De l’apartheid d’Israël

5/04/2018 | 3 commentaires

par Chris­tophe KOESSLER (lecour​rier​.ch)

Source : https://​lecour​rier​.ch/​2​0​1​8​/​0​4​/​0​5​/​d​e​-​l​a​p​a​r​t​h​e​i​d​-​d​i​s​r​ael

Pas­sé inaper­çu, un rap­port des Nations Unies publié en 2017 qua­li­fie Israël de régime d’apartheid. Expli­ca­tions avec Vir­gi­nia Tilley, coau­teure du rap­port, de pas­sage à Genève.

À Ramal­lah, une sta­tue de Nel­son Man­de­la. Ce der­nier écri­vait en 2011 une lettre à un jour­na­liste amé­ri­cain : « Les Arabes pales­ti­niens n’ont aucune place dans un Etat ‘juif’. L’apartheid est un crime contre l’humanité. Israël a pri­vé des mil­lions de Pales­ti­niens de leur liber­té et de la pro­prié­té. » KEYSTONE

Qua­li­fier Israël de régime d’apartheid est-il erro­né ou exces­sif ? La Com­mis­sion éco­no­mique et sociale pour l’Asie occi­den­tale des Nations Unies a vou­lu en avoir le cœur net en confiant une étude sur le sujet à deux uni­ver­si­taires. Publié en 2017, le rap­port de Richard Falk, ancien rap­por­teur spé­cial de l’ONU sur les ter­ri­toires occu­pés, et de Vir­gi­nia Tilley, pro­fes­seure éta­su­nienne spé­cia­li­sée dans les conflits à carac­tère racial ou eth­nique, est pour­tant pas­sé presque inaperçu.

Et pour cause : pos­tée sur le site des Nations Unies, l’étude en a vite été reti­rée : « Notre rap­port a été vali­dé par les Nations Unies et nous n’avons reçu aucune cri­tique sur le fond. Mais, mis sous pres­sion par Israël et ses sou­tiens, le secré­taire géné­ral de l’ONU a pré­tex­té que le texte n’avait pas été sou­mis selon les règles de pro­cé­dures. Ce qui est faux », assure Vir­gi­nia Tilley au Cour­rier. La spé­cia­liste était de pas­sage fin mars à Genève pour y don­ner une confé­rence à l’Institut des hautes études inter­na­tio­nales et du développement.

« Actes inhumains »

Il faut dire que les conclu­sions du rap­port n’y vont pas par quatre che­mins : « Les preuves dis­po­nibles éta­blissent au-delà de tout doute rai­son­nable qu’Israël est cou­pable de poli­tiques et de pra­tiques qui consti­tuent le crime d’apartheid tel que défi­ni juri­di­que­ment dans le droit inter­na­tio­nal. » Pour les auteurs de l’étude, l’apartheid s’applique selon eux tant aux Pales­ti­niens des ter­ri­toires occu­pés et de la bande de Gaza, à ceux qui vivent à Jéru­sa­lem-Est et en Israël, qu’aux réfu­giés demeu­rant dans d’autres pays. « Tous ces élé­ments que nous voyions au départ comme sépa­rés, com­par­ti­men­tés, pro­viennent d’une même logique pre­mière : la dis­cri­mi­na­tion raciale », pré­cise Vir­gi­nia Tilley.

C’est dans les ter­ri­toires occu­pés et à Gaza, où vivent quelque 4,6 mil­lions de Pales­ti­niens, que l’apartheid appa­rait plus clai­re­ment, estime la pro­fes­seure : « Là, il y a deux sys­tèmes très dis­tincts : un mur qui sépare les popu­la­tions, des routes réser­vées aux juifs (colons), des lois civiles pour les juifs, d’autres – mili­taires – pour les arabes, des tri­bu­naux pour les juifs, d’autres pour les Pales­ti­niens. C’est une sépa­ra­tion totale ». A cela s’ajoutent « une ges­tion dis­cri­mi­na­toire de terres et de l’aménagement du ter­ri­toire par des ins­ti­tu­tions natio­nales juives char­gées d’administrer les ‘terres d’Etat’ dans l’intérêt de la popu­la­tion juive », et les « actes inhu­mains quo­ti­dien­ne­ment et sys­té­ma­ti­que­ment pra­ti­qués par Israël en Cis­jor­da­nie », constate le document.

