Citroën, par Jacques Prévert, 1933

6/04/2020 | 2 commentaires

Citroën

À la porte des mai­sons closes,
C’est une petite lueur qui luit,
quelque chose de fai­blard, de discret,
une petite lan­terne, un quinquet.

Mais sur Paris endormi,
une grande lueur s’étale,
Une grande lueur grimpe sur la tour,
Une lumière toute crue :
C’est la lan­terne du bor­del capitaliste,
Avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit : 

Citroën ! Citroën ! 

C’est le nom d’un petit homme,
Un petit homme avec des chiffres dans la tête,
Un petit homme avec un drôle de regard der­rière son lorgnon,
Un petit homme qui ne connaît qu’une seule chanson,
Tou­jours la même : 

« Béné­fices nets »

Une chan­son avec des chiffres qui tournent en rond :
300 voi­tures, 600 voi­tures par jour,
Trot­ti­nettes, cara­vanes, expé­di­tions, auto-che­nilles, camions…
Béné­fices nets,
Mil­lions, millions…
Mil­lions, millions…
Citroën, Citroën…

Même en rêve on entend son nom,
500, 600, 700 voi­tures, 800 camions,
800 tanks par jour,
200 cor­billards par jour, 200 corbillards !
Et que ça roule ! 

Il sou­rit, il conti­nue sa chanson,
Il n´entend pas la voix des hommes qui fabriquent,
Il n’entend pas la voix des ouvriers,
Il s’en fout des ouvriers. 

Un ouvrier c’est comme un vieux pneu :
quand il y a un qui crève,
on l’entend même pas crever. 

Citroën n’écoute pas.
Citroën n’entend pas.
Il est dur de la feuille pour ce qui est des ouvriers. 

Pour­tant, au casi­no, il entend bien la voix du croupier :
« Un mil­lion Mon­sieur Citroën, un million »…
S´il gagne c’est tant mieux, c’est gagné,
Mais s’il perd, c’est pas lui qui perd, c’est ses ouvriers.
C’est tou­jours ceux qui fabriquent
qui en fin de compte sont fabriqués. 

Et le voi­là qui se pro­mène à Deauville.
Le voi­là à Cannes qui sort du Casino.
Le voi­là à Nice qui fait le beau,
Sur la pro­me­nade des Anglais avec un petit ves­ton clair.
– Beau temps aujourd’hui !
Le voi­là qui se pro­mène, qui prend l’air…

À Paris aus­si il prend l’air, il prend l’air des ouvriers.
il leur prend l’air, le temps, la vie.
Et quand il y en a un qui crache ses pou­mons dans l’atelier,
ses pou­mons abî­més par le sable et les acides,
il lui refuse une bou­teille de lait !
Qu’est-ce que ça peut lui foutre une bou­teille de lait ?!
Il n’est pas laitier,
Il est Citroën.

Il a son nom sur la tour, il a des colo­nels sous ses ordres,
Des colo­nels gratte-papier, garde-chiourme, espions,
Les jour­na­listes mangent dans sa main,
Le pré­fet de police rampe sous son paillasson. 

Citrons, citrons…
Béné­fices nets,
Mil­lions, millions…

Et si le chiffre d’affaires vient à baisser,
pour que, mal­gré tout, les béné­fices ne dimi­nuent pas,
il suf­fit d’augmenter la cadence et de bais­ser les salaires.
Bais­ser les salaires ! 

Mais ceux qu’on a trop long­temps ton­dus en caniches,
Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup
Pour mordre, pour se défendre… pour attaquer :
Faire la grève.
La grève, la grève…
Vive la grève ! 

Jacques Pré­vert, 1933.

https://​you​tu​.be/​d​9​7​s​f​L​W​9​t​B​k​&​f​e​a​t​u​r​e​=​e​m​b​_​t​i​tle

Mer­ci Pier­rick, pour avoir repu­blié ce pré­cieux vieux film, où Pré­vert lui-même dit son poème.

PS : la grève ok mais la #Grè­ve­Gé­né­ra­le­Cons­ti­tuante… 🙂

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2 Commentaires

  1. Maxime Faucher

    J’aime l’é­cri­ture de Jacques Pré­vert, et dans ce poème, je relève assez vite les inclu­sions de « Mais.… , Pour­tant.… , Mais .…  » qui ali­mentent une logique de sépa­ra­tion ou d’op­po­si­tion. (entre les ouvriers, ou l’au­teur, et le mon­sieur Citroen et sa carte du monde) C’est d’ac­cord d’un cer­tain état d’es­prit. Et dans un réfé­ren­tiel plus vaste, c’est la co-exis­tence. (en même temps) Ecrire depuis cet état d’es­prit est moins émo­tif. Il me semble qu’An­dré Gide était plus équa­nime que Pré­vert. Les deux sont bons.

    Réponse

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