office, et que voici :

« Les prin­ci­paux archi­tectes du pro­jet d’association de la Grande-Bre­tagne au Mar­ché com­mun, MM. Mac­mil­lan et Thor­ney­croft, occupent main­te­nant des postes plus impor­tants que lorsque ce pro­jet a com­men­cé à être envi­sa­gé… Mais jusqu’à quel point la Grande-Bre­tagne pour­ra-t-elle négo­cier un accord de mar­ché com­mun si les condi­tions de celui-ci sont déter­mi­nées à l’avance ? Met­tra-t-on notre pays devant le fait accom­pli sur plu­sieurs points vitaux ? »
Mes chers col­lègues, sans més­es­ti­mer aucu­ne­ment l’intérêt que pré­sente pour nous le déve­lop­pe­ment des rela­tions éco­no­miques et com­mer­ciales fran­co-alle­mandes ou fran­co-conti­nen­tales, il ne faut jamais négli­ger celles qui nous lient à la Grande-Bre­tagne et au bloc sterling.

L’Allemagne est un bon client, par exemple, pour nos expor­ta­tions agri­coles, mais l’Angleterre peut nous ache­ter beau­coup plus encore si nous savons prendre une place plus large sur son mar­ché. En fait l’Angleterre est le pre­mier impor­ta­teur du monde pour la viande, les céréales, les corps gras.

Toute for­ma­tion de l’Europe qui nous éloigne de l’Angleterre dimi­nue nos chances de péné­trer sur ce mar­ché qui peut être l’un des plus lucra­tifs pour nos expor­ta­teurs, sur­tout agricoles.
Dès lors, on com­prend mal les réti­cences qui accueillent le pro­jet de zone de libre échange à laquelle l’Angleterre par­ti­ci­pe­rait et cette prio­ri­té jalouse accor­dée si vite à une orga­ni­sa­tion volon­tai­re­ment limi­tée à l’Europe des Six.

Enfin, pour en reve­nir au fond, le pro­jet de mar­ché com­mun tel qu’il nous est pré­sen­té ou, tout au moins, tel qu’on nous le laisse connaître, est basé sur le libé­ra­lisme clas­sique du XIXe siècle, selon lequel la concur­rence pure et simple règle tous les problèmes.
Dix crises graves, tant de souf­frances endu­rées, les faillites et le chô­mage pério­dique nous ont mon­tré le carac­tère de cette théo­rie clas­sique de rési­gna­tion. En fait, la concur­rence qui s’instaurera dans le cadre du trai­té tel qu’il est aujourd’hui — mais je veux croire qu’il est encore per­fec­tible — n’assurera pas le triomphe de celui qui a, intrin­sè­que­ment, la meilleure pro­duc­ti­vi­té, mais de ceux qui détiennent les matières pre­mières ou les pro­duits néces­saires aux autres, des moyens finan­ciers impor­tants, des pro­duc­tions concen­trées et inté­grées ver­ti­ca­le­ment, de vastes réseaux com­mer­ciaux et de trans­port, de ceux aus­si qui ont les moindres charges sociales, mili­taires et autres.

Lorsque le nou­veau régime entre­ra en vigueur dans quelques mois, au début de 1958, nous serons pro­ba­ble­ment en grave dif­fi­cul­té de devises, cha­cun le sait ici. Nous devrons accep­ter aus­si­tôt un sur­croît d’importations sans avoir aucune pos­si­bi­li­té de les sol­der. Nous devrons aus­si subir une cor­rec­tion de changes que cer­tains croient inévi­table mais qu’il vau­drait mieux, si nous devons vrai­ment la faire, orga­ni­ser libre­ment, selon nos propres déci­sions, plu­tôt que dans les condi­tions impo­sées par une tech­no­cra­tie inter­na­tio­nale où nous n’avons jamais trou­vé beau­coup de com­pré­hen­sion et de sou­tien jusqu’à présent.

Beau­coup d’autres ques­tions res­tent obscures.
Quelle est, dans le nou­veau sys­tème, la situa­tion réelle de l’agriculture ?