Et c’est là que la simi­la­ri­té avec l’Afrique du Sud est la plus forte, estime Vir­gi­na Tilley, qui a vécu et mené des études sur l’apartheid dans ce pays : « Les Israé­liens ont appris énor­mé­ment sur le sys­tème des ban­tous­tans et ont impor­té les méthodes d’Afrique du Sud. Quand j’y tra­vaillais, des membres du gou­ver­ne­ment me racon­taient que chaque fois qu’Ariel Sha­ron leur ren­dait visite, il posait beau­coup de ques­tions sur ces régions auto­nomes réser­vées aux Noirs. » La sépa­ra­tion de la Cis­jor­da­nie en zones A, B et C s’inspirerait direc­te­ment du sys­tème sud-afri­cain. « De nom­breuses dis­po­si­tions des accords d’Oslo sont cal­quées sur les Consti­tu­tions des ban­tous­tans, point par point. »

Lois discriminatoires

La situa­tion des quelque 1,7 mil­lion de Pales­ti­niens qui résident en Israël même est très dif­fé­rente de celle qui pré­va­lait en Afrique du Sud. Mais les « arabes » y sont éga­le­ment sou­mis à l’apartheid selon les deux experts. « Leur situa­tion peut por­ter à confu­sion car ils sont des citoyens d’Israël et peuvent voter, pré­vient Vir­gi­na Tilley. Mais ils sont sou­mis à des lois dis­cri­mi­na­toires, les­quelles assurent que les citoyens juifs ont des pri­vi­lèges : accès aux terres et à des emplois, à des loge­ments sub­ven­tion­nés, de meilleurs salaires, des pro­tec­tions diverses, etc. Tous types d’avantages basés sur le fait d’être juif. Les Pales­ti­niens et arabes en sont exclus. »

Le rap­port ajoute : « Cette poli­tique de domi­na­tion se mani­feste aus­si dans la qua­li­té infé­rieure des ser­vices, dans des lois de zonage res­tric­tif et des allo­ca­tions bud­gé­taires limi­tées pour les col­lec­ti­vi­tés pales­ti­niennes. » Les citoyens juifs dis­posent d’un sta­tut supé­rieur à celui de leurs homo­logues non juifs, ils ont la natio­na­li­té (le’um), alors que les autres n’ont « que » la citoyen­ne­té (ezra­hut).

Si les arabes israé­liens ont le droit de vote, ils ne peuvent contes­ter la légis­la­tion qui main­tient le « régime racial », pré­cise l’étude. « C’est illé­gal en Israël car ils n’ont pas le droit de créer un par­ti poli­tique qui s’oppose aux lois qui font d’eux des citoyens de seconde classe », pré­cise Vir­gi­nia Tilley.

Quant aux 300 000 Pales­ti­niens de Jéru­sa­lem-Est, ils sont encore plus mal lotis : « Ils sont vic­times d’expulsions et de démo­li­tions de leurs mai­sons déci­dées par Israël dans le cadre de sa poli­tique ‘d’équilibre démo­gra­phique’ en faveur des rési­dents juifs. » Ses habi­tants arabes ne dis­posent que du sta­tut de « résident per­ma­nent » et peuvent être expul­sés vers la Cis­jor­da­nie, et perdre jusqu’à leur droit de visite dans la ville, « s’ils s’identifient poli­ti­que­ment, de manière osten­ta­toire aux Pales­ti­niens des ter­ri­toires occu­pés », indique la professeure.

La solution d’un Etat démocratique pour tous

Les Pales­ti­niens réfu­giés à l’étranger, entre 5 et 8 mil­lions, seraient vic­times d’apartheid en rai­son du refus d’Israël de les lais­ser ren­trer chez eux, expliquent Richard Falk et Vir­gi­nia Tilley : « Cela fait par­tie inté­grante du sys­tème d’oppression et de domi­na­tion du peuple pales­ti­nien dans son ensemble, estiment-ils. Le refus du droit au retour fait en sorte que la popu­la­tion pales­ti­nienne ne croisse pas au point de mena­cer le contrôle par Israël du ter­ri­toire [occu­pé] ni de four­nir aux Pales­ti­niens citoyens d’Israël le poids démo­gra­phique néces­saire pour obte­nir les pleins droits démo­cra­tiques, éli­mi­nant par là le carac­tère juif de l’Etat d’Israël. »

Pour les deux uni­ver­si­taires, seul l’établissement d’un Etat démo­cra­tique pour tous sur l’ensemble du ter­ri­toire d’Israël et de Pales­tine est à même d’en finir avec l’apartheid, et donc, de régler la cause du conflit (lire ci-des­sous). Une solu­tion que pré­co­nise Vir­gi­nia Tilley depuis la publi­ca­tion de son livre sur la ques­tion en 2005, The One State solu­tion.


« AUCUN ÉTAT NE PEUT APPARTENIR À UNE SEULE ETHNIE »

 
Beau­coup consi­dèrent que la nature juive de l’Etat d’Israël est indis­pen­sable. Quelle est votre position ?

Vir­gi­nia Tilley : Aujourd’hui, selon le droit inter­na­tio­nal, aucun Etat n’a le droit de s’affirmer comme appar­te­nant à un seul groupe eth­nique, sur le ter­ri­toire duquel d’autres groupes sont oppri­més et domi­nés. Les normes modernes de la gou­ver­nance n’autorisent pas une ges­tion raciste.

De sur­croît, consi­dé­rer Israël comme un refuge pour les Juifs n’est plus très convain­cant de nos jours. Les gens sont aujourd’hui beau­coup plus en sécu­ri­té aux Etats-Unis qu’en Israël. Sur le papier, un Etat juif peut paraître atti­rant, mais sur le ter­rain, alors que des mil­lions de per­sonnes qui y vivent et sont ori­gi­naires de ce même ter­ri­toire ne sont pas juives, cela conduit à la créa­tion d’un Etat raciste. Ce n’est en rien souhaitable.

Pour­quoi la solu­tion à deux Etats n’est pas pos­sible, selon vous ?

Le but d’Israël est d’empêcher à tout prix la créa­tion d’un Etat pales­ti­nien. L’implantation des colo­nies en Cis­jor­da­nie sert pré­ci­sé­ment cet objec­tif stra­té­gique. Si Israël le per­met­tait, il ferait face, selon lui, à la même « menace démo­gra­phique » que s’il auto­ri­sait le retour des réfu­giés pales­ti­niens. Pour­quoi ? Car un Etat pales­ti­nien stable ne pour­rait exis­ter qu’en ayant des fron­tières ouvertes avec Israël. Israël ne pour­rait faire le siège d’un autre Etat, indé­fi­ni­ment. Il devrait se confor­mer au droit inter­na­tio­nal. Ce qui abou­ti­rait in fine au mélange entre les popu­la­tions, à la perte de la « majo­ri­té juive » en Israël et donc, aus­si, à la fin de l’Etat juif.

Plus per­sonne ne croit sérieu­se­ment à la solu­tion à deux Etats. Après le trans­fert par le pré­sident éta­su­nien, Donald Trump, de son ambas­sade à Jéru­sa­lem, l’idée même en devient ridicule.

« L’idée qu’Israël pratique
l’apartheid fait son che­min » Vir­gi­nia Tilley

Cela ne per­met­trait-il pas d’en finir avec l’apartheid ?

On ne peut en finir avec l’apartheid en modi­fiant une fron­tière. Ima­gi­nons qu’on ait auto­ri­sé la per­pé­tua­tion d’un régime raciste en Afrique du Sud dans une por­tion du ter­ri­toire seule­ment. L’apartheid conti­nue­rait à géné­rer des pro­blèmes. C’est pour cette rai­son que pen­dant des décen­nies, les Nations Unies ont recon­nu le régime d’apartheid comme une menace à la paix et à la sécu­ri­té mon­diale. Par sa nature, l’apartheid crée des conflits qui débordent les fron­tières où il est appli­qué. Pour­quoi Israël a pilon­né Bey­routh ? Pour­quoi bom­barde-t-elle la Syrie ?

Mais Israël ne veut pas non plus d’une solu­tion à un seul Etat pour les deux peuples. Serait-ce vrai­ment la bonne réponse ?

On est déjà confron­té aujourd’hui à un seul Etat. On s’interroge main­te­nant sur quel type d’Etat cela doit être. Un Etat d’apartheid ? Un Etat avec des ban­tous­tans pales­ti­niens ? Un Etat com­plè­te­ment démo­cra­tique et laïc ? Là réside le choix réel.

Votre dis­cours semble mar­gi­nal dans l’opinion publique. Avez-vous l’impression que les men­ta­li­tés évo­luent dans votre sens ?

Nous nous trou­vons clai­re­ment à un tour­nant majeur. Depuis la publi­ca­tion de notre rap­port, l’idée qu’Israël pra­tique l’apartheid fait son che­min, même chez les diplo­mates européens.

Pro­pos recueillis par CKR

Source : https://​lecour​rier​.ch/​2​0​1​8​/​0​4​/​0​5​/​d​e​-​l​a​p​a​r​t​h​e​i​d​-​d​i​s​r​a​el/

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3 Commentaires

  1. etienne

    Est-il permis de critiquer Israël ?
    Pascal Boniface, Dominique Vidal, Jean-Paul Chagnollaud

    Réponse
  2. etienne

    Vitalba : Fiure di Palestina (traduite)

    Réponse

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