Quels sont les risques, pour nos pro­duc­teurs, d’une concur­rence accrue venue des cinq pays ou de pays tiers ?
Quelles sont les chances, réduites ou accrues, pour nos expor­ta­teurs ? Je ne suis pas ras­su­ré par les indi­ca­tions qu’on nous a don­nées à cet égard.

Quelle est la por­tée réelle d’une cer­taine clause, assez mys­té­rieuse, sur le pas­sage de la pre­mière à la deuxième étape, en fonc­tion d’accords agri­coles pas­sés dans l’intervalle ?

Quel est le sta­tut de nos ter­ri­toires d’outre-mer ? C’est un point essen­tiel, beau­coup de nos col­lègues l’ont dit, puisque nos expor­ta­tions vers les pays d’outre-mer ont été, en 1955, supé­rieures de 100 mil­liards de francs à l’ensemble de nos expor­ta­tions vers les cinq pays avec les­quels nous allons nous associer.

À cet égard, je vou­drais seule­ment appe­ler votre atten­tion sur les réac­tions qui se sont fait jour dans les pays qui veulent res­ter atta­chés à l’Union française.

Au Togo, en Tuni­sie, au Maroc, dans toute l’Afrique noire, nos amis expriment une vive inquié­tude. Ils demandent à être plus com­plè­te­ment infor­més sur la com­pa­ti­bi­li­té du Mar­ché com­mun, tel qu’il est pré­vu, et de la sur­vie de l’Union fran­çaise des points de vue éco­no­mique, doua­nier et moné­taire, l’économie et la mon­naie consti­tuant les élé­ments les plus solides et les plus effi­caces du main­tien de notre pré­sence et de notre rôle en Afrique et dans nos autres territoires.

Il serait évi­dem­ment lamen­table qu’ayant ver­sé tant de sang et dépen­sé tant d’argent pour conser­ver les pays de l’Union fran­çaise nous en arri­vions aujourd’hui à les mettre, gra­tui­te­ment ou presque, à la dis­po­si­tion de nos concur­rents étran­gers, à les sépa­rer de nous par un cor­don doua­nier qui mar­que­rait, de notre fait, le com­men­ce­ment de l’éloignement, même sur le ter­rain éco­no­mique et monétaire.
Dire cela, mon­sieur le secré­taire d’État, ce n’est pas être hos­tile à l’édification de l’Europe, mais c’est ne pas vou­loir que l’entreprise se tra­duise, demain, dans la Métro­pole comme dans l’outre-mer, par une décep­tion ter­rible pour notre pays, après un grand et bel espoir, par le sen­ti­ment qu’il en serait la vic­time et, tout d’abord, ses élé­ments déjà les plus défa­vo­ri­sés, aus­si bien en France qu’en Afrique.

C’est avec de telles pré­oc­cu­pa­tions constam­ment dans l’esprit que la France peut et doit coopé­rer à la construc­tion de l’Europe ; ce ne doit pas être avec un sen­ti­ment de méfiance en soi, d’impuissance à se réfor­mer soi-même, avec l’idée de se faire impo­ser par des contraintes exté­rieures, par une auto­ri­té supra­na­tio­nale, des réformes que nous n’aurions pas eu le cou­rage de pro­mou­voir nous-mêmes.

L’abdication d’une démo­cra­tie peut prendre deux formes, soit le recours à une dic­ta­ture interne par la remise de tous les pou­voirs à un homme pro­vi­den­tiel, soit la délé­ga­tion de ces pou­voirs à une auto­ri­té exté­rieure, laquelle, au nom de la tech­nique, exer­ce­ra en réa­li­té la puis­sance poli­tique, car au nom d’une saine éco­no­mie on en vient aisé­ment à dic­ter une poli­tique moné­taire, bud­gé­taire, sociale, fina­le­ment « une poli­tique », au sens le plus large du mot, natio­nale et internationale.

Si la France est prête à opé­rer son redres­se­ment dans le cadre d’une coopé­ra­tion fra­ter­nelle avec les autres pays euro­péens, elle n’admettra pas que les voies et moyens de son redres­se­ment lui soient impo­sés de l’extérieur, même sous le cou­vert de méca­nismes automatiques.

C’est par une prise de conscience de ses pro­blèmes, c’est par une accep­ta­tion rai­son­née des remèdes néces­saires, c’est par une réso­lu­tion virile de les appli­quer qu’elle entre­ra dans la voie où, tout natu­rel­le­ment, elle se retrou­ve­ra auprès des autres nations euro­péennes, pour avan­cer ensemble vers l’expansion éco­no­mique, vers le pro­grès social et vers la conso­li­da­tion de la paix. “

Pierre Men­dès-France, 1957.

Source : Mar­ché com­mun euro­péen, dans Jour­nal offi­ciel de la Répu­blique fran­çaise. 19 jan­vier 1957, n° 3, p. 159–166.

Page Face­book cor­res­pon­dant à ce billet :
https://​www​.face​book​.com/​e​t​i​e​n​n​e​.​c​h​o​u​a​r​d​/​p​o​s​t​s​/​1​0​1​5​4​8​8​8​4​6​2​9​0​7​317

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16 Commentaires

  1. etienne
    • joss

      Dis­cours presque par­fait. 99% de ce qu’il a déve­lop­pé s’est pro­duit et conti­nue à se pro­duire. Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas !

      Réponse
  2. etienne

    Tatiana Ventôse :
    Manuel Valls giflé, violence toi-même

    httpv://youtu.be/jN5_WmNeHL4

    Réponse
    • joss

      2 cita­tions d’Hen­ri Laborit :

      « Il est pro­bable que l’empressement que mani­festent les masses-médias à nous tenir au cou­rant des crimes inter-indi­vi­duels ne fait que répondre aux besoin des États de faire oublier les leurs et de créer une angoisse, pro­je­tant le « citoyen » dans leurs bras. »

      « Toute auto­ri­té impo­sée par la force est à com­battre. Mais la force, la vio­lence, ne sont pas tou­jours du côté où l’on croit les voir. La vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée, celle qui pré­tend s’appuyer sur la volon­té du plus grand nombre, plus grand nombre deve­nu gâteux non sous l’action de la mari­jua­na, mais sous l’intoxication des masses-médias et des auto­ma­tismes cultu­rels, la vio­lence des justes et des bien-pen­sants, la vio­lence qui s’ignore ou se croit jus­ti­fiées, est fon­da­men­ta­le­ment contraire à l’évolution de l’espèce. Prendre sys­té­ma­ti­que­ment le par­ti du plus faible est une règle qui per­met pra­ti­que­ment de ne jamais rien regretter. »

      Réponse
  3. Johann

    Bien que lec­teur de votre blog depuis long­temps, c’est mon pre­mier com­men­taire. Evi­dem­ment, il est un peu hors sujet.

    J’ai une ques­tion : connais­sez-vous (et si oui, que pen­sez vous) des nou­velles métho­do­lo­gies dites ‘agiles’ qui émergent actuel­le­ment ? Si je demande cela, c’est que, mis à part le côté ges­tion de pro­jets infor­ma­tiques (por­té par des acteurs extrê­me­ment libé­raux qui plus est), l’a­gi­li­té for­ma­lise des prin­cipes que je trouve extrê­me­ment inté­res­sants une fois por­tés dans un cadre poli­tique : la sub­si­dia­ri­té, l’au­to-ges­tion, la notion d’i­té­ra­tion ou la rétros­pec­tion. Entre autres. Je ne suis pas spé­cia­liste de la ques­tion, mais je crois sin­cè­re­ment qu’il y a matière à apprendre de ce côté-là.

    Pour finir mon pre­mier com­men­taire, je tenais à dire que j’ai vrai­ment beau­coup appris en vous lisant. Mer­ci pour tout ça.

    Cor­dia­le­ment.

    Réponse
  4. Berbère

    Pré­si­den­tielle 2017 : Mélen­chon ne veut pas sor­tir de l’UE ! [Ana­lyse de programme]

    httpv://www.youtube.com/watch?v=mQwP2Dwvu9M

    Réponse

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JUSTICE CITOYENNE – Regards croisés – LIVE 4 novembre 2024, 19h45

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Bonjour à tous Pendant cette soirée dédiée au bilan de la période récente, où nous venons de vivre (le début d')une bascule totalitaire sous prétexte sanitaire, et demain sous prétexte de péril de guerre ou de catastrophe climatique, je parlerai de souveraineté...